Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Louis Fréchette

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 449-457).




LOUIS FRÉCHETTE




Louis Fréchette, né au Canada, n’est pas un poète ordinaire, chantant ses impressions fugitives, ses joies et ses douleurs particulières. Il sert de voix à tout un peuple dont il rend, en beaux vers lyriques, la grande passion. Le passé français vit là-bas au cœur de tout Canadien et s’échappe des lèvres impersonnelles de M. Fréchette dans La Légende d’un Peuple (1888).

On s’aperçoit rapidement, à la lecture de ce livre, que le Canada n’oublie point la langue de la Mère-Patrie et qu’il en suit très bien toutes les transformations. Si l’on trouve en effet chez M. Fréchette nous ne savons quel accent pur et ferme du XVIIe et du XVIIIe siècle, on remarque pareillement jusqu’à quel point les maîtres contemporains lui sont familiers. Il est si français et tellement imprégné de nos plus modernes écrivains qu’il semble avoir constamment habité Paris depuis ses jeunes années.

Le vigoureux lyrisme de M. Fréchette, la mâle beauté de ses vers, peut pleinement rassurer sur les sentiments de la Nouvelle-France à notre endroit et sur le génie de cette vieille race de laboureurs et de marins français.

M. Fréchette a fait paraître à Québec Mes Loisirs (1863), à Chicago La Voix d’un Exilé (1867), à Montréal Pêle-mêle (1877). Deux volumes de vers publiés à Montréal en 1880, Les Fleurs Boréales et Les Oiseaux de Neige, ont été couronnés la même année par l’Académie française. La Légende d’un Peuple a été éditée à Paris par la librairie illustrée.

E . Ledrais.




LA FORÊT




Chênes au front pensif, grands pins mystérieux.
Vieux trônes penchés au bord des torrents furieux.
Dans votre rêverie éternelle et hautaine,
Songez-vous quelquefois à l’époque lointaine
Où le sauvage écho des déserts canadiens
Ne connaissait encor que la voix des Indiens,
Oui, groupés sous l’abri de vos branches compactes,
Mêlaient leurs chants de guerre au bruit des cataractes ?

Sous le ciel étoilé, quand les vents assidus
Balancent dans la nuit vos longs bras éperdus,
Songez-vous à ces temps glorieux où nos pères
Domptaient la barbarie au fond de ses repaires ?
Quand, épris d’un seul but, le cœur plein d’un seul vœu,
Ils passaient sous votre ombre, en criant : « Dieu le veut ! »
Défrichaient la forêt, créaient des métropoles,
Et, le soir, réunis sous vos vastes coupoles,
Toujours préoccupés de mille ardents travaux,
Soufflaient dans leurs clairons l’esprit des jours nouveaux ?

Oui, sans doute ; témoins vivaces d’un autre âge,
Vous avez survécu tout seuls au grand naufrage
Où les hommes se sont l’un sur l’autre engloutis ;
Et, sans souci du temps qui brise les petits,
Votre ramure, aux coups des siècles échappée,
À tous les vents du ciel chante notre épopée !





LE FRÊNE DES URSULINES




Il semblait à nos yeux un pilier des vieux âges,
Ce vieux tronc qui brava tant de vents en courroux.
Il avait sur nos bords vu les Pâles-Visages
               Remplacer les grands guerriers roux.

Aigrette énorme au front du vaste promontoire,
Colosse chevelu dans le roc cramponné,
Il avait vu passer bien des jours sans histoire
               Au sommet de Stadaconé.

Son ombre avait couvert bien des bivouacs sauvages,
Abrité bien souvent des hordes aux flancs nus,
Tandis que le grand fleuve à ses mornes rivages
               Jetait ses sanglots inconnus.

Il savait des secrets que nul œil ne devine ;
Quand, un jour, face à face, il vit — aspect troublant —
Sur le même rocher surgir la croix divine
               À côté d’un long drapeau blanc.

Et puis, de siècle en siècle et d’année en année,
L’arbre antique vécut — flux et reflux du sort —
La légende sublime où notre destinée
               A pris son incroyable essor.

Il vit tous nos héros ; il vit toutes nos gloires ;
Il vit nos fiers travaux et nos saints dévoûments ;
Il vit notre abandon, nos stériles victoires,
               Avec leurs sombres dénoûments.


Et, sur ses derniers jours, dans ses décrépitudes,
Comme une harpe où tremble un vieux lambeau d’accord,
On croyait voir, au vent des vieilles solitudes,
               Ses rameaux frissonner encor.

Et lorsque le géant quatre fois centenaire
Courba sa tête où tant de soleils avaient lui,
Ce fut triste : on comprit que c’était toute une ère
               Qui disparaissait avec lui.

Ô frêne ! ô grand témoin des choses envolées !
On a sacré, depuis, le sol où tu tombas ;
Et sur ta place vide, en bruyantes mêlées,
               Des enfants prennent leurs ébats.

Oui, des enfants, des jeux, des rires, des fronts roses,
À l’endroit même d’où, colosse aux flancs rugueux,
Tu vis se dérouler, en tes ennuis moroses,
               La noble histoire des aïeux !

Des cris de joie, après le vol des oriflammes,
Le clairon, les obus et le tambour battant ! . . .
Si comme l’être humain les arbres ont des âmes,
               Ô grand mort, n’es-tu pas content ?

Pour moi, quand, de l’antique enclos des Ursulines,
Pour la première fois, tout ému, j’entendis
Monter ces voix d’enfants, fraîches et cristallines
               Comme un écho du paradis,

Soudain, sous les arceaux dépouillés du vieux frêne,
Longue chaîne héroïque évoquée à la fois,
Il me sembli revoir passer l’ombre sereine
               Des saintes femmes d’autrefois !


De nos martyrs chrétiens immortelles rivales,
De dévoûments obscurs grands cœurs fanatisés,
Que la France d’alors jetait sans intervalles
               Sur ces bords incivilisés !

Dames de haut parage ou filles des chaumières,
Qui laissaient tout, famille, amis, brillants partis,
Pour venir apporter les divines lumières
               Aux petits d’entre les petits !

Et je rêvai longtemps ; car jamais, ô vieil arbre,
À nul fronton superbe, au seuil de nul tombeau,
Je n’ai rien vu, fouillé dans le bronze ou le marbre,
               De plus touchant et de plus beau,

Que celle qui porta le nom de La Peltrie,
Sainte veuve, enseignant, sous les ombrages frais,
Avec le nom de Dieu le grand mot de Patrie
               Aux petits enfants des forêts !





ANTE LUCEM




Qui pourrait raconter ces âges sans annales
Quel œil déchiffrera ces pages virginales
Où Dieu seul a posé son doigt mystérieux ?
Tout ce passé qui gît sinistre ou glorieux,
Tout ce passé qui dort heureux ou misérable,

Dans les bas-fonds perdus de l’ombre impénétrable,
Quel est-il ?

Quel est-il ? À ce sphinx sans couleur et sans nom,
Plus muet que tous ceux des sables de Memnon,
Et qui, de notre histoire encombrant le portique,
Entrouvre dans la nuit son œil énigmatique,
À tant de siècles morts, l’un par l’autre effacé,
Qui donc arrachera le grand mot du passé ?

Hélas ! n’y songeons point ! En vain la main de l’homme
Joue avec les débris de la Grèce et de Rome,
Nul bras n’ébranlera le socle redouté
Qui depuis si longtemps, rigide majesté,
Plus lourd que les menhirs de l’époque celtique,
Pèse, ô vieux Canada, sur le sépulcre antique
Où, dans le morne oubli de l’engloutissement,
Ton tragique secret dort éternellement!

Ce secret, ô savants, ni vos travaux sans nombre,
Ni vos soirs sans sommeil, n’en découvriront l’ombre.
Pas un jalon au bord de ce gouffre béant !
Pas un phare au-dessus de ce noir océan !
Point d’histoire ! . . . Une nuit sans lune et sans étoiles,
Dont jamais œil humain ne percera les voiles !

Et cependant le globe au loin fermente et bout.
Là-bas, au grand soleil, l’humanité debout,
Un reflet d’or au fer de sa lance guerrière,
Dans l’éclair et le bruit dévore sa carrière.
Là tout germe, tout naît, tout s’anime et grandit ;
Du haut des panthéons dont le front resplendit,
La trompette à la bouche, on voit les Renommées,
Dans l’éblouissement des gloires enflammées,

Pour l’immortalité jeter aux quatre vents
Le nom des héros morts et des héros vivants.
Pour que dans le passé l’avenir sache lire,
Des poètes divins ont accordé leur lyre,
Et mêlent, dans l’éclat de leurs chants souverains,
Les clameurs d’autrefois aux bruits contemporains.
Le Progrès, dans son antre où maint flambeau s’allume,
Sous son marteau puissant fait résonner l’enclume
Où se forge déjà la balance des droits,
Où pèseront plus tard les peuples et les rois.
La Science commence à voir au fond des choses.
Les Arts, ces nobles fleurs au vent du ciel écloses,
Entr’ouvrent leur corolle au fronton des palais.
Que dis-je ? La Nature elle-même, aux reflets
Des nouvelles clartés que chaque âge lui verse,
Sourit plus maternelle en sa grâce diverse ;
La mamelle épuisée à nourrir ses enfants,
Dans des élans de joie et d’amour triomphants,
Elle s’ouvre le flanc pour sa progéniture ;
Et, dans son noble orgueil, — sainte et grande Nature !
Mêle son cri sublime à l’hymne solennel
Qui monte tous les jours de l’homme à l’Éternel.

Pourquoi cette antithèse et ce contraste immense ?
Celui par qui tout meurt et par qui tout commence,
Par qui tout se révèle ou tout reste scellé,
Celui qui fit les fleurs et l’azur constellé,
Qui veut que tout renaisse et veut que tout s’effondre,
Arbitre sans appel, pourrait seul nous répondre !

Aux bords ensoleillés de son beau Saint-Laurent,
Ou sous l’ombre des bois au rythme murmurant
Qui te prêtent leur sombre et riche draperie,
Quand le désœuvrement conduit ma rêverie,

Ô cher pays dont j’aime à sonder le destin,
Je remonte souvent vers ce passé lointain.

Je parcours en esprit tes vastes solitudes ;
Je toise de tes monts les fières altitudes ;
Je me penche au-dessus de tes grands lacs sans fond ;
Je mesure les flots du rapide profond ;
Et devant le spectacle, impondérable atome,
De ces jours sans soleil j’évoque le fantôme.

Tout change à mes regards ; le présent disparaît ;
Nos villes à leur tour font place à la forêt ;
Tout retombe en oubli, tout redevient sauvage ;
Nul pas civilisé ne foule le rivage
Du grand fleuve qui roule, énorme et gracieux,
Sa vague immaculée à la clarté des cieux !
De ton tiède Midi jusqu’aux glaces du pôle,
Tes hauts pics n’ont encor porté sur ton épaule,
Ô Canada, connu du seul oiseau de l’air,
Que l’ombre de la nue et le choc de l’éclair !
Tout dort enveloppé d’un mystère farouche.
Seul, parfois, quelque masque au regard sombre et louche,
Effaré, menaçant comme un fauve aux abois,
Apparaît tout à coup dans la nuit des grands bois !...
Quels tableaux ! —


Quels tableaux ! — Et devant cette nature immense,
Dans un rêve profond qui souvent recommence,
Je crois entendre encor bourdonner dans les airs
Les cent bruits que le vent mêle, au fond des déserts,
Au tonnerre que roule au loin la cataracte...

Puis je tombe à genoux : — sublime et dernier acte !
Ou prologue plutôt du drame éblouissant

Qui va donner un peuple à ce pays naissant, —
Sur ces bords inconnus pour le reste du monde,
Sur ces flots que jamais n’a pollués la sonde,
Sur ces parages pleins d’une vague terreur,
Sur cette terre vierge où plane en son horreur
Le mystère sacré des ténèbres premières,
J’ai vu surgir, foyers de toutes les lumières,
Dans un rayonnement de splendeur infini,
Le soleil de la France et son drapeau béni !