Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Leconte de Lisle

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. Illust-33).



LECONTE DE LISLE

LECONTE DE LISLE



LECONTE DE LISLE

1818


Charles-Marie Leconte de Lisle, né à l’île Bourbon en 1818, a publié successivement les Poèmes antiques, les Poèmes barbares, les Poèmes tragiques. Il a, en outre, donné des traductions d’Homère, d’Hésiode, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, de Théocrite, d’Horace.

Des vers d’une splendeur précise, une sérénité imperturbable, voilà ce qui frappe tout d’abord chez M. Leconte de Lisle. Au fond, il y a autre chose que nous verrons, mais cela est caché et ne se révèle qu’à ceux qui n’ont pas le cœur simple.

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Il ne faut pas oublier que Leconte de Lisle est né à l’île Bourbon et qu’il y a passé son enfance. Là, mieux que chez nous, il put sentir l’énormité indomptable des forces naturelles et les lourds midis endormeurs de la conscience et de la volonté. Il connut la rêverie sans tendresse, le sentiment de notre impuissance à l’égard des choses, la soif de rentrer au grand Tout, dont la vie un moment nous distingue, et, en attendant, la joie immobile de contempler de splendides tableaux sans y chercher autre chose que leur beauté.

Il vint à Paris. Après la fatalité inconsciente des choses, il rencontra la fatalité furieuse de l’égoïsme humain. Il eut des jours difficiles, et souffrit d’autant plus qu’il apportait dans la mêlée des compétitions féroces une âme déjà touchée de la grave songerie orientale.

Il lut l’histoire. Il vit l’homme en proie à deux fatalités : celle des passions et celle du monde extérieur. Elle lui apparut comme l’universelle tragédie du mal, comme le drame de la force sombre et douloureuse. Il lui sembla que l’homme, presque toujours, avait aggravé l’horreur de son destin par les explications qu’il en avait données, par les religions qui avaient hanté son esprit malade, prêtant à ses dieux les passions dont il était agité. Il se dit alors que la vie est mauvaise et que l’action est inutile ou funeste. Mais, d’autre part, il fut séduit par le pittoresque et la variété plastique de l’histoire humaine, par les tableaux dont elle occupe l’imagination au point de nous faire oublier nos colères et nos douleurs. Il entra par l’étude dans les mœurs et dans l’esthétique des siècles morts ; il démêla l’empreinte que les générations reçoivent de la terre, du climat et des ancêtres ; et il eut des visions du passé si nettes, si sensibles et si grandioses, qu’il leur pardonna de n’être pas consolantes. Enfin, il comprit que si tout le mal vient de l’action, l’action vient du désir inextinguible, de l’illusion du mieux qui vit éternellement aux flancs de l’humanité, illusion qui fait souffrir puisqu’elle fait vivre, mais qui fait vivre enfin. Or, à quoi bon condamner la vie ? Elle est, cela suffit ; et les renonciations de quelques-uns ne l’éteindront pas. Qui sait, d’ailleurs, si elle ne va pas quelque part ? si quelque progrès — lent, ah ! combien lent ! — ne s’élabore pas par elle à travers les âges ? Alors, le cœur révolté contre l’Être, mais les yeux pleins du prestige de ses formes ; indigné des monstruosités de l’histoire, mais désarmé par l’intérêt de son mécanisme et ébloui par la richesse de ses décors ; soulevé contre le spectre des religions, mais apaisé par l’idée qu’un jour peut-être elles auront vécu ; conspuant l’humanité et l’adorant à la fois, il alla prendre pour héros l’antique rebelle, le premier après Lucifer qui ait crié : Non serviam ! rendit l’espoir au désespéré et le fit surgir comme un prophète sur la plus haute tour d’Hénokia, la cité cyclopéenne. Il mit dans ce poème ce qu’il avait de plus sincère en lui, la protestation obstinée contre le mal physique et moral, et aussi la sérénité de l’artiste paisiblement enivré de visions précises. Ce jour-là, M. Leconte de Lisle fit son chef-d’œuvre.

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Le même pessimisme, et, comme conséquence, le même parti pris de ne peindre que l’extérieur, se retrouvent dans les paysages. Presque tous appartiennent à l’Orient ou même à la région des tropiques, et flambent crûment sous le soleil vertical. Le choix du poète s’explique : de même qu’il n’a pas vu la justice dans l’histoire, il ne lui plaît pas de voir la tendresse dans la nature. Il ne sent point en elle, comme d’autres, une âme vague, immense et bienveillante : elle lui est un spectacle, non un refuge. Il la regarde, et c’est tout. Mais il la voit si bien et la traduit par des assemblages de mots si merveilleux, que cela suffit à le consoler ; et cette consolation est sans duperie.

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Rien n’est plus moderne, sous ses formes boudhiques, grecques ou médiévales, que la poésie de M. Leconte de Lisle. L’homme comprend sur le tard que contre l’Anankè, contre le mal universel, rien ne vaut mieux, rien n’est plus fort que la protestation du contemplateur qui ne veut pas pleurer. Peut-être aussi qu’à y regarder de près, rien n’égale le tragique rentré, l’amertume intérieure que ce genre de protestation fait deviner. Mais cela est oublié lorsqu’on atteint au templa serena. Le mépris des émotions vulgaires et le pessimisme spéculatif donnent un orgueil délicieux. Cet orgueil est-il mauvais ? Je ne sais. Qu’on se rassure, du reste : il n’empêchera pas d’agir et de souffrir. L’état d’esprit où nous met la poésie de M. Leconte de Lisle, une fois qu’on y est installé, est le moins susceptible de trouble et de douleur ; et cette poésie est pour longtemps, je le crois, à l’abri de la banalité, le domaine qu’elle exploite étant beaucoup moins épuisé que celui des passions et des affections humaines tant ressassées. De là, pour les initiés, l’attrait puissant des Poèmes antiques et des Poèmes barbares.

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Les œuvres de M. Leconte de Lisle ont été publiées par A. Lemerre.

Jules Lemaître.


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HYPATIE




Au déclin des grandeurs qui dominent la terre,
Quand les cultes divins, sous les siècles ployés,
Reprenant de l’oubli le sentier solitaire,
Regardent s’écrouler leurs autels foudroyés ;

Quand du chêne d’Hellas la feuille vagabonde
Des parvis désertés efface le chemin,
Et qu’au delà des mers, où l’ombre épaisse abonde,
Vers un jeune soleil flotte l’esprit humain ;

Toujours des Dieux vaincus embrassant la fortune,
Un grand cœur les défend du sort injurieux :
L’aube des jours nouveaux le blesse et l’importune :
Il suit à l’horizon l’astre de ses aïeux.

Pour un destin meilleur qu’un autre siècle naisse
Et d’un monde épuisé s’éloigne sans remords :
Fidèle au songe heureux où fleurit sa jeunesse,
Il entend tressaillir la poussière des morts.

Les sages, les héros se lèvent pleins de vie !
Les poètes en chœur murmurent leurs beaux noms ;
Et l’Olympe idéal, qu’un chant sacré convie,
Sur l’ivoire s’assied dans les blancs Parthénons.

Ô vierge, qui, d’un pan de ta robe pieuse,
Couvris la tombe auguste où s’endormaient tes Dieux,
De leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse,
Chaste et dernier rayon détaché de leurs cieux !


Je t’aime et te salue, ô vierge magnanime !
Quand l’orage ébranla le monde paternel,
Tu suivis dans l’exil cet Œdipe sublime,
Et tu l’enveloppas d’un amour éternel.

Debout, dans ta pâleur, sous les sacrés portiques
Que des peuples ingrats abandonnait l’essaim,
Pythonisse enchaînée aux trépieds prophétiques,
Les Immortels trahis palpitaient dans ton sein.

Tu les voyais passer dans la nue enflammée !
De science et d’amour ils t’abreuvaient encor ;
Et la terre écoutait, de ton rêve charmée,
Chanter l’abeille attique entre tes lèvres d’or.

Comme un jeune lotos croissant sous l’œil des sages,
Fleur de leur éloquence et de leur équité,
Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,
Resplendir ton génie à travers ta beauté !

Le grave enseignement des vertus éternelles
S’épanchait de ta lèvre au fond des cœurs charmés ;
Et les Galiléens qui te rêvaient des ailes
Oubliaient leur Dieu mort pour tes Dieux bien aimés.

Mais le siècle emportait ces âmes insoumises
Qu’un lien trop fragile enchaînait à tes pas ;
Et tu les voyais fuir vers les terres promises ;
Mais toi qui savais tout, tu ne les suivis pas !

Que t’importait, ô vierge, un semblable délire ?
Ne possédais-tu pas cet idéal cherché ?
Va ! dans ces cœurs troublés tes regards savaient lire,
Et les Dieux bienveillants ne t’avaient rien caché.


Ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !
Ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !
Quelle âme avait chanté sur des lèvres plus belles,
Et brûlé plus limpide en des yeux inspirés ?

Sans effleurer jamais ta robe immaculée,
Les souillures du siècle ont respecté tes mains :
Tu marchais, l’œil tourné vers la Vie étoilée,
Ignorante des maux et des crimes humains.

Le vil Galiléen t’a frappée et maudite,
Mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !
Le souffle de Platon et le corps d’Aphrodite
Sont partis à jamais pour les beaux cieux d’Hellas !

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! L’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros.

Les Dieux sont en poussière et la terre est muette ;
Rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors ! mais vivante en lui, chante au cœur du poète
L’hymne mélodieux de la sainte Beauté.

Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la Beauté flamboie, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs !


(Poèmes antiques)


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MIDI




Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La terre est assoupie en sa robe de feu.

L’étendue est immense, et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.

Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Homme, si, le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ! La nature est vide et le soleil consume :
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.


Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,

Viens ! Le soleil te parle en paroles sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin.


(Poèmes antiques)


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DIES IRÆ




Il est un jour, une heure, où dans le chemin rude,
Courbé sous le fardeau des ans multipliés,
L’Esprit humain s’arrête, et, pris de lassitude,
Se retourne pensif vers les jours oubliés.

La vie a fatigué son attente inféconde ;
Désabusé du Dieu qui ne doit point venir,
Il sent renaître en lui la jeunesse du monde ;
Il écoute ta voix, ô sacré souvenir !

Les astres qu’il aima, d’un rayon pacifique
Argentent dans la nuit les bois mystérieux,
Et la sainte montagne et la vallée antique
Où sous les noirs palmiers dormaient les premiers Dieux.

Il voit la terre libre, et les verdeurs sauvages
Flotter comme un encens sur les fleuves sacrés,
Et les bleus Océans, chantant sur leurs rivages,
Vers l’inconnu divin rouler immesurés.


De la hauteur des monts, berceaux des races pures,
Au murmure des flots, au bruit des dômes verts,
Il écoute grandir, vierge encor de souillures,
La jeune Humanité sur le jeune Univers.

Bienheureux ! Il croyait la terre impérissable,
Il entendait parler au prochain firmament ;
Il n’avait point taché sa robe irréprochable ;
Dans la beauté du monde il vivait fortement.

L’éclair qui fait aimer et qui nous illumine
Le brûlait sans faiblir un siècle comme un jour ;
Et la foi confiante et la candeur divine
Veillaient au sanctuaire où rayonnait l’amour.

Pourquoi s’est-il lassé des voluptés connues ?
Pourquoi les vains labeurs et l’avenir tenté ?
Les vents ont épaissi là-haut les noires nues ;
Dans une heure d’orage ils ont tout emporté.

Oh ! la tente au désert et sur les monts sublimes,
Les grandes visions sous les cèdres pensifs,
Et la Liberté vierge et ses cris magnanimes,
Et le débordement des transports primitifs !

L’angoisse du désir vainement nous convie :
Au livre originel qui lira désormais ?
L’homme a perdu le sens des paroles de vie :
L’esprit se tait, la lettre est morte pour jamais.

Nul n’écartera plus vers les couchants mystiques
La pourpre suspendue au devant de l’autel,
Et n’entendra passer dans les vents prophétiques
Les premiers entretiens de la Terre et du Ciel.


Les lumières d’en haut s’en vont diminuées,
L’impénétrable nuit tombe déjà des cieux,
L’astre du vieil Ormuzd est mort sous les nuées :
L’Orient s’est couché dans la cendre des Dieux.

L’Esprit ne descend plus sur la race choisie ;
Il ne consacre plus les justes et les forts.
Dans le sein desséché de l’immobile Asie
Les soleils inféconds brûlent les germes morts.

Les Ascètes, assis dans les roseaux du fleuve,
Écoutent murmurer le flot tardif et pur.
Pleurez, contemplateurs ! Votre sagesse est veuve :
Viçnou ne siège plus sur le Lotus d’azur.

L’harmonieuse Hellas, vierge aux tresses dorées,
À qui l’amour d’un monde a dressé des autels,
Gît, muette à jamais, au bord des mers sacrées,
Sur les membres divins de ses blancs Immortels.

Plus de charbon ardent sur la lèvre-prophète !
Adonaï, les vents ont emporté ta voix ;
Et le Nazaréen, pâle et baissant la tête,
Pousse un cri de détresse une dernière fois.

Figure aux cheveux roux, d’ombre et de paix voilée,
Errante au bord des lacs sous ton nimbe de feu,
Salut ! L’humanité, dans ta tombe scellée,
Ô jeune Essénien, garde son dernier Dieu !

Et l’Occident barbare est saisi de vertige.
Les âmes sans vertu dorment d’un lourd sommeil,
Comme des arbrisseaux, viciés dans leur tige,
Qui n’ont verdi qu’un jour et n’ont vu qu’un soleil.


Et les sages, couchés sous les secrets portiques,
Regardent, possédant le calme souhaité,
Les époques d’orage et les temps pacifiques
Rouler d’un cours égal l’homme à l’éternité.

Mais nous, nous, consumés d’une impossible envie,
En proie au mal de croire et d’aimer sans retour,
Répondez, jours nouveaux, nous rendrez-vous la vie ?
Dites, ô jours anciens, nous rendrez-vous l’amour ?

Où sont nos lyres d’or, d’hyacinthe fleuries,
Et l’hymne aux Dieux heureux et les vierges en chœur,
Éleusis et Délos, les jeunes Théories,
Et les poèmes saints qui jaillissaient du cœur ?

Où sont les Dieux promis, les formes idéales,
Les grands cultes de pourpre et de gloire vêtus,
Et dans les cieux ouvrant ses ailes triomphales
La blanche ascension des sereines Vertus ?

Les Muses, à pas lents, mendiantes divines,
S’en vont par les cités en proie au rire amer.
Ah ! c’est assez saigner sous le bandeau d’épines,
Et pousser un sanglot sans fin comme la mer.

Oui ! le mal éternel est dans sa plénitude !
L’air du siècle est mauvais aux esprits ulcérés.
Salut, oubli du monde et de la multitude !
Reprends-nous, ô Nature, entre tes bras sacrés !

Dans ta khlamyde d’or, Aube mystérieuse,
Éveille un chant d’amour au fond des bois épais !
Déroule encor, Soleil, ta robe glorieuse !
Montagne, ouvre ton sein plein d’arôme et de paix !


Soupirs majestueux des ondes apaisées,
Murmurez plus profonds en nos cœurs soucieux !
Répandez, ô forêts, vos urnes de rosées !
Ruisselle en nous, silence étincelant des cieux !

Consolez-nous enfin des espérances vaines :
La route infructueuse a blessé nos pieds nus.
Du sommet des grands caps, loin des rumeurs humaines,
Ô vents ! emportez-nous vers les Dieux inconnus !

Mais si rien ne répond dans l’immense étendue,
Que le stérile écho de l’éternel désir,
Adieu, déserts, où l’âme ouvre une aile éperdue !
Adieu, songe sublime, impossible à saisir !

Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoile ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé !


(Poèmes antiques)


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LE JUGEMENT DE KOMOR




La lune sous la nue errait en mornes flammes,
Et la tour de Komor, du Jarle de Kemper,
Droite et ferme, montait dans l’écume des lames.

Sous le fouet redoublé des rafales d’hiver
La tour du vieux Komor dressait sa masse haute,
Telle qu’un cormoran qui regarde la mer.


Un grondement immense enveloppait la côte.
Sur les flots palpitaient, blêmes, de toutes parts,
Les âmes des noyés qui moururent en faute.

Et la grêle tintait contre les noirs remparts,
Et le vent secouait la herse aux lourdes chaînes
Et tordait les grands houx sur les talus épars.

Dans les fourrés craquaient les rameaux morts des chênes,
Tandis que par instants un maigre carnassier
Hurlait lugubrement sur les dunes prochaines.

Or, au feu d’une torche en un flambeau grossier,
Le Jarle, dans sa tour vieille que la mer ronge,
Marchait, les bras croisés sur sa cotte d’acier.

Muet, sourd au fracas qui roule et se prolonge,
Comprimant de ses poings la rage de son cœur,
Le Jarle s’agitait comme en un mauvais songe.

C’était un haut vieillard, sombre et plein de vigueur.
Sur sa joue aux poils gris, lourde, une larme vive
De l’angoisse soufferte accusait la rigueur.

Au fond, contre le mur, tel qu’une ombre pensive,
Un grand Christ. Une cloche auprès. Sur un bloc bas
Une épée au pommeau de fer, nue et massive.

— Ce moine, dit Komor, n’en finira-t-il pas ? —
Il ploya, ce disant, les genoux sur la dalle,
Devant le crucifix de chêne, et pria bas.

On entendit sonner le bruit d’une sandale :
Un homme à robe brune écarta lentement
L’épais rideau de cuir qui fermait cette salle.


— Jarle ! j’ai fait selon votre commandement,
Après celui de Dieu, dit le moine. À cette heure,
Ne souillez pas vos mains, Jarle ! soyez clément. —

— Sire moine, il suffit. Sors. Il faut qu’elle meure,
Celle qui, méprisant le saint nœud qui nous joint,
Fit entrer lâchement la honte en ma demeure.

Mais la main d’un vil serf ne la touchera point —
Et le moine sortit ; et Komor, sur la cloche,
Comme d’un lourd marteau, frappa deux fois du poing.

Le tintement sinistre alla, de proche en proche,
Se perdre aux bas arceaux où les ancêtres morts
Dormaient, les bras en croix, sans peur et sans reproche.

Puis tout se tut. Le vent faisait rage au dehors ;
Et la mer, soulevant ses lames furibondes,
Ébranlait l’escalier crevassé de ses bords.

Une femme, à pas lents, très belle, aux tresses blondes,
De blanc vêtue, aux yeux calmes, tristes et doux,
Entra, se détachant des ténèbres profondes.

Elle vit, sans trembler ni fléchir les genoux,
Le crucifix, le bloc, l’épée hors de la gaine,
Et, muette, se tint devant le vieil époux.

Lui, plus pâle, frémit, plein d’amour et de haine,
L’enveloppa longtemps d’un regard sans merci,
Puis dit d’une voix sourde : — Il faut mourir, Tiphaine. —

— Sire Jarle, que Dieu vous garde ! Me voici.
J’ai supplié Jésus, Notre-Dame et sainte Anne ;
Désormais je suis prête. Or, n’ayez nul souci.


— Tiphaine, indigne enfant des braves chefs de Vanne,
Opprobre de ta race et honte de Komor,
Conjure le Sauveur, afin qu’il ne te damne ;

J’ai souffert très longtemps : je puis attendre encor. —
Le Jarle recula dans l’angle du mur sombre,
Et Tiphaine pria sous ses longs cheveux d’or.

Et sur le bloc l’épée étincelait dans l’ombre,
Et la torche épandait sa sanglante clarté,
Et la nuit déroulait toujours ses bruits sans nombre.

Tiphaine s’oublia dans un rêve enchanté…
Elle ceignit son front de roses en guirlande,
Comme aux jours de sa joie et de sa pureté.

Elle erra, respirant ton frais arome, ô lande !
Elle revint suspendre, ô Vierge, à ton autel
Le voile aux fleurs d’argent et son âme en offrande.

Et voici qu’elle aima d’un amour immortel !
Saintes heures de foi, d’espérance céleste,
Elle vit dans son cœur se rouvrir votre ciel !

Puis un brusque nuage, une union funeste :
Le grave et vieil époux au lieu du jeune amant…
De l’aurore divine, hélas ! rien qui lui reste !

Le retour de celui qu’elle aimait ardemment,
Les combats, les remords, la passion plus forte,
La chute irréparable et son enivrement…

Jésus ! tout est fini maintenant ; mais qu’importe !
Le sang du fier jeune homme a coulé sous le fer,
Et Komor peut frapper : Tiphaine est déjà morte.


— Femme, te repens-tu ? C’est le ciel ou l’enfer.
De ton sang résigné laveras-tu ton crime ?
Je ne veux pas tuer ton âme avec ta chair. —

— Frappe. Je l’aime encor : ta haine est légitime.
Certes, je l’aimerai dans mon éternité !
Dieu m’ait en sa merci ! Pour toi, prends ta victime. —

— Meurs donc dans ta traîtrise et ton impureté !
Dit Komor, avançant d’un pas grave vers elle ;
Car Dieu va te juger selon son équité. —

Tiphaine souleva de son épaule frêle
Ses beaux cheveux dorés, et posa pour mourir
Sur le funèbre bloc sa tête pâle et belle.

On eût pu voir alors flamboyer et courir
Avec un sifflement l’épée à large lame,
Et du col convulsif le sang tiède jaillir.

Tiphaine tomba froide, ayant rendu son âme.
Cela fait, le vieux Jarle, entre ses bras sanglants,
Prit le corps et la tête aux yeux hagards, sans flamme.

Il monta sur la tour, et dans les flots hurlants
Précipita d’en haut la dépouille livide
De celle qui voulut trahir ses cheveux blancs.

Morne, il la regarda tournoyer par le vide…
Puis la tête et le corps entrèrent à la fois
Dans la nuit furieuse et dans le gouffre avide.

Alors le Jarle fit un long signe de croix ;
Et, comme un insensé, poussant un cri sauvage
Que le vent emporta par delà les grands bois,


Debout sur les créneaux balayés par l’orage,
Les bras tendus au ciel, il sauta dans la mer
Qui ne rejeta point ses os sur le rivage.

Tels finirent Tiphaine et Komor de Kemper.


(Poèmes barbares)


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LA VÉRANDAH




Au tintement de l’eau dans les porphyres roux
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tandis que l’oiseau grêle et le frelon jaloux,
Sifflant et bourdonnant, mordent les figues mûres,
Les rosiers de l’Iran mêlent leurs frais murmures
Au tintement de l’eau dans les porphyres roux.

Sous les treillis d’argent de la vérandah close,
Dans l’air tiède embaumé de l’odeur des jasmins,
Où la splendeur du jour darde une flèche rose,
La Persane royale, immobile, repose,
Derrière son col brun croisant ses belles mains,
Dans l’air tiède, embaumé de l’odeur des jasmins,
Sous les treillis d’argent de la vérandah close.

Jusqu’aux lèvres que l’ambre arrondi baise encor,
Du cristal d’où s’échappe une vapeur subtile
Qui monte en tourbillons légers et prend l’essor,


Sur les coussins de soie écarlate, aux fleurs d’or,
La branche du hûka rôde comme un reptile.
Du cristal d’où s’échappe une vapeur subtile
Jusqu’aux lèvres que l’ambre arrondi baise encor.

Deux rayons noirs, chargés d’une muette ivresse,
Sortent de ses longs yeux entrouverts à demi ;
Un songe l’enveloppe, un souffle la caresse ;
Et parce que l’effluve invincible l’oppresse,
Parce que son beau sein qui se gonfle a frémi,
Sortent de ses longs yeux entr’ouverts à demi
Deux rayons noirs, chargés d’une muette ivresse.

Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux,
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et les ramiers rêveurs leurs roucoulements doux.
Tout se tait. L’oiseau grêle et le frelon jaloux
Ne se querellent plus autour des figues mûres ;
Les rosiers de l’Iran ont cessé leurs murmures,
Et l’eau vive s’endort dans les porphyres roux.


(Poèmes barbares)


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LES ÉLÉPHANTS



Le sable rouge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.


Nulle vie et nul bruit. Tous les lions repus
Dorment au fond de l’antre éloigné de cent lieues,
Et la girafe boit dans les fontaines bleues,
Là-bas, sous les dattiers des panthères connus.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L’air épais où circule un immense soleil.
Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l’écaille étincelle.

Tel l’espace enflammé brûle sous les cieux clairs.
Mais, tandis que tout dort aux mornes solitudes,
Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes,
Vont au pays natal à travers les déserts.

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes,
Ils viennent, soulevant la poussière, et l’on voit,
Pour ne point dévier du chemin le plus droit,
Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes.

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps
Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine ;
Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine
Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

Sans ralentir jamais et sans hâter sa marche,
Il guide au but certain ses compagnons poudreux ;
Et, creusant par derrière un sillon sablonneux,
Les pèlerins massifs suivent leur patriarche.

L’oreille en éventail, la trompe entre les dents,
Ils cheminent, l’œil clos. Leur ventre bat et fume,
Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume ;
Et bourdonnent autour mille insectes ardents.


Mais qu’importent la soif et la mouche vorace,
Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ?
Ils rêvent en marchant du pays délaissé,
Des forêts de figuiers où s’abrita leur race.

Ils reverront le fleuve échappé des grands monts,
Où nage en mugissant l’hippopotame énorme,
Où, blanchis par la lune et projetant leur forme,
Ils descendaient pour boire en écrasant les joncs.

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent
Comme une ligne noire, au sable illimité ;
Et le désert reprend son immobilité
Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.


(Poèmes barbares)


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LE MANCHY


 

Sous un nuage frais de claire mousseline,
          Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
             Par les rampes de la colline.

La cloche de l’église alertement tintait ;
             Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d’or, aux pointes des savanes,
             Le feu du soleil crépitait.

Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville,
             Et le mouchoir jaune aux chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
            Ton lit aux nattes de Manille.


Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
             Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l’épaule et les mains sur les hanches,
              Ils allaient le long de l’Étang.

Le long de la chaussée et des varangues basses
             Où les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des Noirs, ils s’animaient
             Au bruit des bobres Madécasses.

Dans l’air léger flottait l’odeur des tamarins ;
            Sur les houles illuminées,
Au large, les oiseaux, en d’immenses traînées,
            Plongeaient dans les brouillards marins.

Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
            Pendait, rose, au bord du manchy,
À l’ombre des Bois-noirs touffus et du Letchi
            Aux fruits moins pourprés que ta bouche ;

Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur,
            Teinté d’azur et d’écarlate,
Se posait par instants sur ta peau délicate
             En y laissant de sa couleur ;

On voyait, au travers du rideau de batiste,
            Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
            Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,
            De la montagne à la grand’messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
            Au pas rythmé de tes Hindous.


Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
             Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
             Ô charme de mes premiers rêves !


(Poèmes barbares)


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LE SOMMEIL DU CONDOR




Par delà l’escalier des roides Cordillères,
Par delà les brouillards hantés des aigles noirs,
Plus haut que les sommets creusés en entonnoirs
Où bout le flux sanglant des laves familières,
L’envergure pendante et rouge par endroits,
Le vaste oiseau, tout plein d’une morne indolence,
Regarde l’Amérique et l’espace en silence,
Et le sombre soleil qui meurt dans ses yeux froids.
La nuit roule de l’Est, où les pampas sauvages
Sous les monts étagés s’élargissent sans fin ;
Elle endort le Chili, les villes, les rivages,
Et la mer Pacifique et l’horizon divin ;
Du continent muet elle s’est emparée :
Des sables aux coteaux, des gorges aux versants,
De cime en cime, elle enfle, en tourbillons croissants,
Le lourd débordement de sa haute marée.
Lui, comme un spectre, seul, au front du pic altier,
Baigné d’une lueur qui saigne sur la neige,
Il attend cette mer sinistre qui l’assiège :
Elle arrive, déferle, et le couvre en entier.
Dans l’abîme sans fond la Croix australe allume
Sur les côtes du ciel son phare constellé.
Il râle de plaisir, il agite sa plume,

Il érige son cou musculeux et pelé,
Il s’enlève en fouettant l’âpre neige des Andes,
Dans un cri rauque il monte où n’atteint pas le vent,
Et, loin du globe noir, loin de l’astre vivant,
Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.


(Poèmes barbares)


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UN COUCHER DE SOLEIL




Sur la côte d’un beau pays,
Par delà les flots pacifiques,
Deux hauts palmiers épanouis
Bercent leurs palmes magnifiques.

À leur ombre, tel qu’un Nabab
Qui, vers midi, rêve et repose,
Dort un grand tigre du Pendj-Ab,
Allongé sur le sable rose ;

Et, le long des fûts lumineux,
Comme au paradis des genèses,
Deux serpents enroulent leurs nœuds
Dans une spirale de braises.

Auprès, un golfe de satin,
Où le feuillage se reflète,
Baigne un vieux palais byzantin
De brique rouge et violette.

Puis, des cygnes noirs, par milliers,
L’aile ouverte au vent qui s’y joue,
Ourlent, au bas des escaliers,
L’eau diaphane avec leur proue.


L’horizon est immense et pur ;
À peine voit-on, aux cieux calmes,
Descendre et monter dans l’azur
La palpitation des palmes.

Mais voici qu’au couchant vermeil
L’oiseau Rok s’enlève, écarlate :
Dans son bec il tient le soleil,
Et des foudres dans chaque patte.

Sur le poitrail du vieil oiseau,
Qui fume, pétille et s’embrase,
L’astre coule et fait un ruisseau
Couleur d’or, d’ambre et de topaze

Niagara resplendissant,
Ce fleuve s’écroule aux nuées,
Et rejaillit en y laissant
Des écumes d’éclairs trouées.

Soudain le géant Orion,
Ou quelque sagittaire antique,
Du côté du septentrion
Dresse sa stature athlétique.

Le chasseur tend son arc de fer
Tout rouge au sortir de la forge,
Et, faisant un pas sur la mer,
Transperce le Rok à la gorge.

D’un coup d’aile l’oiseau sanglant
S’enfonce à travers l’étendue ;
Et le soleil tombe en brûlant,
Et brise sa masse éperdue.


Alors des volutes de feu
Dévorent d’immenses prairies,
S’élancent, et, du zénith bleu,
Pleuvent en flots de pierreries.

Sur la face du ciel mouvant
Gisent de flamboyants décombres ;
Un dernier jet exhale au vent
Des tourbillons de pourpre et d’ombres ;

Et, se dilatant par bonds lourds,
Muette, sinistre, profonde,
La nuit traîne son noir velours
Sur la solitude du monde.


(Poèmes barbares)


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LA XIMENA




En Castille, à Burgos, Hernan, le Justicier,
Assis, les reins cambrés, dans sa chaise à dossier,
Juge équitablement démêlés et tueries,
Foi gardée en Léon, traîtrise en Asturies,
Riches-hommes, chauffés d’avarice, arrachant
Son escarcelle au Juif et sa laine au marchand,
Et ceux qui, rendant gorge après leur équipée,
Ont sauvé le chaudron, la bannière et l’épée.

Or, les arrêts transmis par les scribes, selon
Les formes, au féal aussi bien qu’au félon,
Les massiers dépêchés, les sentences rendues,
Les délinquants ayant payé les sommes dues,


Pour tout clore, il advient que trente fidalgos
Entrent, de deuil vétus, et par deux rangs égaux.
La Ximena Gomez marche au centre. Elle pleure
Son père mort pour qui la vengeance est un leurre.

La sombre cape enclôt de plis roides et longs
Son beau corps alangui, de l’épaule aux talons ;
Et, de l’ombre que fait la coiffe et qu’il éclaire,
Sort comme un feu d’amour, d’angoisse et de colère.
Devant la chaise haute, en son chagrin cuisant,
Elle heurte aux carreaux ses deux genoux, disant :

— Seigneur ! donc, c’est d’avoir vécu sans peur ni blâme,
Que, six mois bien passés, mon père a rendu l’âme
Par les mains de celui qui, hardi cavalier,
S’en vient, pour engraisser son faucon familier,
Meurtrir au colombier mes colombes fidèles
Et me teindre la cotte au sang qui coule d’elles !
Don Rui Diaz de Vivar, cet orgueilleux garçon,
Méprise grandement, et de claire façon,
De tous tes sénéchaux la vaine chevauchée,
Cette meute sans nez sur la piste lâchée,
Et qu’il raille, sachant, par flagrantes raisons,
Que tu ne le veux point forcer en ses maisons.
Suis-je d’un sang si vil, de race tant obscure,
Roi, que du châtiment il n’ait souci ni cure ?
Je te le dis, c’est faire affront à ton honneur
Que de celer le traître à ma haine, Seigneur !
Il n’est point roi celui qui défaille en justice,
Afin qu’il plaise au fort et que l’humble pâtisse
Sous l’insolente main, chaude du sang versé !
Et toi, plus ne devrais combattre, cuirassé
Ni casqué, manger, boire, et te gaudir en somme,
Avec la Reine, et dans son lit dormir ton somme,


Puisque ayant quatre fois tes promesses reçu,
L’espoir de ma vengeance est quatre fois déçu,
Et que d’un homme, ô Roi, haut et puissant naguère,
Le plus sage aux Cortès, le meilleur dans la guerre,
Tu ne prends point la race orpheline en merci ! —

La Ximena se tait quand elle a dit ceci.

Hernan répond :
Hernan répond : — Par Dieu qui juge ! damoiselle,
Ta douloureuse amour explique assez ton zèle,
Et c’est parler fort bien. Fille, tes yeux si beaux
Luiraient aux trépassés roidis dans leurs tombeaux,
Et tes pleurs aux vivants mouilleraient la paupière,
Eussent-ils sous l’acier des cœurs durs comme pierre.
Apaise néanmoins le chagrin qui te mord.
Si Lozano Gomez, le vaillant Comte est mort,
Songe qu’il offensa d’une atteinte très grave
L’honneur d’un cavalier de souche honnête et brave,
Plus riche qu’Iñigo, plus noble qu’Abarca,
Du vieux Diego Lainez à qui force manqua.
Le Comte est mort d’un coup loyal, et, tout l’atteste,
Dieu dans son paradis l’a reçu sans conteste.
Si je garde don Rui, fille, c’est qu’il est tien.
Certes, un temps viendra qu’il sera ton soutien,
Changeant détresse en joie et gloire triomphante. —

Puis, cela dit, tous deux entrèrent chez l’Infante.

(Poèmes barbares)


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L’ILLUSION SUPRÊME




Quand l’homme approche enfin des sommets où la vie
Va plonger dans votre ombre inerte, ô mornes cieux !
Debout sur la hauteur aveuglément gravie,
Les premiers jours vécus éblouissent ses yeux.

Tandis que la nuit monte et déborde les grèves,
Il revoit, au delà de l’horizon lointain,
Tourbillonner le vol des désirs et des rêves
Dans la rose clarté de son heureux matin.

Monde lugubre, où nul ne voudrait redescendre
Par le même chemin solitaire, âpre et lent,
Vous, stériles soleils, qui n’êtes plus que cendre,
Et vous, ô pleurs muets, tombés d’un cœur sanglant !

Celui qui va goûter le sommeil sans aurore
Dont l’homme ni le Dieu n’ont pu rompre le sceau,
Chair qui va disparaître, âme qui s’évapore,
S’emplit des visions qui hantaient son berceau.

Rien du passé perdu qui soudain ne renaisse :
La montagne natale et les vieux tamarins,
Les chers morts qui l’aimaient au temps de sa jeunesse
Et qui dorment là-bas dans les sables marins.

Sous les lilas géants où vibrent les abeilles,
Voici le vert coteau, la tranquille maison,
Les grappes de Letchis, et les mangues vermeilles,
Et l’oiseau bleu dans le maïs en floraison ;


Aux pentes des Pitons, parmi les cannes grêles
Dont la peau d’ambre mûr s’ouvre au jus attiédi,
Le vol vif et strident des roses sauterelles
Qui s’enivrent de la lumière de midi ;

Les cascades, en un brouillard de pierreries,
Versant du haut des rocs leur neige en éventail ;
Et la bise embaumée autour des sucreries,
Et le fourmillement des Hindous au travail ;

Le café rouge, par monceaux, sur l’aire sèche,
Dans les mortiers massifs le son des calaous,
Les grands parents assis sous la varangue fraîche,
Et les rires d’enfants à l’ombre des bambous ;

Le ciel vaste où le mont dentelé se profile,
Lorsque ta pourpre, ô soir, le revêt tout entier !
Et le chant triste et doux des Bandes à la file
Qui s’en viennent des hauts et s’en vont au quartier.

Voici les bassins clairs entre les blocs de lave ;
Par les sentiers de la savane, vers l’enclos,
Le beuglement des bœufs bossus de Tamatave
Mêlé dans l’air sonore au murmure des flots,

Et sur la côte, au pied des dunes de Saint-Gilles,
Le long de son corail merveilleux et changeant,
Comme un essaim d’oiseaux les pirogues agiles
Trempant leur aile aiguë aux écumes d’argent.

Puis, tout s’apaise et dort. La lune se balance,
Perle éclatante, au fond des cieux d’astres emplis ;
La mer soupire et semble accroître le silence,
Et berce le reflet des mondes dans ses plis.


Mille aromes légers émanent des feuillages
Où la mouche d’or rôde, étincelle et bruit ;
Et les feux des chasseurs, sur les mornes sauvages,
Jaillissent dans le bleu splendide de la nuit.

Et tu renais aussi, fantôme diaphane,
Qui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane,
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois !

Ô chère Vision, toi qui répands encore,
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais !

Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté :
Il te revoit, avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté !

Mais quand il s’en ira dans le muet mystère
Où tout ce qui vécut demeure enseveli,
Qui saura que ton âme a fleuri sur la terre,
Ô doux rêve, promis à l’infaillible oubli ?

Et vous, joyeux soleils des naïves années,
Vous, éclatantes nuits de l’infini béant,
Qui versiez votre gloire aux mers illuminées,
L’esprit qui vous songea vous entraîne au néant.

Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel ?


Soit ! la poussière humaine, en proie au temps rapide,
Ses voluptés, ses pleurs, ses combats, ses remords,
Les Dieux qu’elle a conçus et l’univers stupide
Ne valent pas la paix impassible des morts.


(Poèmes tragiques)


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LE PARFUM IMPÉRISSABLE




Quand la fleur du soleil, la rose de Lahor,
De son âme odorante a rempli goutte à goutte
La fiole d’argile ou de cristal ou d’or,
Sur le sable qui brûle on peut répandre toute.

Les fleuves et la mer inonderaient en vain
Ce sanctuaire étroit qui la tint enfermée :
Il garde en se brisant son arome divin,
Et sa poussière heureuse en reste parfumée.

Puisque par la blessure ouverte de mon cœur
Tu t’écoules de même, ô céleste liqueur,
Inexprimable amour, qui m’enflammais pour elle !

Qu’il lui soit pardonné, que mon mal soit béni !
Par delà l’heure humaine et le temps infini
Mon cœur est embaumé d’une odeur immortelle !


(Poèmes tragiques)


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SACRA FAMES




Limmense mer sommeille. Elle hausse et balance
Ses houles où le ciel met d’éclatants îlots.
Une nuit d’or emplit d’un magique silence
La merveilleuse horreur de l’espace et des flots.

Les deux gouffres ne font qu’un abîme sans borne
De tristesse, de paix et d’éblouissement,
Sanctuaire et tombeau, désert splendide et morne
Où des millions d’yeux regardent fixement.

Tels, le ciel magnifique et les eaux vénérables
Dorment dans la lumière et dans la majesté,
Comme si la rumeur des vivants misérables
N’avait troublé jamais leur rêve illimité.

Cependant, plein de faim dans sa peau flasque et rude,
Le sinistre Rôdeur des steppes de la mer
Vient, va, tourne, et, flairant au loin la solitude,
Entre-bâille d’ennui ses mâchoires de fer.

Certes, il n’a souci de l’immensité bleue,
Des Trois Rois, du Triangle ou du long Scorpion
Qui tord dans l’infini sa flamboyante queue,
Ni de l’Ourse qui plonge au clair Septentrion.

Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbé dans son désir sanglant,
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse
Il laisse errer son œil terne, impassible et lent.


Tout est vide et muet. Rien qui nage ou qui flotte,
Qui soit vivant ou mort, qu’il puisse entendre ou voir.
Il reste inerte, aveugle, et son grêle pilote
Se pose pour dormir sur son aileron noir.

Va, monstre ! tu n’es pas autre que nous ne sommes,
Plus hideux, plus féroce, ou plus désespéré.
Console-toi ! demain tu mangeras des hommes,
Demain par l’homme aussi tu seras dévoré.

La Faim sacrée est un long meurtre légitime
Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants,
Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime,
Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents.


(Poèmes tragiques)



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