Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Julia Daudet

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 312-317).




MADAME ALPHONSE DAUDET


(JULIA ALLARD)


1849




La vie de Mme  Julia A. Daudet tient presque tout entière dans les œuvres de son mari. Jamais femme n’a su mieux porter un nom illustre. Elle a sa part, volontairement discrète, dans la gloire du célèbre romancier. Pourtant, sa personnalité subsiste à travers ce rayonnement, et si, en plus d’un endroit de ces romans fameux, il n’est pas impossible de distinguer la touche d’une main féminine, la femme a su néanmoins demeurer elle-même dans les livres quelle a signés. Ses articles critiques, ses pensées, ses souvenirs d’enfance, témoignent dun esprit original. Elle a une vision particulière des êtres et des choses, qu’elle traduit en une langue nuancée à l’infini. Fille et femme de poètes, elle est poète aussi. Parmi ses Impressions de Nature et d’Art elle a jeté, comme des fleurs entre les pages, des vers d’une grâce triste, d’une couleur fine, d’une facture minutieuse et savante, délicatement ouvragés. Ces courts poèmes, de forme et de sentiment très modernes, semblent faits pour être recueillis dans une Anthologie.

Les œuvres de Mme  A. Daudet ont été publiées par les éditeurs Charpentier et Charavay.

José-Maria de Heredia.

MME ALPHONSE DAUDET

MME ALPHONSE DAUDET



Je voudrais écouter les sons, voir les clartés,
Au hasard du grand air qui flotte, luit et vibre,
Sans les croire, un seul jour, dans l’espace arrêtés ;
Que toute leur magie immortelle fût libre !

Que la chaleur nous vînt d’astres inaperçus;
Je voudrais ignorer les oiseaux et les roses.
Car les couchants éteints laissent les yeux déçus ;
L’effet succombe à la fragilité des causes.

Ô court printemps, formé de tous les infinis,
L’encens que tu répands a des coupes trop frêles ;
Ton chant triomphal tient aux pailles de tes nids ;
Tes rayons ont l’éclair vif et fuyant des ailes.

Et je sais d’où nous vient ce regret solennel
De jours furtifs, d’étés finis, de fleurs fanées,
La lumière, le son, le parfum éternel
À ce qui meurt ayant livré leurs destinées !

À MON FILS

Sous le grand frêne en éventail,
Que le soleil dore et paillette,
J’ai brodé du plus fin travail
Tout le tour dune collerette.


Au poids des écheveaux usés
J’avais mesuré ma pensée,
Sereine entre les fils brisés
Et chaque fois recommencée.

Aussi le feuillage menu,
Les points nombreux de la fleur plate
Gardent mon rêve retenu
Tout blanc parmi la toile mate.

Que l’enfant qui joue au soleil,
A la douceur de sa parure,
De l’été chantant et vermeil
Reconnaisse la chaleur pure,

Le charme d’un jour bien rempli,
Des heures longues écoulées,
Avec la hâte de l’oubli,
Sur le sable uni des allées.

Maintenant que j’ai terminé,
Tout autour de moi s’éparpille,
Noué, cassé, disséminé,
Le fil tombé de mon aiguille.

Je voudrais que, faisant son nid,
Un oiseau prévoyant ramasse
Ces brins de mon travail fini,
Aux siens les tresse et les enlace,

Comme un lien souple et léger,
Entre le duvet et la mousse,
Juste assez fort pour protéger
L’aile impatiente qui pousse.


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PENSÉE D’HIVER




Le givre étincelle en étoiles blanches
Sur la vitre où luit le matin changeant,
Et brode de fleurs et de folles branches
Un tissu moiré d’opale et d’argent.

Et l’on peut rêver, les fenêtres closes,
Tant le jour paraît lumineux et clair,
Tant ce léger voile a de teintes roses,
Qu’Avril passe et chante aux plaines de l’air.

Mais qu’un seul rayon, près de la gelée,
Répande l’éclat d’un ardent flambeau,
Aussitôt se fond la trame étoilée,
Rien n’en reste plus que des gouttes d’eau,

Qui coulent alors, froide et lente pluie,
Sur la vitre terne, et l’on peut revoir,
Dans le ciel d’hiver, la mélancolie
Errer vaguement sous son crêpe noir.

Ainsi plus d’une âme, entre elle et la vie,
Étend comme un voile aux doux reflets blancs
Le rêve, et se met à songer, ravie,
Que tout resplendit sous ces plis tremblants.

Mais, un jour, subite et vive étincelle,
Passe un clair rayon de réalité,
Et l’illusion se fond et ruisselle,
Couvrant de pleurs froids le cœur attristé.


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PARIS


Le soleil, qui se glisse entre les toits des villes,
Rayé d’ombre comme aux barreaux d’une prison,
Disperse sa grandeur et sa gloire inutiles
Pour faire à chaque rue un étroit horizon.

Il court avec la roue active des voitures,
Avec l’eau des ruisseaux, le travail des faubourgs,
Et, le soir, au fronton blanc des architectures,
Il pâlit et s’efface en remontant toujours.

Qui songe, en le voyant, aux couchants pleins de flammes,
Aux saisons qu’il entraîne et mesure en clarté ?
Le printemps se devine aux toilettes des femmes,
Sous leur éventail bat le souffle de l’été.

Le ciel paraît si haut qu’on le regarde à peine,
Ainsi qu’un océan toujours inexploré,
Dont la tempête reste invisible et lointaine,
Sans qu’un regard rêveur s’y soit aventuré.

Il pleut ; la neige étale une blanche étendue,
Le vent passe emporté dans un magique accord,
La nature au niveau des yeux est descendue,
Mais fragile, amoindrie aux effets d’un décor.

Et c’est ainsi, fleurs en bouquets, branches coupées,
Fruits détachés de l’arbre avant que d’être mûrs,
Qu’elle suit le sillon des villes occupées
Sur le pavé stérile et dans l’ombre des murs.


Aussi, comme ces fleurs errantes dans la rue
Tiennent par leur racine à quelque sol lointain,
La pensée, au hasard des foules apparue,
Garde d’un souvenir le contour incertain.

L’air subtil, où tout brille en un jour et s’efface,
D’un singulier éclat la colore en passant,
Mais c’est au fond des bois qu’il faut chercher la place
Où l’esprit la reçut du silence puissant.


Je voudrais revivre ma vie,
Jour par jour, avec la raison
D’une intelligence asservie,
Que ne tente plus l’horizon ;

Relire tout entier mon livre,
Sans me hâter et sans frémir,
De la page où l’on se sent vivre
À celle où l’on se voit mourir.

Plus d’attente ni de surprises,
Et les bonheurs sans lendemain,
Feuilles roses au revers grises,
Ne feraient pas trembler ma main.