Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jules Carrara

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 405-412).




JULES CARRARA


1859




Jules Carrara est né en 1859 à Genève, où il a fait toutes ses études à l’Université.

Après la médaille d’or accordée à son recueil de vers : L’Art d’avoir vingt ans, l’Académie des Muses Santones couronnait et publiait (1886-1887) son poème La Lyre, œuvre originale, d’un souffle puissant, d’une inspiration élevée, à laquelle tous les sincères amoureux de la poésie, tous les vrais lettrés ont fait un accueil sympathique. Ce n’est point l’ordinaire volume de début, hésitant et maladroit ; on y trouve au contraire un talent en possession de lui-même, et l’idée, toujours haute, y revêt une forme artistique achevée.

En dehors de son œuvre poétique, M. Carrara a donné la preuve d’un large esprit critique, comme collaborateur de divers journaux et Revues, et par des conférences littéraires applaudies.

La Lyre a paru aux Muses Santones à Royan, et chez A. Lemerre.

Adolphe Ribaux.





LA LYRE


FRAGMENT


ESCHYLE




Un autre vint, tentant la sublime conquête.
Un aigle tournoyait au-dessus de sa tête ;

Et cette tête était si haut, qu’on pouvait voir
Planer le gigantesque oiseau comme un point noir.
Et cet homme semblait le prêtre du mystère.
Il devait remplir quelque effrayant ministère,
Car un cortège sombre et confus L’entourait.
On eût dit qu’avec lui marchait une forêt
Dont une brume épaisse eût estompé l’image.
On le sentait sacré, roi, grand pontife ou mage.
Et quand il fut plus près, l’obscure vision
Autour de lui fie voir avec précision
I In monstrueux amas de formes inconnues,
De géants aux cent bras, de sphinx, de femmes nues,
De soldats désarmés secouant des carcans,
De dragons, de lions, de vagues, de volcans,
Avec de nébuleux panaches de fumée.
À ses pieds, le géant coudoyait le pygmée.
On regardait cet homme et l’on était dompté.
On eût pu lui donner pour nom l’Immensité,
A tel point ce colosse et son cortège énorme
Paraissaient hors du temps, du nombre et de la forme.
On sentait vivre en lui des jours évanouis,
L’âme d’un peuple étrange et d’un lointain pays.
Il avait dû porter la robe des ministres
De dieux mystérieux et de rites sinistres.
Et, pourtant, il avait la grâce. Ce géant
Dorait d’un soleil clair son sourire béant.
Ce chêne austère avait sous son feuillage sombre
Des fantômes de fleurs qui vivaient de son ombre,
Et l’on sentait qu’en lui certains souffles légers
Avaient pris, en passant, leur âme aux orangers.
Cet homme faisait naître une énigme profonde.
Il devait avoir pour patrie un double monde.
Son masque, tour à tour sympathique et hideux,
Au lieu d’un seul visage humain, en avait deux,

Et ce géant, d’un double empire tributaire,
Semblait un homme-dieu qui sortirait de terre,
Un pied sur le Caucase et l’autre sur l’Œta.

Le mont s’offrait à lui, docile ; il y monta.
Les abîmes à pic, les croupes recourbées
Disparaissaient sous ses immenses enjambées,
Sans qu’il parût chercher à ses mains un appui.
Cet amas de rochers semblait fondre sous lui.
Il monta tout d’un trait et sans reprendre haleine.
Les agiles brouillards qui, partis de la plaine,
Couraient le long des flancs sous la brise, honteux,
Le virent arriver à la cime avant eux.
Quand Zeus le reconnut, il frémit. Sa figure
S’assombrit, comme si la puissante envergure
De son aigle eût voilé le soleil devant lui.
Un éclair de colère en ses yeux avait lui.
Puis il dit, en montrant aux autres le fantôme
Du géant qui venait : « Connaissez-vous cet homme ? »
— Et tous les Immortels pâlirent.

— Et tous les Immortels pâlirent. L’homme vint.
Farouche, il regarda le tribunal divin.
Un feu sombre brillait au fond de ses prunelles,
Comme si, couvé dans l’âme, passait en elles
Un antique brasier de haine mal éteint.
Superbe, il se dressa sur le sommet atteint,
S’approcha de la lyre, et dans ses mains puissantes
Saisit d’un seul effort trois cordes frémissantes.
Et l’orage d’airain qu’il lança dans l’Éther
Fit trembler comme un cerf l’aigle de Jupiter,
Qui, pris de peur, cacha sa tête sous son aile.
Le poète chanta la souffrance éternelle.

Il montra sous les deux le genre humain soumis
Aux attaques d’un nombre effrayant d’ennemis.
Il dit l’orgueil de la haine, il dit l’envie,
Qui comme un triple ulcère empoisonnent la vie.
Il dit l’ambition, éperon des héros,
Qui transforme souvent les princes en bourreaux,
(ait retourner contre eux leur propre épée.
Il dit la passion, à jouir occupée,
Buvant sans le savoir son propre châtiment.
Il dit les visions qui viennent en dormant,
Grands tableaux qu’aux mortels Dieu dessine dans l’ombre.
Il montra l’homme faible, irraisonnable et sombre,
Jeté dans l’infini comme une graine au vent,
Vivant lorsqu’il est mort, mort lorsqu’il est vivant,
N’étant sage qu’à peine en entrant dans la tombe,
Et ne sachant pas s’il y monte où s’il y tombe.
Puis il fit voir, tragique, une effroyable main
Comme un troupeau dompté menant le genre humain,
Et s’abattant sur lui, gigantesque tenaille.
Où cette main enjoint d’aller il faut qu’on aille.
Cette main est sinistre : elle a des doigts de fer.
Descend-elle du ciel ? sort-elle de l’enfer ?
On ne le sait. Un dieu, père ou fils des ténèbres,
Impose à l’homme abject ces étapes funèbres,
Et qu’il s’appelle Zeus ou se nomme Apollon,
Ce dieu peut écraser l’homme sous son talon.
Sous cette horrible main, l’homme, bétail aveugle,
S’épuise en cris profonds, comme un taureau qui beugle.
Sur la terre de Zeus, noire sous le ciel noir,
L’homme fuit dans le vent âpre du désespoir,
Et toujours, ignorant d’être attendrie et douce,
Il sent dans son dos froid cette main qui le pousse.
Oh ! cette main ! toujours, hier, aujourd’hui, demain,
Au-dessus de son front voir s’ouvrir cette main !

Oh ! sentir devant soi l’écartement farouche
De ces cinq doigts dont un dieu vous ferme la bouche,
Et dont l’impur contact est de glace ou de feu !
Oh ! comme il comprend mal ce qu’est l’homme, ce dieu !
Certe, avec un tel dieu, Hadès n’est pas en reste.
Au lieu d’Agamemnon, vois-le punir Oreste !
Vois comme il conduit bien son troupeau, ce berger !
Vois, suivant ses conseils, Clytemnestre égorger
Atride, roi des rois, meurtrier de sa fille !
Le dieu sage ! Est-ce ainsi qu’il entend la famille ?
Le bel exemple ! Et quel spectacle intéressant
Que ces tigres, de père en fils s’éclaboussant !
Ce dieu se moque-t-il ? La caravane humaine
Se dispenserait fort qu’un tel guide la mène.
Ce qu’il lui sait ouvrir le mieux, c’est le tombeau.
Puis, lorsque Prométhée, allumant son flambeau,
Le dresse dans la nuit de l’homme comme un phare,
Voilà là-haut ce dieu paternel qui s’effare,
Qui dépêche Vulcain, et lui fait attacher
Ce héros par des nœuds de fer sur un rocher.
Sur son foie un vautour vient et se met à table.
Voilà ce qui s’appelle être un dieu charitable !
Il vaut la peine, et c’est un exploit réussi,
De se donner des fils pour les traiter ainsi !
Et puis, ce n’est pas tout. Comme en un rapt nocturne,
Ce Zeus vole le ciel. Qu’a-t-on fait de Saturne ?
Pourquoi l’a-t-on jeté sur terre avec Rhéa ?
Il est vrai qu’il mangea les enfants qu’il créa ;
Mais ça vaut encor mieux que d’en être le père
Comme ce Zeus, dont la cruauté m’exaspère !
Oui, ce Zeus, qui commande avec tant de hauteur,
Kronos m’en est témoin, n’est qu’un usurpateur.
Ce dieu, comme un enfant, gâte tout ce qu’il touche.
Qu’a-t-on fait de l’ancienne autorité farouche ?

Ce Mars, cette Vénus, qu’est-ce que c’est que ça ?
Où sont l’Axiéros et l’Axiocersa ?
Et dire que ce Zeus, ce héros d’amourettes,
Fut endormi dans son berceau par les Curètes,
Lorsqu’il assourdissait la Crète de ses cris !
Enfin, quand on y pense, on peut être surpris
Qu’on ose ne plus voir ou déclarer obscures
Ces deux étoiles d’or qui sont les Dioscures.
Depuis ce Zeus fatal, on a toujours été
Plus avant dans la honte et dans l’impiété.
Ce qui le prouve, c’est qu’il a besoin des nues.
Qu’est-ce que ces dieux beaux et ces déesses nues ?
Un dieu doit être vieux et laid ; voyez Kronos !
Voyez Vulcain, après sa chute dans Lemnos !
Décidément, ce Zeus est facile à connaître
En ce qu’il jette tous les dieux par la fenêtre !
Oui, l’on se conduit bien sur l’Olympe ! Voyez
Ces cygnes à Léda par ce Zeus envoyés !
Voyez Europe et son taureau ! Voyez la pluie
Que Danaé, dans sa tour de métal, essuie !
Et tant d’autres dont il n’a jamais su le nom !
Qu’importe ! elles étaient belles... Pauvre Junon !
Voilà le dieu dont on prétend doter la terre.
Qu’a-t-on fait de l’antique et solennel mystère
Dont l’homme ne pouvait sonder la profondeur ?
Où sont la probité, la vertu, la pudeur ?
Où sont les bienfaisants et rigides exemples
Que les hommes ont droit de trouver dans les temples ?
Où voit-on que ce Zeus se soit inquiété
De notre douloureuse et sombre humanité ?
Qu’a-t-il fait de nos chants d’amour, de nos prières ?
Les trois Parques n’ont pas été moins meurtrières
Depuis qu’il s’est donné l’Olympe pour palais.
Tes bonnes actions, voyons, Zeus, montre-les !

Prouve que tu n’as pas jeté dans nos familles
À nos femmes la honte et la honte à nos filles !
Ah ! ta fange est tenace et s’incruste à nos fronts !
À nous ? toi ? des bienfaits ?... non pas, mais des affronts.
Eh bien, moi qui te parle, Eschyle, moi dont l’âme
Est restée après tout pure comme la flamme,
Moi qui suis d’Eleusis, et que l’on relégua
En Sicile, et qui bus à la source Alphaga,
Moi qui connais Sidon et Tyr de Phénicie,
Moi qu’un rite secret aux mages associe,
Moi qui n’adore pas les dieux abâtardis,
Moi qui suis honnête homme, ô Zeus, je te maudis ! —

Il se tut, gênant Zeus de ses yeux pleins de flammes,
Et tous les Immortels tremblaient comme des femmes.
Le dieu des dieux était écrasé de stupeur.
Soudain il se leva, honteux d’avoir eu peur,
Et dit à l’aigle qu’il portait sur son épaule :
« Tiens, aigle, prends ma foudre et corrige ce drôle ! »
Mais aussitôt Eschyle, imperturbable et fier,
Fit de la main un signe à quelqu’un dans l’Éther,
Et l’on vit le point noir qui planait sur sa tête
S’abattre dans l’azur, plus prompt que la tempête.
Un autre aigle effroyable apparut, dérobant
La moitié du ciel bleu sous son vol surplombant.
Il fondit comme un trait droit sur Zeus, dont la face
Pâlit et dont le sang se figea comme glace.
Alors l’aigle divin, les ongles pleins de feu,
Prit un essor superbe et secourut le dieu.
D’horribles cris, tels que l’azur n’en entend guère,
Servirent aux oiseaux de prélude à leur guerre.
Celle-ci dura peu. Lorsqu’il l’eut rencontré,
L’aigle de Zeus d’un coup fut par l’autre éventré,
Et d’un second son crâne ouvert jaillit en gouttes

De cervelle et de sang, que Zeus recueillit toutes.
Puis le dieu vit l’oiseau tomber mort à ses pieds.

« Ainsi soient tes forfaits, Zeus, un jour expiés ! »

La voix qui dit ces mots d’en haut était venue.
Ils levèrent les yeux et virent dans la nue
Un grand aigle emportant un être surhumain
Qui brandissait des traits de foudre dans sa main.

Dès lors, le dieu des dieux resta muet et sombre,
Atteint au cœur. Il fit à la foule sans nombre
Signe qu’il attendait qu’un autre vînt chanter
Puis il baissa la tête et parut méditer.