Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Henri-Frédéric Amiel

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 383-386).




HENRI-FRÉDÉRIC AMIEL


1821-1881




Henri-Frédéric Amiel né en Suisse, a publié plusieurs recueils de vers : Les Grains de Mil ; Il Penseroso ; Les Étrangères, et Jour à Jour. Dans les trois premiers livres le style est un peu tourmenté et trahit souvent la nature inquiète du poète. Le dernier volume contient des pièces d’une plus franche allure, et il en est même plusieurs qui sont pleines de charme.

Jour à Jour a été édité à Paris en 1880 par G. Fischbacher.

a. l.





GRlLLON DE MAI




Dans ce lieu fut mon berceau.
Voilà bien la verte plaine
Où le regard se promène
Sans heurter mont ni coteau ;
Je reconnais la fontaine
Témoin de mes premiers jeux.
Nourrice, de bruits joyeux
Ta maison lors était pleine.

Il me semble entendre en cor
Résonner la chansonnette :
« Grillon de mai, grillon d’or,
          Grillon dans l’herbette ! »

Mais on m’ôte de ces bras
Encore en ma tendre enfance,
Et je ne reviens, hélas !
Qu’à l’âge triste où l’on pense.
Oui, vingt ans, vingt ans ont fui...
Que de désirs, d’espérances !
Que d’épreuves, de souffrances !
Que de regrets aujourd’hui !
Ô nourrice ! nourricette !
Le temps s’envole, il a tort :
« Grillon de mai, grillon d’or,
          Grillon dans l’herbette. »

Gais compagnons d’autrefois,
Qui restâtes au village,
Étonnés à mon visage,
Reconnaîtrez-vous ma voix ?
Rien ne dure. Autres nous sommes..
Mon esprit, comme un oiseau,
Sautant de branche en rameau,
Se souvient des lieux, des hommes,
De tout un passé qui dort
Au fond d’une ombre discrète :
« Grillon de mai, grillon d’or,
          Grillon dans l’herbette. »

Je me vois enfantelet,
Bondissant à droite, à gauche.


Tout glorieux je chevauche
En jouant du flageolet.
Mon petit cheval de race,
Qui n’est rien qu’un gros bâton,
Aux accents du mirliton
Piaffe, et ne tient plus en place.
C’est l’heure : allez boire ! Encor !
Retour ! La litière est prête :
« Grillon de mai, grillon d’or,
        Grillon dans l’herbette. »

Mais le jour s’est effacé,
Et du soir tinte la cloche :
De la maison se rapproche
Le cavalier fort lassé.
Sur ses genoux la nourrice
L’attire tout sommeillant,
Et d’un ton bien doux, bien lent,
Chante le refrain propice.
Dans ses bras l’enfant s’endort,
Et confusément répète :
« Grillon de mai, grillon d’or,
Grillon dans l’herbette. »


(Jour à Jour)





FEU SOUS LA NEIGE




On ignore longtemps ce que la boucle grise
Sous d’austères dehors peut cacher de douleurs.
Plus le cœur a souffert, hélas ! mieux il se brise,
Et s’il pleure en secret, plus acres sont ses pleurs.


Quand on voit les frimas neiger sur une tel
On se dit : « Le volcan ne brûle plus, du moins. »
Erreur ! Le feu cruel ne rougit plus le faire,
               Il ronge les flancs sans témoins.

La jeunesse est bruyante et proclame ses peines ;
Pourtant, qu’elle sait pou ce que c’est que souffrir !
Souffrir, c’est lentement se flétrir dans ses chaînes,
Et c’st agoniser sans atteindre au mourir.
Qu’on plaigne la jeunesse et ses maux poétiques,
tragiques destins, ses amours exigeants,
Je commence à trouver beaucoup plus pathétiques
               Les yeux rougis des vieilles gens.


(Jour à Jour)