Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Georges Rodenbach

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. Illust.-364).



GEORGES RODENBACH

GEORGES RODENBACH



GEORGES RODENBACH


1855




Georges Rodenbach est né en 1855, à Tournai, d’une famille depuis longtemps dévouée aux lettres. Il fit ses études à Gand ; puis, après une année de séjour à Paris, vint plaider au barreau de Bruxelles, tout en prenant une part très active au mouvement littéraire de la Jeune Belgique. L’œuvre poétique de M. Rodenbach accuse trois manières assez distinctes. Son premier recueil, Les Tristesses (1879), n’a pas la forme savante et originale des suivants, mais, par la spontanéité, par la santé de l’inspiration, il garde son prix à côté d’eux. La Mer Élégante (1881) et L’Hiver Mondain (1884) marquent une étape nouvelle. « Les amateurs de poésie intime et de modernité — il y en a beaucoup en nous comptant, écrivait M. François Coppée — apprécieront fort La Mer Élégante, car c’est l’oeuvre d’un sentimental et d’un raffiné. » Toutefois, dans L’Hiver Mondain surtout, le sentiment n’allait pas sans affectation, ni le raffinement sans mièvrerie. On pouvait craindre que M. Rodenbach s’attardât aux séductions « poudrerizées » de cette « dolente Muse, au charme artificiel, » qu’il déclarait élire pour sienne. Heureusement, sa nature délicate, moins sensuelle que mystique, lui fit bientôt chercher pour ses mélancolies d’autres cadres que les boudoirs et les plages à la mode. Quittant le Kursaal d’Ostende pour les rues désertes de Bruges, oubliant les mondanités pour Van Eyck et Memling, il écrivit son maître-livre, La Jeunesse Blanche (1886), ou la pureté des nostalgies, ou la noblesse des inquiétudes, s’allient cette fois à la subtile science des vers. C’est là encore, et, depuis, dans une précieuse plaquette, Du Silence (1888), que M. Rodenbach s’est montré le poète par excellence des vieilles cités de Flandre, à demi dépeuplées, à demi- mortes, dont il semble avoir pénétré l’âme, tant il en a merveilleusement noté la paix et la tristesse d’agonie. Et chaque fois qu’alors, dans Béguinage, par exemple, il a dégagé son talent personnel et sain d’un excès de littérature acquise et morbide, ce modernisant a su trouver au fond de lui-même des accents de Primitif, ce poète de la Grâce énervée a su atteindre comme un autre à la forte et simple Beauté.

Les œuvres de Georges Rodenbach ont été publiées par A. Lemerre.

Auguste Dorchain.





LE COFFRET




Ma mère, pour ses jours de deuil et de souci,
Garde, dans un tiroir secret de sa commode,
Un petit coffre en fer rouillé, de vieille mode,
Et ne me l’a fait voir que deux fois jusqu’ici.

Comme un cercueil, la boite est funèbre et massive,
Et contient les cheveux de ses parents défunts,
Dans des sachets jaunis aux pénétrants parfums,
Qu’elle vient quelquefois baiser le soir, pensive !

Quand sont mortes mes sœurs blondes, on l’a rouvert
Pour y mettre des pleurs et deux boucles frisées !
Hélas ! nous ne gardions d’elles, chaînes brisées,
Que ces deux anneaux d’or dans ce coffret de fer.

Et toi, puisque tout front vers le tombeau se penche,
Ô mère, quand viendra l’inévitable jour
Où j’irai dans la boite enfermer à mon tour
Un peu de tes cheveux..., que la mèche soit blanche !...


(Les Tristesses)




JARDIN D’HIVER




Le soir, lorsque la lune épand ses frissons bleus
Et que des peaux de tigre et des tapis moelleux
Assourdissent les pas dans la chambre de verre,
Un grand jet d’eau sanglote au milieu de la serre,
Comme s’il se plaignait élégiaquement
De retomber toujours dans le bassin dormant
Et de ne pas pouvoir, pour calmer sa rancune,
Porter son baiser froid aux lèvres de la Lune !


(L’Hiver Mondain)





BÉGUINAGE FLAMAND


I



Au loin, le Béguinage avec ses clochers noirs,
Avec son rouge enclos, ses toits d’ardoises bleues
Reflétant tout le ciel comme de grands miroirs,
S’étend dans la verdure et la paix des banlieues.

Les pignons dentelés étagent leurs gradins
Par où monte le Rêve aux lointains qui brunissent,
Et des branches parfois, sur le mur des jardins,
Ont le geste très doux des prêtres qui bénissent.

En fines lettres d’or chaque nom des couvents
Sur les portes s’enroule autour des banderolles,
Noms charmants chuchotes par la lèvre des vents :
La maison de l’Amour, la maison des Corolles.


Les fenêtres surtout sont comme des autels
Où fleurissent toujours des géraniums roses,
Qui mettent, combinant leurs couleurs de pastels,
Comme un rêve de fleurs dans les fenêtres closes.

Fenêtres des couvents ! attirantes le soir
Avec leurs rideaux blancs, voiles de mariées
Qu’on voudrait soulever dans un bruit d’encensoir
Pour goûter vos baisers, lèvres appariées !

Mais ces femmes sont là, le cœur pacifié,
La chair morte, cousant dans l’exil de leurs chambres ;
Elles n’aiment que toi, pâle Crucifié,
Et regardent le ciel par les trous de tes membres !

Oh ! le silence heureux de l’ouvroir aux grands murs,
Où l’on entend à peine un bruit de banc qui bouge,
Tandis qu’elles sont là, suivant de leurs yeux purs
Le sable en ruisseaux blonds sur le pavement rouge.

Oh ! le bonheur muet des vierges s’assemblant !
Et comme si leurs mains étaient de candeur telle
Qu’elles ne peuvent plus manier que du blanc,
Elles brodent du linge ou font de la dentelle.

C’est un charme imprévu de leur dire « ma sœur »
Et de voir la pâleur de leur teint diaphane
Avec un pointillé de taches de rousseur
Comme un camélia d’un blanc mat qui se fane.

Rien d’impur n’a flétri leurs flancs immaculés,
Car la source de vie est enfermée en elles
Comme un vin rare et doux dans des vases scellés
Qui veulent, pour s’ouvrir, des lèvres éternelles !



II


Cependant quand le soir douloureux est défunt,
La cloche lentement les appelle à compiles
Comme si leur prière était le seul parfum
Qui pût consoler Dieu dans ses mélancolies !

Tout est doux, tout est calme au milieu de l’enclos ;
Aux offices du soir la cloche les exhorte,
Et chacune s’y rend, mains jointes, les yeux clos,
Avec des glissements de cygne dans l’eau morte.

Elles mettent un voile à longs plis ; le secret
De leur âme s’épanche à la lueur des cierges ;
Et, quand passe un vieux prêtre en étole, on croirait
Voir le Seigneur marcher dans un Jardin de Vierges !



III


Et l’élan de l’extase est si contagieux,
Et le cœur à prier si bien se tranquillise,
Que plus d’une, pendant les soirs religieux,
L’été, répète encor les Avé de l’église;

Debout à sa fenêtre ouverte au vent joyeux,
Plus d’une, sans ôter sa cornette et ses voiles,
Bien avant dans la nuit, égrène avec ses yeux
Le rosaire aux grains d’or des priantes étoiles !


(La Jeunesse Blanche)




VIEUX QUAIS




Il est une heure exquise, à l’approche des soirs,
Quand le ciel est empli de processions roses
Qui s’en vont effeuillant des âmes et des roses
Et balançant dans l’air des parfums d’encensoirs.

Alors tout s’avivant sous les lueurs décrues
Du couchant dont s’éteint peu à peu la rougeur,
Un charme se révèle aux yeux las du songeur :
Le charme des vieux murs au fond des vieilles rues.

Façades en relief, vitraux coloriés,
Bandes d’Amours, captifs dans le deuil des cartouches,
Femmes dont la poussière a défleuri les bouches,
Fleurs de pierre égayant les murs historiés.

Le gothique noirci des pignons se décalque
En escaliers de crêpe au fil dormant de l’eau,
Et la lune se lève au milieu d’un halo
Comme une lampe d’or sur un grand catafalque.

Oh ! les vieux quais dormants dans le soir solennel,
Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre
Les baisers et l’adieu glacé de la rivière
Qui s’en va tout là-bas sous les ponts en tunnel.

Oh ! les canaux bleuis à l’heure où l’on allume
Les lanternes, canaux regardés des amants
Qui devant l’eau qui passe échangent des serments
En entendant gémir des cloches dans la brume.


Tout agonise et tour se tait : on n’entend plus
Qu’un très mélancolique air de flûte qui pleure,
Seul, dans quelque invisible et noirâtre demeure
Où le joueur s’accoude aux châssis vermoulus !

Et l’on devine au loin le musicien sombre,
Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits ;
La tristesse du soir a passé dans ses doigts,
Et dans sa flûte à trous il fait chanter de l’ombre.


(La Jeunesse Blanche)





DIMANCHES




Morne l’après-midi des dimanches, l’hiver,
Dans l’assoupissement des villes de province,
Où quelque girouette inconsolable grince
Seule, au sommet des toits, comme un oiseau de fer !

Il flotte dans le vent on ne sait quelle angoisse !
De très rares passants s’en vont sur les trottoirs :
Prêtres, femmes du peuple en grands capuchons noirs,
Béguines revenant des saluts de paroisse.

Des visages de femme ennuyés sont collés
Aux carreaux, contemplant le vide et le silence,
Et quelques maigres fleurs, dans une somnolence,
Achèvent de mourir sur les châssis voilés.

Et par l’écanement des rideaux de fenêtres
Dans les salons des grands hôtels patriciens
On peut voir sur des fonds de gobelins anciens,
Dans de vieux cadres d’or, les portraits des ancêtres,


En fraise de dentelle, en pourpoint de velours,
Avec leur blason peint dans un coin de la toile,
Qui regardent au loin s’allumer une étoile
le dormir dans des silences lourds.

Et tous ces vieux hôtels sont vides et sont ternes ;
Le Moyen-Âge mort se réfugie en eux !
C’est ainsi que, le soir, le soleil lumineux
réfugie aussi dans les tristes lanternes.

Ô lanternes, gardant le souvenir du feu,
Le souvenir de la lumière disparue,
Si tristes dans le vide et le deuil de la rue
Qu’elles semblent brûler pour le convoi d’un Dieu.

Et voici que soudain les cloches agitées
Ébranlent le Beffroi debout dans son orgueil,
Et leurs sons, lourds d’airain, sur la ville au cercueil
Descendent lentement comme des pelletées !


(La Jeunesse Blanche)





DU SILENCE


I



Ah ! vous êtes mes sœurs, les âmes qui vivez
Dans ce doux nonchaloir des rêves mi-rêvés
Parmi l’isolement léthargique des villes
Qui somnolent au long des rivières débiles ;
Âmes dont le silence est une piété,
Âmes à qui le bruit fait mal ; dont l’amour n’aime
Que ce qui pouvait être et n’aura pas été ;
Mystiques refectés d’hostie et de saint-chrême ;

Solitaires de qui la jeunesse rêva
Un départ fabuleux vers quelque ville immense,
Dont le songe à présent sur l’eau pâle s’en va,
L’eau pâle qui s’allonge en chemins de silence...
Et vous êtes mes sœurs, âmes des bons reclus
Et novices du ciel chez les Visitandines,
Âmes comme des fleurs et comme des sourdines
Autour de qui vont s’enroulant les angélus
Comme autour des rouets la douceur de la laine !
Et vous aussi, mes sœurs, vous qui n’êtes en peine
Que d’un long chapelet bénit à dépêcher
En un doux béguinage à l’ombre d’un clocher,
Oh ! vous, mes Sœurs — car c’est ce cher nom que l’Église
M’enseigne à vous donner, ô mes sœurs en douceurs,
Dans ce halo de linge où le front s’angélise,
Oh ! vous, qui m’êtes plus que pour d’autres des sœurs
Chastes dans votre robe à plis qui se balance,
Ô vous, mes sœurs en Notre Mère, le Silence !



II


En province, dans la langueur matutinale,
Tinte le carillon, tinte dans la douceur
De l’aube qui regarde avec des yeux de sœur,
Tinte le carillon, — et sa musique pâle
S’effeuille fleur à fleur sur les toits d’alentour,
Et sur les escaliers des pignons noirs s’effeuille
Comme un bouquet de sons mouillés que le vent cueille;
Musique du matin qui tombe de la tour,
Qui tombe de très loin en guirlandes fanées,
Qui tombe de Naguère en invisibles lis,
En pétales si lents, si froids et si pâlis,
Qu’ils semblent s’effeuiller du front mort des Années !


(Du Silence)




SOUVENANCES




Tel soir fané, telle heure éphémère suscite
Aux miroirs de mes yeux les souvenirs d’un site
— Sites recomposés qu’on eût dit oubliés ! —
D’un canal mort avec deux rangs de peupliers
Dont les feuilles vont se cherchant comme des lèvres.
Décor d’une prairie où de bêlantes chèvres
S’appellent l’une l’une avec des voix aussi
Blanches comme leur laine et d’un air si transi...
Décor surtout de vous, vieux quais en enfilade,
Pignons, rampes de bois par-dessus l’eau malade
Où chaque feu miré se délaye en halo,
Fragile et fugitif paysage de l’eau
Qui sous un heurt de vent tout à coup s’évapore
Et fait que l’eau se mue en sommeil incolore.

Sites instantanés, comme à peine rêvés,
En contours immortels je les ai conservés
Et je les porte en moi depuis combien d’années !
Seul un ciel identique en nuances fanées,
Triste comme celui qui me les faisait voir,
Les a ressuscites de moi-même ce soir !
Et c’est ainsi toujours qu’au hasard des nuages
Revivent dans mon cœur de souffrants paysages.