Anthologie des poètes français du XIXème siècle/François Fabié

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 212-224).




FRANÇOIS FABIÉ


1846




François Fabié est né de pauvres paysans, à Durenque (Aveyron), le 3 novembre 1846. Il put seulement aller à l’école de son village, quand il n’avait pas à garder les vaches ; et c’est à force d’énergie et de travail que ce fils de ses œuvres est aujourd’hui devenu un professeur distingué du lycée Charlemagne.

Son enfance, passée en pleine nature, à dénicher les oiseaux, à courir sous les grands hêtres et parmi les genêts et les bruyères du Ségala, a fait de lui un poète rustique, d’un accent un peu âpre, mais très sincère et très pénétrant. Il a notamment fixé son regard d’observateur et de rêveur sur les animaux sauvages et domestiques, et souvent il a peint leurs mœurs et leurs caractères avec une franchise et une vérité qui eussent réjoui le bon La Fontaine.

Ce que Brizeux fut pour la Bretagne, ce qu’est André Theuriet pour la Lorraine, François Fabié le sera pour son cher pays, pour le Rouergue.

Il convient de prononcer le mot « chef-d’œuvre » en recommandant à tous les lecteurs les admirables strophes que le poète a dédiées à son père « qui ne sait pas lire. » Rarement le sentiment de la famille et l’amour du sol natal se sont exprimés avec tant d’émotion et de profondeur.

On doit à éM. François Fabié, outre une paysannerie scénique jouée en 1879 au théâtre de M. Ballande, deux recueils de vers : La Poésie des Bêtes (1886), couronnée par l’Académie française, et Le Clocher (1887) ; plus un court poème, Amende honorable à la Terre, éloquente réponse au fameux roman de M. Émile Zola sur les paysans.

Les œuvres de François Fabié ont été publiées par A. Lemerre.

François Coppée.


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À MON PÈRE





C’est à toi que je veux offrir mes premiers vers,
Père ! J’en ai cueilli les strophes un peu rudes
Là -haut, dans ton Rouergue aux âpres solitudes,
Parmi les bois touffus et les genêts amers.

Tu ne les liras point, je le sais, ô mon père !
Car tu ne sais pas lire, hélas ! et toi qui fis
Tant d’efforts pour donner des maîtres à ton fils,
On ne te mit jamais à l’école primaire;

Car, petit-fils d’un serf et fils d’un artisan,
Dès que ton pauvre bras fut tout juste assez ferme
Pour pousser sur ses gonds le portail d’une ferme,
Tu tombas dans les mains d’un âpre paysan,

Qui, t’ayant confié cent brebis et vingt chèvres,
Du matin jusqu’au soir, et tous les jours de l’an,
T’envoya promener ce long troupeau bêlant
Par les ajoncs fleuris où sont tapis les lièvres ;

Car ta plume, ce fut un grand fouet, dont ta main
Cinglait les boucs barbus et les chèvres espiègles
Qui tondaient lestement les orges et les seigles,
Ou les béliers en rut se heurtant en chemin ;


Et tes maîtres, un vieux pâtre apocalyptique,
Qui pour chasser les loups t’enseignait des secrets,
Ou bien le merle noir, vieux rêveur des forêts,
Qui célèbre encor Pan sur sa flûte rustique...

Tu chantais, tu sifflais pourtant, pauvre petit!
Tu prenais aux lacets des perdreaux et des grives,
Et le soir, au souper, tes blanches incisives
Mordaient dans le pain noir d’un joyeux appétit.

C’est qu’une bonne fée, à travers les bruyères,
T’apportant en cadeau quelque rêve vermeil,
Venait te visiter souvent dans ton sommeil,
Et mettre du sourire au coin de tes paupières.


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À seize ans, tu montas au grade de garçon
De ferme, et conduisis un superbe attelage
De ces grands bœufs d’Aubrac dont le fauve pelage
A la couleur du chaume au temps de la moisson.

Alors, quoique ton front fût moins haut que leurs cornes,
Tu les accoutumas au joug, à l’aiguillon,
Et ton poignet nerveux poussa dans le sillon
Le vieil araire en bois par la plaine sans bornes...
Et pourtant tes regards cherchaient avec regret
Tes moutons, maintenant aux mains d’un autre pâtre,
Et tout là-bas, au bout de la lande bleuâtre,
— Sombre sur fond d’azur, — la paisible forêt.


Car le bois t’attirait déjà comme il m’enchante,
Non point pour y rêver au murmure du vent,
Ni pour entendre — ainsi que je le fais souvent —
La source qui sanglote et la grive qui chante,

Mais pour y travailler comme un dur pionnier,
Pour y couper des troncs, pour y tailler des planches,
Pour y faire voler sous ta hache les branches
Qui passent de l’azur au four du charbonnier.


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Aussi, lorsque à vingt ans sous la toise fatale
Tu passas sans heurter, quoique tremblant d’effroi,
Et qu’on t’eut dit : « Trop court pour un soldat du roi !
« Un soldat doit offrir plus de prise à la balle !… »

Tu regagnas, joyeux, ton village et tes bois,
Et, près du vieil étang dont ton aïeul peut-être
Avait battu les eaux pour endormir son maître,
En forçant les crapauds à modérer leur voix,

Tu rebâtis à neuf une antique scierie,
Tu remis une roue au moulin féodal,
Et ta hache d’acier, champêtre Durandal,
Sur les troncs retentit encore avec furie.

Tu chantas, et l’amour accourut à ta voix :
Une fille des champs, aussi douce que sage,
Descendit au vallon, et, contre tout usage,
L’alouette des blés aima le pic des bois.

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Mais depuis ces beaux jours, hélas ! que de jours sombres,
Que de chagrins cuisants, que de labeurs romains !
Que de manches de hache usés entre tes mains !
Que de soupirs éteints par le bois dans ses ombres !

Que de nuits sans sommeil lorsque les grandes eaux
S’engouffraient au ravin, pendant les mois d’automne !
Elles nous endormaient à leur voix monotone,
Mais tu tremblais pour ton moulin et nos berceaux.

Que de chocs meurtriers, que d’horribles blessures,
Dans cette lutte avec la matière, où souvent
Le bois se révoltait comme un être vivant,
Et rendait à ton corps morsures pour morsures !

Un vieux chêne noueux et dur comme le fer
Repoussait tout à coup, en grinçant, ta cognée,
Qui dans ton pied faisait une large saignée
Et mêlait aux copeaux des morceaux de ta chair.

La scie aux dents d’acier, la meule aux dents de pierre,
Déchiraient tour à tour ton corps endolori,
Sans jamais à ta lèvre arracher un seul cri,
Sans jamais d’une larme amollir ta paupière.

Oui, vingt fois je t’ai vu, stoïque travailleur,
De quelque grand combat corps à corps contre un arbre
Revenir, le front pâle et froid comme le marbre,
Vaincu, saignant, mais fier et narguant la douleur !


Un jour même, — chacun pleurait près de ta couche,
Et nous, tes chers petits, t’appelions, anxieux, —
Tu nous fis tout à coup quelque conte joyeux,
Et le rire soudain revint sur chaque bouche…


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Car, tu naquis conteur, comme nos bons aieux !
Et nul ne t’égalait pour la verve caustique,
Et l’entrain et le sel, — non pas le sel attique,
Mais le vieux sel gaulois, qui peut-être vaut mieux.

Aussi, lorsque Noël ramenait les veillées,
Si, tout en arrosant de vin bleu nos marrons,
Tu faisais un récit émaillé de jurons,
Les rires éclatants s’élevaient par volées.

C’est que, comme un ressort que nul choc n’a brisé,
La nature avait mis en toi sa gaîté franche,
Et tu te redressais toujours, comme la branche
Se redresse au soleil quand l’orage a passé.

L’âge même, sous qui le plus fort tremble et ploie,
A beau blanchir ta tête et te courber les reins,
Il ne peut t’arracher tout à fait tes refrains,
Et, s’il te prend la force, il te laisse la joie.

Et tu vois arriver, sans regrets et sans peur,
— Comme un bon ouvrier ayant fini sa tâche, —
La mort, qui de tes mains fera tomber la hache
Et de son grand sommeil te paiera ton labeur.

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Eh bien ! avant le jour — lointain encor, j’espère ! —
Où, jetant ta cognée et te croisant les bras,
Les yeux clos à jamais, tu te reposeras
Sous l’herbe haute et drue où repose ton père,

J’ai voulu de mes vers réunir les meilleurs,
Ceux qui gardent l’odeur de tes bruyères roses,
De tes genêts dorés et de tes houx moroses,
Et t’offrir ce bouquet de rimes et de fleurs.

Puis, un soir, je viendrai peut-être, à la veillée,
Te lire mon recueil; et, si mes vers sont bons,
Tu songeras, les yeux fixés sur les charbons,
A ta fière jeunesse en mon livre effeuillée.

Voici ton frais vallon, là, tes coteaux herbeux,
Là, ton ruisseau bavard peuplé de libellules,
Tes ruches où le miel déborde des cellules,
Tes prés où gravement ruminent les grands bœufs,

La basse-cour avec ses coqs aux rouges crêtes,
Et son doux chien de garde au soleil endormi ;
Puis, tout au loin, le bois profond, ton vieil ami,
Roupeyrac, dont toi seul sais les chansons secrètes ;

Roupeyrac, où les loups grommellent dans leurs forts,
Pendant que les oiseaux chantent dans les feuillages,
Et que les écureuils entassent leurs pillages
De faînes et de glands au creux des arbres morts ;


Roupeyrac, qui te vie à dix ans petit pâtre,
Et te voit aujourd’hui, vieux bûcheron cassé,
Regarder longuement, contre un d’eux adossé,
Les arbres que tu n’as pas eu le temps d’abattre ;

Puis, ton petit moulin, qui parmi les prés verts
Travaille en bavardant, et doucement marie
Sa voix au grincement strident de la scierie,
Et dont le chant m’apprit à cadencer les vers…


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Et, si je vois alors cette larme captive
Que jamais la douleur n’a pu faire couler,
Au bord de tes cils gris apparaître, trembler,
Glisser entre tes doigts et s’y perdre furtive,

Je dirai que mes vers sont clairs, simples et francs,
Que ma muse au besoin sait être familière,
Puisque, pareil à la servante de Molière,
Toi qui n’étudias jamais, tu me comprends ;

Je dirai que c’est là mon destin et ma tâche
De chanter la forêt qui nous a tous nourris,
Et de me souvenir, chaque fois que j’écris,
Que ma plume rustique est fille de ta hache.


(La Poésie des Bêtes)


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MA LIBELLULE




En te voyant, toute mignonne
Blanche dans ta robe d’azur.
Je pensais à quelque madone
Drapée en un pan de ciel pur ;

Je songeais à ces belles saintes
Que l’on voyait, au temps jadis,
Sourire sur les vitres peintes,
Montrant du doigt le paradis ;

Et j’aurais voulu, loin du monde
Qui passait frivole entre nous,
Dans quelque retraite profonde,
T’adorer seul à deux genoux...


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Soudain, un caprice bizarre
Change la scène et le décor,
Et mon esprit au loin s’égare
Sur de grands prés d’azur et d’or,

Où, près de ruisseaux minuscules,
Gazouillants comme des oiseaux,
Se poursuivent les libellules,
Ces fleurs vivantes des roseaux.


Enfant, n’es-tu pas l’une d’elles,
Qui me suit pour me consoler ?
Vainement tu caches tes ailes :
Tu marches, mais tu sais voler.

Petite fée au bleu corsage,
Que je connus dès mon berceau,
En revoyant ton doux visage,
Je pense aux joncs de mon ruisseau !

Veux-tu qu’en amoureux fidèles
Nous revenions dans ces prés verts ?
Libellule, reprends tes ailes,
Moi, je brûlerai tous mes vers ;

Et nous irons, sous la lumière
D’un ciel plus frais et plus léger.
Chacun dans sa forme première,
Moi courir, et toi voltiger.


(La Poésies des Bêtes)


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LES GENÊTS




Les genêts, doucement balancés par la brise,
Sur les vastes plateaux font une houle d’or ;
Et, tandis que le pâtre à leur ombre s’endort,
Son troupeau va broutant cette fleur qui le grise ;

Cette fleur qui le fait bêler d’amour, le soir,
Quand il roule du haut des monts vers les étables,
Et qu’il croise en chemin les grands bœufs vénérables
Dont les doux beuglements appellent l’abreuvoir ;


Cette fleur toute d’or, de lumière et de soie,
En papillons posée au bout des brins menus,
Et dont les lourds parfums semblent être venus
De la plage lointaine où le soleil se noie…

Certes, j’aime les prés où chantent les grillons,
Et la vigne pendue aux flancs de la colline,
Et les champs de bleuets sur qui le blé s’incline,
Comme sur des yeux bleus tombent des cheveux blonds.

Mais je préfère aux prés fleuris, aux grasses plaines,
Aux coteaux où la vigne étend ses pampres verts,
Les sauvages sommets, de genêts recouverts,
Qui font au vent d’été de si fauves haleines.


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Vous en souvenez-vous, genêts de mon pays,
Des petits écoliers aux cheveux en broussailles
Oui s’enfonçaient sous vos rameaux comme des cailles,
Troublant dans leur sommeil les lapins ébahis ?

Comme l’herbe était fraîche à l’abri de vos tiges !
Comme on s’y trouvait bien, sur le dos allongé,
Dans le thym qui faisait, aux sauges mélangé,
Un parfum enivrant à donner des vertiges !

Et quelle émotion lorsqu’un léger frou-frou
Annonçait la fauvette apportant la pâture,
Et qu’en bien l’épiant on trouvait d’aventure
Son nid plein d’oiseaux nus et qui tendaient le cou !


Quel bonheur, quand le givre avait garni de perles
Vos fins rameaux émus qui sifflaient dans le vent,
— Précoces braconniers, — de revenir souvent
Tendre en vos corridors des lacets pour les merles !


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Mais il fallut quitter les genêts et les monts,
S’en aller au collège étudier des livres,
Et sentir, loin de l’air natal qui vous rend ivres,
S’engourdir ses jarrets et siffler ses poumons ;

Passer de longs hivers, dans des salles bien closes,
À regarder la neige à travers les carreaux,
Eternuant dans des auteurs petits et gros,
Et soupirant après les oiseaux et les roses ;

Et, l’été, se haussant sur son banc d’écolier,
Comme un forçat qui, tout en ramant, tend sa chaîne,
Pour sentir si le vent de la lande prochaine
Ne vous apporte pas le parfum familier…


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Enfin, la grille s’ouvre ! On retourne au village ;
Ainsi que les genêts, notre âme est tout en fleurs,
Et dans les houx remplis de vieux merles siffleurs
On sent un air plus pur qui vous souffle au visage.


On retrouve l’enfant blonde avec qui cent fois
On a jadis couru la forêt et la lande ;
Elle n’a point changé, — sinon, qu’elle est plus grande,
Que ses yeux sont plus doux et plus douce sa voix.

— « Revenons aux genêts ! — Je le veux bien ! » dit-elle.
Et l’on va, côte à côte, en causant, tout troublés
Par le souffle inconnu qui passe sur les blés,
Par le chant d’une source, ou par le bruit d’une aile.

Les genêts ont grandi, mais pourtant moins que nous :
Il faut nous bien baisser pour passer sous leurs branches,
Encore accroche-t-elle un peu ses coiffes blanches ;
Quant à moi, je me mets simplement à genoux.

Et nous parlons des temps lointains, des courses folles,
Des nids ravis ensemble, et de ces riens charmants
Qui paraissent toujours sublimes aux amants,
Parce que leurs regards soulignent leurs paroles.

Puis, le silence ; puis, la rougeur des aveux,
Et le sein qui palpite, et la main qui tressaille,
Et le bras amoureux qui fait ployer la taille…
Comme le serpolet sent bon dans les cheveux !

Et les fleurs des genêts nous font un diadème ;
Et, par l’écartement des branches, — haut dans l’air, —
Paraît comme un point noir l’alouette au chant clair
Qui, de l’azur, bénit le coin d’ombre où l’on aime !…

Ah ! de ces jours lointains, — si lointains et si doux ! —
De ces jours dont un seul vaut une vie entière,
— Et de la blonde enfant qui dort au cimetière,
Genêts de mon pays, vous en souvenez-vous ?


(Le Clocher)


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