Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Fernand Icres

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 87-91).




FERNAND ICRES


1856




Original parmi tous les poètes de sa génération, Icres (Jean-Louis-Marie-Fernand) naquit, le 15 novembre 1856, aux Bordes-sur-Arize, non loin de la Grotte du Mas-d’Azil, au pied des Pyrénees. Élève des lycées de Cahors et de Montauban, aussitôt qu’il eut terminé ses études, il quitta le Quercy. Paris l’attirait ; il s’y rendit. À peine âgé de vingt ans, et ses malles bondées de manuscrits qu’il eut plus tard le courage de détruire après en avoir reconnu l’insuffisance, il publia chez l’éditeur de la Pléiade contemporaine, et sous le pseudonyme de Crésy, musical anagramme de son rude nom de montagnard, ses premières rimes : Les Fauves, que suivit bientôt un récit très hardi : Le Justicier. Ses œuvres de début lui valurent les encouragements de ses aînés, qui le tenaient déjà pour un artiste de race et qui ne peuvent que l’applaudir sans restriction pour son dernier recueil de poésies : Les Farouches, où se trouvent insérées de nombreuses pièces qui lui ramèneront de bons ouvriers en style que ses audaces souvent excessives avaient quelque peu écartés de lui.

Fernand Icres est l’auteur d’un drame ayant pour titre : Les Bouchers, de deux romans : Perle et Le Café de l’Antre, et d’un volume de nouvelles : Les Amours baroques.

Ses œuvres poétiques ont été éditées par A. Lemerre.

Léon Cladel.




LE SUPPLICE DE PROMÉTHÉE




Enchaîné, nu, dompté, sous le ciel qui flamboie,
L’audacieux, lassé d’un effort impuissant,
Blasphème, fou de rage, et son torse se noie
Dans des torrents fumeux de sueur et de sang.

Et l’infernal vautour, qu’un dieu jaloux envoie,
Plonge son bec avide en ce sein frémissant ;
Il ronge, il creuse et fouille incessamment son foie
Toujours jeune, toujours mourant et renaissant.

Bien plus cruelle, hélas ! bien plus terrible encore
Est cette ambition brûlante qui dévore
Ma poitrine et mon cœur, à toute heure, en tout lieu.

Et, sous l’âpre douleur de l’atroce morsure,
Cachant aux yeux de tous l’incurable blessure,
Je me débats en vain, comme le demi-dieu.


(Les Fauves)





LA BALLADE
DU HIBOU QUI CHANTE




Le soir étend son crêpe gris
Sur le vallon et la colline.
Pas d’étoile, au ciel vert de gris,
Pleurant sa lueur opaline
Dans la cascade cristalline...

Lors, dans le fracas épaissi
Du ru que la pluie a grossi,
Au creux de la roche penchante
Où se tord le lichen roussi,
Entends-tu le hibou qui chante ?

(Dans le foyer plein de cri-cris,
L’hiver, lorsque le chêne incline
Au vent ses rameaux amaigris,
L’aïeule, en fichu de maline,
Aux blancs cheveux de mousseline,
Me disait, une larme au cil :
« Quelqu’un trépasse, c’est ainsi,
Quand gémit cette voix méchante ;
Prions que Dieu l’ait en merci.
Entends-tu le hibou qui chante ? »)

Or, troublé comme un homme gris,
J’écoute en mon âme orpheline
La plainte douce aux cœurs aigris
Verser sa caresse câline
De hautbois et de mandoline :
Un frisson soudain m’a saisi,
Le firmament s’est éclairci,
Et l’exquise musique enchante
Tout le paysage adouci ;
Entends-tu le hibou qui chante ?


ENVOI


Ô la Toute Chère, voici
Que je tombe roide et transi.

Aux bras de la Mort alléchante
J’endors enfin mon long souci :
Entends-tu le hibou qui chante ?


(Les Farouches)





LA BALLADE DES ARAIGNÉES




Au-dessus de l’armoire, à l’angle du plafond,
Elles vivent en paix, les bonnes araignées…
Le mur, humide et mou, se lézarde et se fond
En sueurs dont se sont à la longue imprégnées
Les poutres de sapin que le ver a saignées…
Comme elles sont bien, là, dans la sécurité
De ce coin que le jour n’a jamais fréquenté !
Aussi, matin et soir, leur grise multitude
Pullule tout à l’aise et grouille en liberté,
Tourbillonnant dans l’ombre et dans la solitude.

Tissandières en train, elles viennent et vont,
Ourdissant fil à fil leurs trames bien soignées,
Ouatant de voiles fins leurs retraites sans fond.
Le long des ais pourris et des planches rognées,
On dirait des cheveux de vierges dépeignées…
— Mais soudain, sous mes doigts l’épinette a chanté.
Et toutes, m’écoutant avec avidité,
D’une danse bizarre entreprennent l’étude,
Oubliant toile à l’œuvre et gibier convoité,
Tourbillonnant dans l’ombre et dans la solitude.


Souvent, m’interrompant de mon souci profond,
Arbre longtemps battu des vents et des cognées,
Je lève mes regards, pour voir ce qu’elles font,
Vers ces sœurs que jamais mon cœur n’a dédaignées.
Et je sens mes douleurs s’adoucir, résignées...
Doux peuple, plein de grâce en son activité,
Ami de la musique et de l’étrangeté,
Que chérissent mon deuil et mon inquiétude...
Ainsi je les contemple avec fraternité,
Tourbillonnant dans l’ombre et dans la solitude.



ENVOI


Tels les remords velus ont en foule habité
Mon âme, d’où la joie, hélas ! a déserté.
Se faisant du repos une chère habitude,
Ils tendent d’un lacs noir tout mon être attristé,
Tourbillonnant dans l’ombre et dans la solitude.





(Les Farouches)