Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Emmanuel des Essarts

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 383-389).




EMMANUEL DES ESSARTS


1839




Emmanuel des Essarts est né en 1839. Après son début des Poésies Parisiennes, il a donné Les Élévations, poèmes philosophiques qui parurent en 1874.

« Nourri de l’antiquité grecque et latine, a dit Théophile Gautier, des Essarts la mélange dans les proportions les plus heureuses avec la modernité la plus récente. Parfois la robe à la mode dont la muse est revêtue dans les Parisiennes prend des plis de tunique et rappelle quelque chaste statue grecque. Le beau antique corrige à propos le joli et l’empêche de tourner au coquet. Une goutte de vieux nectar mythologique tombe parfois au fond du verre à vin de Champagne et en empêche le pétillement trop vif. »

Les Poèmes de la Révolution (1879) ont montré sous un jour nouveau le talent de M. Emmanuel des Essarts.

Sans abandonner les élégances et les rêves d’autrefois, l’auteur ajoute à son talent un lyrisme et une force qu’on ne lui savait pas à ce degré. Il y a de l’ardeur et de la puissance dans tout ce livre, où l’on voit se lever tour à tour toutes les têtes, terribles, inspirées ou douces de la Révolution française.

Outre ces trois recueils de vers, M. Emmanuel des Essarts a fait paraître en prose L’Hercule grec, Les Voyages de l’Esprit, etc.

Ses œuvres ont été publiées en partie chez A. Lemerre et en partie chez Charpentier.

E. Ledrain.



LA SŒUR DE L’AMOUR




Lorsque le monde enfant s’éveillait dans l’ivresse,
Nonchalamment bercé par les brises de l’air,
Que l’hymne insoucieux d’une libre allégresse
Soupirait dans les bois et flottait sur la mer,

L’Amour naquit, l’Amour qui s’élançait des ondes,
Épris de sa jeunesse et fier de sa beauté,
Jetant sur les vallons et les plaines fécondes
Le regard calme et doux d’une divinité.

Il allait, voltigeant dans sa grâce enfantine,
Comme le frère aîné des lis et des oiseaux :
Il écoutait la voix de la source argentine ;
Il se laissait charmer par la chanson des eaux ;

Et, tandis qu’à ses pieds la Nature ravie
Palpitait et lançait les germes bondissants,
Et de ses larges flancs faisait jaillir la vie
En corps épanouis, en arbres frémissants,

Il disait : « Je suis Dieu, je suis seul, je suis maître.
« Partout des jeux, partout des danses et des chœurs !
« L’homme par le bonheur apprend à me connaître,
« Tout chante à ma venue et les nids et les cœurs.

« Ô terre, dans ton sein je sens courir des fièvres ;
« Des frissons inconnus glissent dans les forêts ;
« Partout je vois s’unir les fleurs roses des lèvres,
« Et les premiers amants sollicitent mes traits.


« Quel long tressaillement de délire et de joie
« Dans les ravins profonds et sous les myrtes verts !
« Je nais et tout fleurit, tout vibre, tout flamboie,
« Je suis le jeune roi de ce jeune univers. »

Et ce dieu nouveau-né que sa puissance enivre,
Ainsi qu’une secrète et magique liqueur,
Heureux de commander et plus heureux de vivre,
Sur le monde asservi posait un pied vainqueur,

Quand près de lui soudain une vierge plaintive,
Sombre comme un fantôme en ses noirs vêtements,
Se dressa, consternant la nature craintive,
Et jeta l’épouvante aux gaités des amants.

Ombre mystérieuse et tragiquement belle,
Avec un regard plein d’une triste douceur,
Et se penchant vers lui : « Cher Amour, lui dit-elle,
« Je viens à toi, je suis ta compagne, ta sœur.

« Tu ne me connais pas ! Moi je suis la Souffrance.
« Les dieux nous ont unis pour un long avenir ;
« Sans doute tu me crains dans ta jeune ignorance ;
« Mais ton âme apprendra plus tard à me bénir.

« Dans les cœurs qu’à vingt ans ton soleil illumine
« Et vient incendier de ses rouges splendeurs
« Moi je prolongerai l’illusion divine
« Et les enchantements ingénus des candeurs.

« Par l’obstacle jaloux et l’anxieuse attente,
« Par tous les freins cruels imposés au désir,
« Par les retards mortels à l’ardeur haletante,
« Je viens purifier l’extase du plaisir.


« Aux tourments imprévus je donnerai des charmes.
« La fleur de la tendresse au calice embaumé
« Répand plus de parfums sous les premières larmes
« Comme après la rosée un lilas ranimé.

« C’est par moi que naîtront aux heures de tendresse
« L’espoir aventureux, le hardi dévoûment.
« Je rendrai l’horizon plus grand pour la jeunesse,
« L’amante plus céleste aux regards de l’amant.

« Partout où deux baisers s’appelleront dans l’ombre,
« Nous nous rencontrerons dans notre mission,
« Toi pour verser au cœur les délices sans nombre,
« Moi pour lui révéler la chaste passion ! »

(Élévations)



MADAME DE CONDORCET



Longtemps après l’effroi des tourmentes publiques,
Dans la langueur des beaux jardins mélancoliques
Et blanche au voile noir sous les ombres d’Auteuil,
La veuve du héros pensif traîna son deuil
Parmi les entretiens choisis des philosophes.
Le frôlement discret de ses tristes étoffes
Vibrait délicieux pour Garat et Tracy,
Et Cabanis sentait son front tout éclairci
Par la limpidité de ce sourire humide.
Cependant qu’au dehors des femmes à chlamyde
Passaient avec l’éclat strident d’une chanson,
Elle n’était que rêve, ondulement, frisson,


Et songeuse élégie et dolente musique,
Grand ange harmonieux de la Métaphysique
Portant dans ses longs yeux d’azur tendre baignés
L’ineffable douceur des êtres résignés.

(Poèmes de la Révolution)



LA FORTUNE DE LAZARE


TRIOLETS




De la Seine au Mançanarès
Les vrais riches sont les Orphées.
Notre nectar vaut le xérès
De la Seine au Mançanarès.
Nous avons pour faire florès
Des rentes au pays des fées.
De la Seine au Mançanarès
Les vrais riches sont les Orphées.

Nous avons beaucoup d’actions
Dans le soleil et dans la lune.
Au crédit des illusions
Nous avons beaucoup d’actions ;
Dividendes de visions…
C’est bien encore une fortune,
Nous avons beaucoup d’actions
Dans le soleil et dans la lune.

Le rêve est notre seul banquier :
Notre bourse, c’est la campagne
Ou la grève de Villequier ;
Le rêve est notre seul banquier,

Et notre avoir tient tout entier
Sur les fameux châteaux d’Espagne.
Le rêve est notre seul banquier :
Notre bourse, c’est la campagne.

Nous tenons deux bons intendants,
Le caprice et la fantaisie.
Toute pomme s’offre à nos dents.
Nous tenons deux bons intendants,
Ils ouvrent à nos yeux ardents
La mine de la poésie.
Nous tenons deux bons intendants,
Le caprice et la fantaisie.

Nos intérêts sont bien payés
Quand nous plaçons de la tendresse.
Pauvres cœurs trop vite effrayés,
Nos intérêts sont bien payés
Dans les parcs aux sentiers frayés
Par quelque brune chasseresse.
Nos intérêts sont bien payés
Quand nous plaçons de la tendresse.

S’il connaissait notre bonheur,
Rothschild jalouserait Lazare
Drapé dans son fantasque honneur,
S’il connaissait notre bonheur !
La Muse nous dit : « Monseigneur ! »
Nous passons fiers comme Pizarre.
S’il connaissait notre bonheur,
Rothschild jalouserait Lazare !

(Poésies Parisiennes)



LA POURPRE



Quand le poète passe au travers de la vie
En jetant à la foule, irritée ou ravie,
Aux faibles comme aux forts, aux bons comme aux méchants,
La bénédiction sublime de ses chants,
D’où vient qu’à nos regards tout son être étincelle ?
Un flot tourbillonnant de lumière ruisselle
Sur son corps, et l’on voit resplendir ses haillons
Plus que le fauve acier des hardis bataillons.
C’est qu’à son flanc blessé qui palpite et qui saigne,
Il porte, roi proscrit, la pourpre de son règne :
Qu’il soit Gœthe ou Byron, triomphant ou martyr,
Jamais on n’éteindra cette flamme de Tyr,
Flamme à l’éclat fidèle, et qui toujours désigne
Ce compagnon de l’aigle et ce frère du cygne.
O nuit de la misère, ombre des froids tourments,
Vous n’obscurcirez point ces fiers rayonnements
Dont l’envieux s’indigne, et dont rêve la femme…
Car cette pourpre est teinte avec le sang de l’âme !

(Les Élévations)