Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles Fuster

Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 431-435).




CHARLES FUSTER


1866




Charles Fuster est né le 22 avril 1866 à Yverdon (canton de Vaud). Suisse de naissance, il appartient à la France par sa carrière littéraire qui est déjà riche de publications. Outre des œuvres en prose, Contes sans prétention (1884) et Essais de Critique (1886), il a donné en vers L’Âme pensive (1884) et Les Tendresses (1886).

La poésie de M. Charles Fuster est à la fois énergique et gracieuse. À beaucoup d’imagination il Joint une réelle élégance de style, et ses livres renferment plusieurs pièces d’une large facture. Ils ont paru à Lausanne chez F. Payot, et à Paris chez Paul Monnerat.

a. l.





AMOUR ET GLOlRE




La gloire est un superbe et hautain piédestal,
Un piédestal de marbre où le buste se dresse,
Dominant la douleur, la haine ou la tendresse,
Avec l’indifférence altière du métal.

Le buste est là, sublime, impassible et brutal ;
Eut-il un grand amour, un père, une maîtresse ?
Nul ne le sait. — En bas, jalouse et vengeresse,
La foule le salue ainsi qu’un dieu fatal.


Combien j’aimerais mieux, cette vie achevée,
Assoupi doucement dans mon œuvre rêvée
Et me sentant berce comme à mon premier jour,

M’en aller d’ici-bas, ayant vidé mon âme,
Et laisser après moi, dans le cœur d’une femme,
Quelques mots de douleur et quelques mots d’amour.





INFINI




Poursuivis par le même rêve,
Fatigués de vie et de bruit,
Nous nous en allions sur la grève,
Parmi les langueurs de la nuit.

Le cœur troublé, les mains brûiantes,
Nous écoutions ces cris amers,
Et les vagues lourdes et lentes
Nous disaient l’infini des mers.

La brise pleurait dans les branches ;
Nous regardions, silencieux, —
Et, là-haut, les étoiles blanches
Nous disaient l’infini des cieux.

Et tes yeux, pleins de douces ombres
Qu’illuminait l’amour vainqueur,
Tes grands yeux chauds, tes grands yeux sombres
Me disaient l’infini du cœur.

 
Et tout, les vagues en démence,
Les étoiles dans le ciel bleu,
L’immense mer, l’amour immense,
Nous disait l’infini de Dieu.





AMOUR DEVANT LA MER




Frémissement d’azur sous les cieux embrasés,
La mer, la grande mer, clémente à nos pensées,
Met toute sa douceur dans nos mains enlacées
Et tout son infini poignant dans nos baisers.

Elle est calme aujourd’hui, resplendissante et chaude,
Grande comme l’amour et vaste comme Dieu.
On la voit frissonner, sous l’immense ciel bleu,
En un ruissellement de nacre et d’émeraude.

Au fond des lointains gris, dans le frais demi-jour,
Plus haut que les rochers et plus haut que l’abîme,
Le ciel s’ouvre profond, lumineux et sublime,
Calme comme la mer et grand comme l’amour.

Quelques oiseaux d’argent se perdent dans l’espace.
Tout est large et joyeux, frémissant et vermeil.
Comme un enfant qui rit, les yeux lourds de sommeil,
La Nature nous parle, et nous parle à voix basse.

Et, la main dans la main, couple heureux et vainqueur,
Devant ce double azur, devant l’immense grève,
Nous écoutons la mer chanter en notre rêve,
Nous sentons l’infini descendre en notre cœur.




LE FLEUVE




D’abord, c’est le torrent farouche et redoutable,
Né dans l’âpre montagne, à la face des cieux.
Il roule, remuant les rocs silencieux,
Et lui-même effrayé de son bruit lamentable.

Il avance, — il devient le grand fleuve dolent,
Qui, sous des cieux lointains, dans la plaine infinie,
Ainsi qu’une éternelle et muette agonie,
Traîne son large cours mélancolique et lent.

Ce torrent, c’est la vie, et ce fleuve, c’est elle.
Sanglotante d’abord, résignée aujourd’hui,
Elle passe, emportant dans ses flots lourds d’ennui
Notre immortel espoir, notre peine immortelle.

Ne lui résiste pas, toi qui veux vivre un jour!
Aux remous des douleurs livre ton âme neuve.
Et, dolent comme lui, t’abandonnant au fleuve,
Va finir dans la mort en passant par l’amour !





PROMÉTHÉE




Ivre de la douleur dont il est torturé,
Levant sous l’infini sa tête ensanglantée,
Cloué sur le rocher qui brûle, Prométhée
Livre au vautour muet son cœur désespéré.


La Nature en frisson le voit d’un œil navré,
La solitude a peur, et l’aurore attristée
Depuis des milliers d’ans s’arrête épouvantée
Devant le grand maudit qui n’a jamais pleuré.

Ô martyr douloureux et sombre, je t’envie !
Sois heureux, toi qui meurs sans épuiser ta vie,
Et dont le cœur en sang renaît pour mieux souffrir !

Pour nous, martyrs moins grands, qui maudissons l’aurore,
Notre cœur saigne et crie, — et nous avons encore
L’effroyable douleur de l’écouter mourir.