Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles Baudelaire
harles Baudelaire, naquit à Paris en 1821. En 1857 il publia son volume de vers les Fleurs du Mal. Parmi ses œuvres en prose les plus justement appréciées, on peut citer les Paradis artificiels et les Histoires extraordinaires.
« Baudelaire, dit Sainte-Beuve, a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable, un kiosque bizarre, mais coquet et mystérieux, où l’on récite des sonnets exquis, où l’on prend de l’opium et mille drogues abominables dans des tasses d’une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui depuis quelque temps attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j’appelle cela la Folie Baudelaire. »
À côté de cette fantaisie narquoise du maître critique, rapportons ces quelques mots adressés au poète par Victor Hugo :
« Vous dotez le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre ; vous créez un frisson nouveau. »
Le nom de Baudelaire évoque dans notre pensée quelque chose de bizarre, d’étrange et de funèbre comme la danse des morts de Hans Holbein ou les sombres chapitres d’Edgar Poë. C’est un génie de la même famille, hanté des esprits noirs. Il a souvent abusé du haschisch pour avoir des visions, comme les fameux disciples du Vieux de la Montagne. Ces causes peuvent très bien expliquer à la longue l’espèce de trouble cérébral qui a dû hâter sa fin.
Aérienne, subtile et raffinée, la poésie de Baudelaire nous rappelle les riches scarabées des humides régions chaudes, cuirassés d’or et de vermillon, qui planent sur le miroir des eaux profondes, parmi les fleurs vireuses aux violentes couleurs et aux parfums troublants.
Ceux qui se hasardent dans ces fatales contrées y cheminent à pas inquiets, dans une atmosphère de malaria, insalubre pour les hommes, et n’en rapportent que des fièvres paludéennes.
Mais l’auteur avait parfaitement conscience de son état morbide ; aussi ses fleurs du mal sont-elles les bien-nommées, et devons-nous remercier ce grand malade aristocratique d’un nervosisme suraigu, qui, dans l’intervalle de ses crises, a su jouer d’un si merveilleux instrument.
Les œuvres de Baudelaire ont été publiées par M. Calmann Lévy.
es amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Erèbe les eût pris pour des coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;
Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
l est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux,
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsque en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts !
uand don Juan descendit vers l’onde souterraine,
Et lorsqu’il eut donné son obole à Caron,
Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,
D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l’époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
orsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces longues nuits d’où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
— Et le ver rongera ta peau comme un remords.
omme libre, toujours tu chériras la mer.
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !