Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Charles-Julien Lioult de Chênedollé

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 28-32).


CHÊNEDOLLÉ


1769 – 1833



Charles-Julien-Lioult de Chênedollé naquit à Vire. Âgé de douze ans, il fut envoyé à Avilly, chez les Oratoriens, qui donnaient à leurs élèves une éducation libre, variée et littéraire. Il publia en 1807, Le Génie de l’homme, poème, et en 1820, les Études poétiques.

Sainte-Beuve a écrit : « Il y a dans Chênedollé plus et moins que dans Delille : c’est moins gentil, moins égayé de détails, moins agréable à lire ; c’est plus grave, plus élevé, plus soutenu, aussi plus monotone. L’agrément y manque un peu, et il ne devrait jamais manquer, même dans la haute poésie : le grave n’est pas le triste, et aucun genre ne dispense le poète d’avoir de la fraîcheur, de la joie dans le style. Mais, cela dit, que de beaux vers, que de riches descriptions, que de nobles essors de pensée ! »


LA GELÉE D’AVRIL



Avril avait repris le sceptre de l’année,
Et, de rayons nouveaux la tête couronnée,
Le grand astre des cieux, libre et resplendissant,
Guidait, au haut des airs, son char éblouissant.

De ses plus verts gazons la terre était parée.
Le crocus au front d’or, l’hépathique empourprée,
Jetés sur la verdure en bouquets éclatants,
Embellissaient déjà la robe du printemps.
Partout germaient, naissaient, et se hâtaient d’éclore
Les riantes tribus du royaume de Flore,
L’hyacinthe qui s’ouvre aux feux d’un soleil pur,
Et l’aimable pervenche aux pétales d’azur,
Et l’humble violette à l’haleine embaumée.
Mille arbres, des jardins parure accoutumée,
Reprenant à la fois leurs vêtements de fleurs,
Semblaient rivaliser d’éclat et de couleurs.
Des oiseaux ranimés les légères familles,
Ou suspendaient leurs nids aux dômes des charmilles,
Ou, cachés dans le sein des odorants buissons,
Faisaient retentir l’air de leurs douces chansons.
Le froment, jeune encor, sans craindre la faucille,
Se couronnait déjà de son épi mobile,
Et, prenant dans la plaine un essor plus hardi,
Ondoyait à côté du trèfle reverdi.
La cerisaie en fleurs, par avril ranimée,
Emplissait de parfums l’atmosphère embaumée.
Et des dons du printemps les pommiers enrichis
Balançaient leurs rameaux empourprés ou blanchis.


Oh ! comme alors, quittant le sein bruyant des villes,
On aimait à fouler les campagnes fertiles !
Que les prés étaient beaux ! Que les yeux enchantés
Erraient avec plaisir sur leurs fraîches beautés !
À l’aspect des trésors que la terre déploie,
Les laboureurs, comblés d’espérance et de joie,
Répétaient à l’envi que, depuis quarante ans,
Aucun d’eux n’avait vu de plus riche printemps.


Un soir, assis au seuil de l’antique chaumière,
Méril, vieux laboureur au front octogénaire,
Reportant tour à tour son regard attendri
De ses belles moissons à son verger fleuri,
Contemplait du printemps les brillantes promesses,
Et de l’été déjà saluait les richesses.
— Quatre-vingts fois, armé de ses noirs aquilons,
L’hiver a, disait-il, ravagé nos vallons ;
Le printemps, ranimant leur verdure fanée,
Quatre-vingts fois aussi renouvela l’année,
Depuis que, dirigeant le fer agriculteur,
Je me livre avec joie à l’art du laboureur.
J’ai vu dans mes enclos descendre l’abondance ;
La moisson a souvent passé mon espérance ;
Mais jamais je n’ai vu, sur nos fertiles bords,
Avril au métayer ouvrir tant de trésors.
Oui ; nos labeurs encore auront leur récompense !
Je pourrai donc encor secourir l’indigence,
Je pourrai l’assister, quoique je sois bien vieux
Et que d’un pied je touche aux tombes des aïeux !
Mais quels que soient les jours que me réserve encore
La bonté de ce Dieu que sans cesse j’implore,
Je n’oublierai jamais les faveurs et les dons
Qu’il verse en ce printemps sur nos jeunes moissons,
Et je mourrai content puisqu’encor ma vieillesse
De nos champs une fois a revu la richesse. »
Il dit. Du lendemain il règle les travaux,
Puis regagne sa couche et se livre au repos.


Mais du soir, tout à coup, les horizons rougissent ;
Le ciel s’est coloré, les airs se refroidissent,
Et l’étoile du nord, qu’un char glacé conduit,
Étincelle en tremblant sur le sein de la nuit.


Soudain l’âpre gelée, aux piquantes haleines,
Frappe à la fois les prés, les vergers et les plaines,
Et le froid aquilon, de son souffle acéré,
Poursuit dans les bosquets le printemps éploré.
C’en est fait ! Une nuit d’haleine empoisonnée
A séché dans sa fleur tout l’espoir de l’année.
Le mal se cache encor sous un voile incertain ;
Mais quand l’aube eut blanchi les portes du matin,
Que son premier rayon éclaira de ravages !
Tout du fougueux Borée attestait les outrages.
Le fruit tendre et naissant, que septembre eût doré,
Par le souffle ennemi s’offre décoloré.
La vigne, autre espérance, en proie à la froidure,
A du pampre hâtif vu mourir la verdure.
L’épi, dans ses tuyaux vainement élancé,
Est frappé par le givre, et retombe affaissé.
Le pommier, que parait sa fleur prématurée,
A vu tomber l’honneur de sa tête empourprée ;
Et, plus honteux encor, de ses bouquets flétris
L’arbre de Cérasonte a pleuré les débris.


À l’aspect du fléau, que de larmes coulèrent !
Mais quand le jour s’accrut, les sanglots redoublèrent,
Et les vieux laboureurs, au désespoir réduits,
Se montraient, en pleurant, tant de trésors détruits.
Méril, non sans verser bien des larmes amères,
Du hameau ruiné déplora les misères ;
Mais, d’une âme chrétienne, il soutint ses malheurs,
Et le malheur d’autrui seul lui coûta des pleurs.
Il disait : « Puisqu’un Dieu si bon, si tutélaire,
A fait sur nos guérets descendre sa colère,
De nos erreurs sans doute il était mécontent.
Amis, résignons-nous. Je l’avoûrai pourtant,

J’ai regret à ces blés ; car plus d’un misérable
Dans ma grange eût trouvé la gerbe secourable.
Mais nos jours sont mêlés d’amertume et de fiel,
Et l’on doit se soumettre aux volontés du ciel. »

(Études Poétiques)