Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Armand Silvestre

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 305-317).




ARMAND SILVESTRE


1837




Armand Silvestre, né à Paris, se fit recevoir à l’École Polytechnique, mais bientôt, renonçant aux mathématiques pures, il entra dans l’Administration des Finances et publia ses premiers vers. George Sand, les ayant lus en épreuves, conçut pour cette poésie si éclatante et si passionnée une telle admiration quelle voulut, bien qu’elle ne connût point l’auteur, présenter elle-même l’œuvre au public.

Depuis les Rimes neuves et vieilles, les Renaissances, La Gloire du Souvenir écrites de 1866 à 1872 et réunies postérieurement sous le titre de Premières Poésies, Armand Silvestre a donné quatre autres recueils : La Chanson des Heures (1878), Les Ailes d’or (1880), Le Pays des Roses (1882) et Le Chemin des Étoiles (1885).

Ses poèmes, si étrangement sensuels et mystiques à la fois, sont une perpétuelle apothéose de la Beauté visible, un agenouillement enthousiaste et cependant douloureux devant la femme. « C’est, dit George Sand, l’hymne antique dans la bouche d’un moderne, c’est-à-dire l’enivrement de la matière chez un spiritualiste quand même, qu’on pourrait appeler le Spiritualiste malgré lui ; car, en étreignant cette beauté physique qu’il idolâtre, le poète crie et pleure. Il l’injurie presque et l’accuse de le tuer. Que lui reproche-t-il donc ?… de n’avoir point d’âme. Ceci est très curieux et continue, sans la faire déchoir, la thèse cachée sous le prétendu scepticisme de Byron, de Musset et des grands romantiques de notre siècle. »

Ces lignes du grand écrivain de Nohant résument à merveille l’inspiration, le fond moral des poésies d’Armand Silvestre. Par la forme il est, parmi les contemporains, l’un de ceux qui se rattachent le moins à l’école de Victor Hugo et de ses successeurs. Il a un moindre souci de la précision pittoresque ; ses images rappellent plutôt la magnificence un peu vague de celles de Lamartine. Ses rimes sont plus sonores que rares ; elles semblent moins arrêter le vers qu’en prolonger au contraire la vibration, comme des points d’orgue. Enfin sa période poétique se déroule avec une ampleur calme, une solennité presque religieuse qui n’appartient qu’à lui.

En prose, Armand Silvestre a publié plusieurs volumes de contes dont la verve rabelaisienne a étonné quelques admirateurs du poète. À ceux-là il a répondu par un beau sonnet ayant pour titre : Ma Défense.

Les œuvres poétiques d’Armand Silvestre ont été publiées par MM. A. Lemerre et G. Charpentier..

Auguste Dorchain.



*
*       *




Fleuris dans mon esprit, ô fleur de volupté,
Fleur du rêve païen, fleur vivante et charnelle,
Corps féminin, qu’aux jours de l’Olympe enchanté
Un cygne enveloppa des blancheurs de son aile.

L’amour des cieux a fait chaste ta nudité :
Sous tes contours sacrés, la fange maternelle
Revêt la dignité d’une chose éternelle
Et, pour vivre à jamais, s’enferme en la Beauté.


C’est toi l’impérissable en ta splendeur altière,
Moule auguste où l’empreinte ennoblit la matière,
Où le marbre fait chair se façonne au baiser.

Car un dieu, t’arrachant à la chaîne fragile
Des formes que la Mort ne cesse de briser,
A pétri, dans tes flancs, la gloire de l’argile.

(Rimes neuves et vieilles)







STANCES

SUR LES MAUX DE LA PATRIE




Lorsque, chassé des cieux de ta gloire meurtrie,
Les deux mains sur le front, j’en descends les degrés,
Je n’ai plus d’autres deuils que les tiens, ô Patrie !
Et mes yeux n’ont de pleurs que pour tes maux sacrés.

Tu fus l’astre vivant dont la chaleur féconde,
L’œil du ciel grand ouvert sur les conseils humains ;
Un soleil emplissait ta paupière profonde
Et mesurait aux jours l’espoir des lendemains.

Tu fus l’arbre grandi sous l’aurore première,
Le vieux cep où mûrit l’antique Liberté ;
Et tu fis de tes seins, tendus vers la lumière,
La coupe immense où vint boire l’humanité !

Tu fus le sang vermeil qui roula, sous la terre,
L’héroïque ferment des saintes passions,
Et, soulevant les monts, ouvris, comme un cratère,
La formidable fleur des révolutions !


Tu jetas le trésor des charnelles semailles
Aux siècles épuisés qu’il fallait rajeunir.
Comme l’oiseau qui donne à son nid ses entrailles,
De ton flanc déchiré tu nourris l’avenir.

Tes fils furent l’honneur de l’humaine lignée,
Où des Titans vaincus la fierté se défend,
Les bûcherons vaillants dont la sainte cognée
Fit jaillir l’Idéal sous le fer triomphant.

Astre d’or, coupe d’or, France, mère des justes,
Des braves et des forts tombés dans ton linceul,
Nous sommes nés trop tard, puisqu’à tes mains augustes
Nos lèvres n’ont porté qu’un sanglot lent et seul !

Puisqu’il faut jusqu’au bout vaincre notre superbe,
Réprimer, dans nos cœurs, les espoirs superflus,
Et fouler sous nos pieds, avec la terre et l’herbe,
L’impérissable orgueil des grands jours révolus,

Ne porte plus aux mers, Seine, reine des fleuves,
Le spectre évanoui des triomphes lointains ;
Mais, vers le Simoïs, rejoins les pleurs des veuves.
Andromaque et la France ont les mêmes destins !

Le poids des souvenirs courbe nos têtes nues.
Le faîte des palais sur nous s’est affaissé.
Comme un troupeau, parmi les routes inconnues,
Nous marchons, confondus dans l’ombre du passé.

Car, prisonniers d’un sol qu’a déserté notre âme,
Aïeux dont la fierté tomba, dernier rempart,
Nous sommes, fils rompus d’une immortelle trame,
Un peuple d’exilés qu’oublia le départ.


Et pourtant, nul de nous ne fuit la gloire amère
De porter haut ton nom sous tes soleils éteints,
Et tous nous demeurons, ô Patrie, ô ma mère,
Fidèles sans retour à tes pires destins !


(La Chanson des Heures)



LARMES D’ÉTOILES




Devant que l’heure soit venue
Où l’aube les vient délivrer,
On entend parfois sous la nue
Les étoiles tout bas pleurer.

Et, rayant de feu les mirages
Tranquilles de l’horizon clair,
On voit, comme après les orages,
Des larmes d’or passer dans l’air.

Perdu dans l’ombre solennelle
Que ne trouble encore aucun bruit,
Écoutons la plainte éternelle
Des étoiles d’or dans la nuit :

« Hélas ! nous sommes prisonnières
Dans l’immensité du ciel bleu.
Qui donc brisera les ornières
Ouvertes sous nos chars de feu ?

« Chaque heure à la nocturne voûte
Nous donne un rendez-vous certain ;
Nos pas sont rivés à la route
Que pour eux traça le destin.


« Ces lueurs que l’esprit acclame,
Comme un feu vivant et vainqueur,
Hélas ! ce sont des clous de flamme
Qui nous traversent en plein cœur.

« Un dieu, sous leurs étreintes sûres,
Fixa notre vol indompté,
Et nos lumineuses blessures
Sont la splendeur des nuits d’été.

« Au bout du rayon qui nous troue,
Le temps nous roule obstinément,
Filles d’Ixion, sur la roue
Inflexible du firmament.

« Nous sommes les vierges plaintives.
Dont l’orgueil sublime est puni :
Car c’est être deux fois captives
Que de l’être dans l’Infini. »

— Maudissez les destins infâmes
Durant les soirs silencieux !
Vous êtes les sœurs de nos âmes,
Étoiles qui pleurez aux cieux.

Comme vous, flammes immortelles,
Leur honneur est fait de clarté :
Cependant, comme vous, sont-elles
En prison dans l’immensité !

En vain, devant elles, le Rêve
Ouvre l’azur des cieux béants.
Une invisible main, sans trêve,
Les cloue aux terrestres néants.


Sous leurs ailes grandes ouvertes,
Sans les emplir, passe le vent.
Comme vous, elles sont inertes
Sur un chemin toujours mouvant.

Leur désir seul franchit l’espace
Dans son désespoir impuissant,
Et la plus illustre qui passe
Marque sa gloire avec du sang.

Maudissez les destins infâmes
Durant les soirs silencieux !
Vous êtes les sœurs de nos âmes,
Étoiles qui pleurez aux deux !


(La Chanson des Heures)



LE PÈLERINAGE




Après vingt ans d’exil, de cet exil impie
Où l’oubli de nos cœurs enchaîne seul nos pas,
Où la fragilité de nos regrets s’expie,
Après vingt ans d’exil que je ne comptais pas,

J’ai revu la maison lointaine et bien aimée
Où je rêvais, enfant, de soleils sans déclin,
Où je sentais mon âme à tous les maux fermée,
Et dont, un jour de deuil, je sortis orphelin.

J’ai revu la maison et le doux coin de terre
Où mon souvenir seul fait passer, sous mes yeux,
Mon père souriant avec un front austère
Et ma mère pensive avec un front joyeux.


Rien n’y semblait changé des choses bien connues
Dont le charme autrefois bornait mon horizon :
Les arbres familiers, le long des avenues,
Semaient leurs feuilles d’or sur le même gazon ;

Le berceau de bois mort qu’un chèvrefeuille enlace,
Le banc de pierre aux coins par la mousse mordus,
Ainsi qu’aux anciens jours tout était à sa place
Et les hôtes anciens y semblaient attendus.

Ma mère allait venir, entre ses mains lassées
Balançant une fleur sur l’or pâle du soir ;
Au pied du vieux tilleul, gardien de ses pensées,
Son Horace à la main, mon père allait s’assoir.

Tous deux me chercheraient des yeux dans les allées
Où de mes premiers jeux la gaîté s’envola ;
Tous deux m’appelleraient avec des voix troublées
Et seraient malheureux ne me voyant pas là.

J’allais franchir le seuil : — C’est moi, c’est moi, mon père !…
Mais ces rires, ces voix, je ne les connais pas.
Pour tout ce qu’enfermait ce pauvre enclos de pierre,
J’étais un étranger !… Je détournai mes pas…

Mais, par-dessus le mur, une aubépine blanche
Tendait jusqu’à mes mains son feuillage odorant.
Je compris sa pitié ! J’en cueillis une branche,
Et j’emportai la fleur solitaire en pleurant !


(Les Ailes d’Or)



LA VÉNUS DE MILO




Ce ne fut ni la chair vivante, ni l’argile
Qui servit de modèle à ce corps radieux :
La femme a moins d’orgueil, — la terre est trop fragile,
Et ce marbre immortel vient du pays des Dieux.

Jamais l’âme cruelle aux amantes cachée
N’eut ce sein ni ce front augustes pour prison,
Et la double colline à ce torse attachée
N’abrite pas un cœur fait pour la trahison.

Comme un rocher marin, cette gorge tendue
Vers l’invisible amour des cieux immaculés
Brise de nos désirs la caresse éperdue,
Et la refoule au fond de nos esprits troublés.

Image de granit sur nos fanges dressée,
Phare debout au seuil des océans amers,
Statue où le reflet de l’antique pensée
Luit encor sur les temps comme un feu sur les mers !

Toi qui demeures seule à la porte du temple
Dont l’idéal lointain habite les sommets
Et que notre regard avec effroi contemple,
— Celui qui mutila la pierre où tu dormais

Fit au cœur du poète une entaille profonde,
Car, ô Fille des Dieux, immortelle Beauté,
Tes bras, en se brisant, laissèrent choir le monde
Dans les gouffres abjects de la réalité !

(Le Pays des Roses)




LA VÉNUS DE VIENNE




Dans ce marbre héroïque en creusant ta statue,
Un artiste inconnu fixa l’éternité,
Ô toi dont la splendeur nous fait vivre et nous tue,
Femme de qui les temps connurent la Beauté.

Il te fit cette image immortelle et profonde,
Où nos premiers regards retrouvent, éperdus,
L’amante impitoyable et la mère féconde
À qui tous nos malheurs et tous nos maux sont dus !

Pour leur double labeur il arrondit tes hanches
Où meurent les désirs, où les races naîtront,
Et pencha le sillon de tes épaules blanches
Vers le joug que lui fait la caresse ou l’affront.

Sous ton col généreux il gonfla des mamelles
Robustes à la soif comme aux enlacements,
Où viennent boire, ainsi qu’à des coupes jumelles,
La bouche des petits et celle des amants.

De plis lourds et profonds il sillonna ton ventre,
Lac vivant qu’ont creusé les âges révolus,
D’où l’humanité sort, où l’humanité rentre,
Comme font de la mer le flux et le reflux.

Car, c’est quand l’homme ploie à l’angoisse de vivre
Que l’amour le saisit et, de son bras géant,
Le pousse pantelant et comme une bête ivre,
Vers le gouffre natal où dormait son néant !

(Le Pays des Roses)




ÉLOGE DE LA LYRE


I




La Lyre est l’amie éternelle !
L’Art montre l’éternel chemin !
Tout bonheur durable est en Elle,
En lui gît tout l’honneur humain !
Aux saintes cordes de la Lyre,
Vibre, après l’amoureux délire,
Le réveil de notre fierté.
À notre cœur même arrachées,
Elles chantent, sitôt touchées,
Un hymne d’immortalité !



II



La Lyre est la porte fermée
Qui garde le jardin des cieux :
Par Elle à notre âme charmée
S’ouvre un séjour délicieux.
Comme un chasseur qui tend ses toiles,
Le poète prend des étoiles
Au réseau de ses cordes d’or ;
Et, des planètes effarées
Volant les ailes déchirées,
Fuit dans l’azur plus haut encor !


III


 
Sonore, éclatante et vermeille
Oiseau chantant, flambeau qui luit,
La Lyre à l’Aurore est pareille,
Chassant les ombres de la Nuit.
Aux ténèbres du cœur levée,
Souriante et de pleurs lavée,
Elle monte en resplendissant,
Et, sur nos têtes suspendue,
Fait flamboyer, dans l’étendue,
Nos larmes avec notre sang !

(Le Pays des Roses)



NATALE CARMEN


I




Les Temps se recueillaient, et les Heures pâlies,
Sentant fléchir leur vol sous le ciel irrité,
Pleuraient l’antique honneur des formes abolies
Et le spectre divin de l’antique Beauté.

Aux lèvres des mortels, voyant mourir l’hommage,
Elles disaient : « L’azur, trop lointain désormais,
Dans les terrestres flots ne mire plus l’image
Des astres triomphants qui peuplent les sommets !


« Les constellations emportent, sous la nue,
L’âme des dieux vaincus, et, sur la mer en pleurs,
Vénus aux ailes d’or, étoile devenue,
Jette un dernier rayon comme aux tombes les fleurs !

« De nos yeux l’Immortelle a détourné sa face ;
Sur son front la lumière à l’horizon s’enfuit,
Et des âges sacrés le grand rêve s’efface ! »
— Ainsi se lamentaient les Heures dans la nuit.



II



Cette nuit-là fut belle entre les nuits bénies
Qui baignent de repos la calme immensité,
Et dont le souffle lent berce des harmonies
Au doux balancement du feuillage argenté.

Cette nuit-là fut belle, et sa clarté profonde,
Imprégnant l’air troublé des feux du firmament,
Fit passer un frisson de réveil sur le monde,
Et surprit l’Univers dans un enchantement.

Cette nuit-là fut belle, et, dans sa chaude haleine,
Apportant les parfums, emportant les ennuis,
Fit tressaillir une âme errante dans la plaine.
Cette nuit-là fut belle entre toutes les nuits !

Son ombre fut plus douce, et plus grand son mystère,
Car, rompant du destin les pactes odieux,
La suprême pitié descendit sur la terre,
Et tu naquis, ô Toi, chère fille des dieux !

(Le Chemin des Étoiles)