Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Antoni Deschamps

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 162-166).



ANTONl DESCHAMPS


1800 – 1869




Antoni Deschamps, frère d’Émile, né à Paris, parcourut jeune encore l’Italie, qu’il se prit à aimer avec passion. Un grand nombre de ses poèmes se ressentent avec bonheur de son amour enthousiaste pour cette « terre du vrai beau. » Antoni Deschamps a donné une traduction en vers de L’Enfer de Dante, des Satires (1831 – 1834), des Études sur l’Italie (1835). Dernières Paroles (1835) et Résignation (1839) attestent chez le poète une période maladive qui put troubler sa raison, mais qui n’ôta certainement rien à la force de son talent et à la grâce de son cœur.

Il s’était consacré de très bonne heure à une sérieuse et profonde étude de Dante et s’en était allé vivre à Florence même pour mieux s’incarner dans le personnage du sombre poète évocateur de l’Enfer. Ce fut une rude épreuve pour le cerveau du traducteur, qui, toute sa vie, en garda quelque chose d’inquiet.

Ses œuvres sont publiées par A. Lemerre.

A. L.
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LE JOUR DES MOCCOLI




Le jour des Moccoli, lorsque Rome la sainte
Laisse errer la folie en sa bruyante enceinte,

Ceux de Cascel-Gandolfe et ceux de Tivoli,
Portant au pied la boucle en argent mal poli,
Les filles de Nettune, au corset d’écarlate,
Ornant de médaillons leur sein où l’or éclate,
Et dans un réseau vert enfermant leurs cheveux,
Et celles de Lorette, où l’on fait tant de vœux,
Celles de Frascati, dont les beaux yeux sans voile
Luisent sous le panno comme une double étoile,
Hommes, femmes, enfants, s’avancent d’un pas lent
Vers la nocturne fête et le Corso brûlant.

Alors le ciel s’embrase et la flamme agrandie
S’étend le long des toits comme un vaste incendie ;
Et les Moccoletti courent de mains en mains,
Brillant et s’éteignant : tel, au bord des chemins,
On voit le ver luisant, dans la nuit qu’il éclaire,
Paraître ou se cacher au mois caniculaire.
Au milieu du tumulte et des joyeux propos,
Quelques femmes d’Albane, assises en repos,
Imitent par leur taille et leur antique tête
Des déesses de marbre assistant à la fête.

Cependant le temps fuit, la lumière pâlit,
Et la jeune Romaine, en regagnant son lit,
Voit à regret mourir le dernier feu !… La foule,
Sur la place du Peuple, en murmurant, s’écoule ;
Les voix sont déjà loin, l’écho n’a plus de sons,
Et les balcons muets ont fini leurs chansons.
Par la lune éclairés, quelques dominos sombres
Dans le Corso désert glissent comme des ombres ;
Mais le saltarello près du Tibre a cessé.
Le jour des Moccoli tel qu’un rêve a passé ;
Et l’on n’aperçoit plus, dans une teinte grise,
Que les murs dentelés du Palais de Venise ;

Et Rome se repose, et la paix des tombeaux
Succède au bruit des chars, à l’éclat des flambeaux.
Et puis le lendemain, sortant de leurs cellules,
Et les bruns franciscains, et les blancs camaldules,
S’emparent de la ville, et leurs yeux pénitents
Disent qu’il faut enfin commencer le saint temps.

Ils marchent en silence, et la pierre des dalles
Retentit longuement sous leurs larges sandales,
Qui foulent dans ces lieux, la veille profanés,
Et des flambeaux éteints et des bouquets fanés.
Ainsi l’âme s’endort quand sa fête est finie,
Et soucis, et chagrins, à la face jaunie,
Reviennent la fouler dans les sentiers humains,
Comme les pieds pesants de ces moines romains.


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SONNETS


I




Depuis longtemps je vis entre deux ennemis,
L’un s’appelle la Mort et l’autre la Folie ;
Lun m’a pris ma raison, l’autre prendra ma vie…
Et moi, sans murmurer, je suis calme et soumis !

Cependant, quand je songe à tous mes chers amis,
Quand je vois, à trente ans, ma pauvre âme flétrie,
Comme un torrent d’été ma jeunesse tarie,
J’entrouvre mon linceul, et sur moi je gémis.


Il respire pourtant, disent entre eux les hommes,
Et, debout comme nous sur la terre où nous sommes,
Nous survivra peut-être encor plus d’un hiver !

Oui, comme le polype aux poissons de la mer,
Ou comme la statue, en sa pierre immortelle,
Survit à ceux de chair qui passent devant elle !



II



La vie avance et fuit, sans ralentir le pas,
Et la mort vient derrière à si grandes journées,
Que les heures de paix qui me furent données
Me paraissent un rêve et comme n’étant pas.

Je m’en vais mesurant d’un sévère compas
Mon sinistre avenir, et vois mes destinées
De tant de maux divers encore environnées,
Que je veux me donner de moi-même au trépas ;

Si mon malheureux sort eut jadis quelque joie,
Triste, je m’en souviens ; et puis, tremblante proie,
Devant, je vois la mer qui va me recevoir !

Je vois ma nef sans mât, sans antenne et sans voiles,
Mon nocher fatigué, le ciel livide et noir,
Et les beaux yeux éteints, qui me servaient d’étoiles.


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SUPPLICE DE JUDAS DANS L’ENFER




Quand, tout couvert du sang de la grande victime,
Judas tombant enfin de son arbre fatal,
Et roulant dans le fond de l’éternel abîme
De degrés en degrés au royaume infernal,

Sentit ses os siffler en leur moëlle intime,
Ses chairs se calciner et puis l’Esprit du mal
Le traîner palpitant du remords de son crime
Aux pieds du dernier juge et sous son tribunal,

Satan, à son aspect sur le sombre rivage,
D’un sourire subit dérida son visage,
Et, de ses bras puissants entourant le damné,

Comme un amant là-haut embrasse son amante,
Serein, il lui rendit, de sa bouche fumante,
Le baiser que le traître au Christ avait donné !



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