Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Alphonse de Lamartine

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 84-107).



LAMARTINE


1790 – 1869




La carrière poétique de Lamartine, s’ouvrit par les Méditations poétiques (1820). Trois ans après, les Nouvelles Méditations parurent. Lamartine donna les Harmonies poétiques et religieuses en 1829 ; en 1835 Jocelyn, sorte de roman élégiaque en vers ; en 1838, La Chute d’un Ange ; et, en 1839, les Recueillements.

Lamartine a composé en outre un grand nombre d’ouvrages romanesques, critiques ou historiques, dont voici les principaux : Voyage en Orient (1835), Histoire des Girondins (1847). Histoire de la Révolution de 1848 (1849), Confidences (1849), Nouvelles Confidences (1851), Geneviève (1851), Graziella (1852), Histoire de la Restauration (1851-53), Nouveau Voyage en Orient (1853), Histoire de la Turquie (1854), Histoire de la Russie (1855), Le Conseiller du Peuple (1849-50), Le Civilisateur (1851), Cours familier de Littérature (1856-67).

« La vie de Lamartine est écrite partout. Il naquit à Mâcon le 21 octobre 1790, et mourut à Paris le 8 mai 1869. Entre ces deux dates se déroule une des destinées les plus brillantes et les plus complètes qui aient été données à un homme. Poète, orateur, historien, homme d’État, dictateur d’une révolution, il but, comme l’a dit Sainte-Beuve, le succès par tous les pores. Sa fortune, sinon sa gloire, eut d’étranges retours,

A. de Lamartine

A. DE LAMARTINE



et sa fin a été abreuvée d’amertume. Il a pu dire, comme Milton, qu’il était tombé dans les mauvais jours et les mauvaises langues. Mais toujours grand dans les tristesses du déclin comme dans les splendeurs de sa glorieuse carrière, il est pour notre siècle l’homme représentatif par excellence, celui qui en a le mieux traduit, dans sa prose et dans ses vers, les besoins et les aspirations, et qui, par son génie politique ainsi que par son talent d’écrivain, a donné de nos jours à la voie du progrès l’impulsion la plus vive. C’est là son signe parmi nos contemporains : il a été le prophète inspiré de notre avenir ; et s’il n’a pas réalisé lui-même son rêve par l’établissement d’une république large et libre, il en a du moins tracé à grands traits la figure idéale et préparé l’avènement par sa parole et par ses écrits, dans l’opposition et au pouvoir.

« Comme poète, et c’est sous ce rapport seulement que nous devons l’envisager ici, c’est à lui que revient l’honneur incontesté d’avoir renouvelé la poésie française. « Tous les vers sont faits, » disait un critique académicien au moment où venaient de paraître les premières Méditations. Le jeune poète fit bien voir qu’il en restait encore à faire, ce dont M. de Fontanes ne se doutait guères, et que l’amour, la religion, la philosophie et la politique allaient recevoir d’idées et de sentiments nouveaux une expression nouvelle. Une langue nouvelle fut créée pour une nouvelle âme. Le siècle reconnut et proclama son poète ; Lamartine, pour employer une expression de Shakspeare, fut porté en triomphe sur les cœurs. Si l’on doit mesurer la grandeur d’un poète au nombre de ses admirateurs et à la vivacité des sympathies qu’il a excitées, aucun ne doit passer avant Lamartine. Aucune muse, à son apparition, n’a pris plus d’âmes sous ses ailes ; la jeunesse du siècle est toute pleine de sa jeunesse.

« Après les Méditations, où résonnaient des notes inconnues avant lui, vinrent les Harmonies, ces poésies religieuses, si belles dans leur monotonie, où se trouvent quelques-unes des plus heureuses inspirations de la Muse contemporaine. À côté du Premier Regret, cette élégie qualifiée d’admirable par Sainte-Beuve, on lit les Novissima verba, l’un des chefs-d’œuvre de cette poésie personnelle, intime, dont Lamartine fut chez nous le révélateur. Au poème platonicien et fénelonien de La Mort de Socrate, pur comme un bas-relief antique, succède l’épopée familière de Jocelyn, aussi nouvelle pour le fond que pour la forme, où l’amour, la religion, la foi, la charité, l’esprit ancien et l’esprit nouveau sont exprimés dans un style poétiquement naturel, trouvé d’inspiration par le plus facile et le plus harmonieux des génies. Puis viennent, dans les Révolutions, dans Utopie, les grands développements d’idées modernes qu’anime un puissant souffle lyrique : puis, dans La Chute d’un Ange, fragment cyclopéen d’une épopée gigantesque restée à l’état de projet, un essai de résurrection de poésie primitive par un voyageur inspiré du génie de l’Orient.

« Le caractère particulier de la poésie de Lamartine, c’est la spontanéité. Tout y naît sans effort et comme par un instinct divin ; tout y coule de source, l’idée et la forme, le sentiment et l’harmonie ; tout y est ailé, léger, rapide ; l’oiseau s’envole en chantant du nid, il monte en planant, il dort sur le vent, comme Lamartine l’a dit de l’aigle. Lamartine poète ne réfléchit pas, il chante : s’il compose, c’est à son insu, par instinct poétique, non par aucun artifice littéraire : son art, c’est sa nature ; s’il pense, c’est son génie qui pense en lui, c’est le mens divinior qui lui souffle des idées et des images, et qui les lui fait répandre en abondance, comme le pommier répand au printemps ses fleurs pour se décharger en effeuillant sa couronne. Cette spontanéité de la muse primitive, unie, dans une nature héroïque et harmonieuse, à une riche culture et à toutes les idées de la civilisation la plus avancée, est un phénomène curieux à notre époque, et l’un des spectacles les plus intéressants qu’elle pût donner. »

L. de Ronchaud.
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LE LAC



Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
                     Jeter l’ancre un seul jour ?

Ô lac, l’année à peine a fini sa carrière,
Et, près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
                     Où tu la vis s’asseoir !

Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
                     Sur ses pieds adorés.

Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
                     Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
                     Laissa tomber ces mots :

« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
                     Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
                     Des plus beaux de nos jours.

« Assez de malheureux ici-bas vous implorent :
                     Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
                     Oubliez les heureux !

« Mais je demande en vain quelques moments encore,
                     Le temps m’échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente ! » et l’aurore
                     Va dissiper la nuit.


« Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
                     Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive,
                     Il coule, et nous passons ! »

Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur,
S’envolent loin de nous de la même vitesse
                     Que les jours de malheur ?

Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? Quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
                     Ne nous les rendra plus ?

Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
                     Que vous nous ravissez ?

Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
                     Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
                     Qui pendent sur tes eaux !

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
                     De ses molles clartés !

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
                     Tout dise : « Ils ont aimé ! »


(Méditations poétiques)


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L’AUTOMNE




Salut, bois couronnés d’un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.

Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire ;
J’aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois.

Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire,
À ses regards voilés je trouve plus d’attraits :
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.

Ainsi, prêt à quitter l’horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui,
Je me retourne encore et d’un regard d’envie
Je contemple ces biens dont je n’ai pas joui.

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme au bord de mon tombeau ;
L’air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d’un mourant le soleil est si beau !


Je voudrais maintenant vider jusqu’à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel :
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel !

Peut-être l’avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l’espoir est perdu !
Peut-être, dans la foule, une âme que j’ignore
Aurait compris mon âme, et m’aurait répondu ?…

La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux,
Moi, je meurs ; et mon âme, au moment qu’elle expire,
S’exhale comme un son triste et mélodieux.


(Méditations poétiques)


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LE LYS DU GOLFE DE SANTA RESTITUTA




Des pêcheurs, un matin, virent un corps de femme
Que la vague nocturne au bord avait roulé ;
Même à travers la mort sa beauté touchait l’âme.
Ces fleurs, depuis ce jour, naissent près de la lame,
            Du sable qu’elle avait foulé.

D’où venait cependant cette vierge inconnue
Demander une tombe aux pauvres matelots ?
Nulle nef en péril sur ces mers n’était vue ;
Nulle bague à ses doigts : elle était morte et nue,
            Sans autre robe que les flots.

Ils allèrent chercher dans toutes les familles
Le plus beau des linceuls dont on pût la parer ;
Pour lui faire un bouquet, des lys et des jonquilles ;
Pour lui chanter l’adieu, des chœurs de jeunes filles,
            Et des mères pour la pleurer.

Ils lui firent un lit de sable où rien ne pousse,
Symbole d’amertume et de stérilité ;
Mais les fleurs de pitié rendirent la mer douce,
Le sable de ses bords se revêtit de mousse,
            Et cette fleur s’ouvre l’été.

Vierges, venez cueillir ce beau lys solitaire,
Abeilles de nos cœurs dont l’amour est le miel !
Les anges ont semé sa graine sur la terre ;
Son sol est le tombeau, son nom est un mystère ;
            Son parfum fait rêver du ciel.


(Méditations poétiques)


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LE PREMIER REGRET




Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus, aux pieds de l’oranger,
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
            Aux pas distraits de l’étranger.

La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes,
Un nom que nul écho n’a jamais répété.
Quelquefois seulement le passant arrêté,

Lisant l’âge et la date en écartant les herbes
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : « Elle avait seize ans ; c’est bien tôt pour mourir ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer.
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
            Je veux rêver, et non pleurer.

Dit : « Elle avait seize ans ! » Oui, seize ans ! et cet âge
N’avait jamais brillé sur un front plus charmant,
Et jamais tout l’éclat de ce brûlant rivage
Ne s’était réfléchi dans un œil plus aimant !

Moi seul je la revois, telle que la pensée
Dans l’âme, où rien ne meurt, vivante l’a laissée,
Vivante comme à l’heure où, ses yeux sur les miens,
Prolongeant sur la mer nos premiers entretiens,
Ses cheveux noirs livrés au vent qui les dénoue,
Et l’ombre de la voile errante sur sa joue,
Elle écoutait le chant du nocturne pêcheur,
De la brise embaumée aspirait la fraîcheur,
Me montrait dans le ciel la lune épanouie
Comme une fleur des nuits dont l’aube est réjouie,
Et l’écume argentée, et me disait : « Pourquoi
Tout brille-t-il ainsi dans les airs et dans moi ?
Jamais ces champs d’azur semés de tant de flammes,
Jamais ces sables d’or où vont mourir les lames,
Ces monts dont les sommets tremblent au fond des cieux,
Ces golfes couronnés de bois silencieux,
Ces lueurs sur la côte, et ces chants sur les vagues,
N’avaient ému mes sens de voluptés si vagues !
Pourquoi comme ce soir n’ai-je jamais rêvé ?
Un astre dans mon cœur s’est-il aussi levé ?

Et toi, fils du matin, dis ! à ces nuits si belles
Les nuits de ton pays, sans moi, ressemblaient-elles ? »
Puis, regardant sa mère assise auprès de nous,
Posait pour s’endormir son front sur ses genoux.

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer.
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
             Je veux rêver, et non pleurer.

Que son œil était pur, et sa lèvre candide !
Que son ciel inondait son âme de clarté !
Le beau lac de Némi, qu’aucun souffle ne ride,
A moins de transparence et de limpidité.
Dans cette âme, avant elle, on voyait ses pensées ;
Ses paupières jamais, sur ses beaux yeux baissées,
Ne voilaient son regard d’innocence rempli ;
Nul souci sur son front n’avait laissé son pli ;
Tout folâtrait en elle : et ce jeune sourire,
Qui plus tard sur la bouche avec tristesse expire,
Sur sa lèvre entr’ouverte était toujours flottant,
Comme un pur arc-en-ciel sur un jour éclatant.
Nulle ombre ne voilait ce ravissant visage,
Ce rayon n’avait pas traversé de nuage.
Son pas insouciant, indécis, balancé,
Flottait comme un flot libre où le jour est bercé,
Ou courait pour courir ; et sa voix argentine,
Écho limpide et pur de son âme enfantine,
Musique de cette âme où tout semblait chanter,
Égayait jusqu’à l’air qui l’entendait monter.

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer.

Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
             Je veux rêver, et non pleurer.

Mon image en son cœur se grava la première,
Comme dans l’œil qui s’ouvre, au matin, la lumière ;
Elle ne regarda plus rien après ce jour :
De l’heure qu’elle aima, l’univers fut amour !
Elle me confondait avec sa propre vie,
Voyait tout dans mon âme ; et je faisais partie
De ce monde enchanté qui flottait sous ses yeux,
Du bonheur de la terre et de l’espoir des cieux.
Elle ne pensait plus au temps, à la distance,
L’heure seule absorbait toute son existence :
Avant moi, cette vie était sans souvenir,
Un soir de ces beaux jours était tout l’avenir !
Elle se confiait à la douce nature
Qui souriait sur nous, à la prière pure
Qu’elle allait, le cœur plein de joie et non de pleurs,
À l’autel qu’elle aimait répandre avec ses fleurs ;
Et sa main m’entraînait aux marches de son temple,
Et, comme un humble enfant, je suivais son exemple,
Et sa voix me disait tout bas : « Prie avec moi ;
Car je ne comprends pas le ciel même sans toi ! »

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer.
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
             Je veux rêver, et non pleurer.

Voyez, dans son bassin, l’eau d’une source vive
S’arrondir comme un lac sous son étroite rive.
Bleue et claire, à l’abri du vent qui va courir
Et du rayon brûlant qui pourrait la tarir.

Un cygne blanc nageant sur la nappe limpide,
En y plongeant son cou qu’enveloppe la ride,
Orne sans le ternir le liquide miroir
Et s’y berce au milieu des étoiles du soir ;
Mais si, prenant son vol vers des sources nouvelles,
Il bat le flot tremblant de ses humides ailes,
Le ciel s’efface au sein de l’onde qui brunit,
La plume à blancs flocons y tombe et la ternit,
Comme si le vautour, ennemi de sa race,
De sa mort sur les flots avait semé la trace ;
Et l’azur éclatant de ce lac enchanté
N’est plus qu’une onde obscure où le sable a monté.
Ainsi, quand je partis, tout trembla dans cette âme ;
Le rayon s’éteignit, et sa mourante flamme
Remonta dans le ciel pour n’en plus revenir.
Elle n’attendit pas un second avenir,
Elle ne languit pas de doute en espérance,
Et ne disputa pas sa vie à la souffrance ;
Elle but d’un seul trait le vase de douleur,
Dans sa première larme elle noya son cœur ;
Et, semblable à l’oiseau, moins pur et moins beau qu’elle,
Qui le soir pour dormir met son cou sous son aile,
Elle s’enveloppa d’un muet désespoir,
Et s’endormit aussi ; mais, hélas ! loin du soir !

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer.
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
             Je veux rêver, et non pleurer.

Elle a dormi quinze ans dans sa couche d’argile,
Et rien ne pleure plus sur son dernier asile ;
Et le rapide oubli, second linceul des morts,
A couvert le sentier qui menait vers ces bords.

Nul ne visite plus cette pierre effacée.
Nul n’y songe et n’y prie… excepté ma pensée,
Quand, remontant le flot de mes jours révolus,
Je demande à mon cœur tous ceux qui n’y sont plus,
Et que, les yeux flottants sur de chères empreintes,
Je pleure dans mon ciel tant d’étoiles éteintes !
Elle fut la première, et sa douce lueur
D’un jour pieux et tendre éclaire encor mon cœur.

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissons le vent gémir et le flot murmurer.
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées !
             Je veux rêver, et non pleurer.

Un arbuste épineux, à la pâle verdure,
Est le seul monument que lui fit la nature :
Battu des vents de mer, du soleil calciné,
Comme un regret funèbre au cœur enraciné,
Il vit dans le rocher sans lui donner d’ombrage ;
La poudre du chemin y blanchit son feuillage ;
Il rampe près de terre, où ses rameaux penchés
Par la dent des chevreaux sont toujours retranchés ;
Une fleur, au printemps, comme un flocon de neige,
Y flotte un jour ou deux ; mais le vent qui l’assiège
L’effeuille avant qu’elle ait répandu son odeur,
Comme la vie, avant qu’elle ait charmé le cœur !
Un oiseau de tendresse et de mélancolie
S’y pose pour chanter sur le rameau qui plie.
Oh, dis ! fleur que la vie a fait si tôt flétrir !
N’est-il pas une terre où tout doit refleurir ?

Remontez, remontez à ces heures passées !
Vos tristes souvenirs m’aident à soupirer.

Allez où va mon âme, allez ô mes pensées !
            Mon cœur est plein, je veux pleurer.


(Harmonies poétiques)


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FRAGMENT




Ici l’hiver précoce est déjà descendu,
Le linceul de la terre est partout étendu,
Les vents roulent sur nous des collines de neige.
Oh ! béni soit le roc dont l’antre nous protège !
Car nous ne pourrions plus faire un pas sans péril
Hors de l’obscur abri qui cache notre exil.
On ne distingue plus les vallons de leurs cimes,
Les torrents de leurs bords, les pics de leurs abîmes ;
Le déluge a couvert d’un océan gelé
Les gorges, les sommets, et tout est nivelé ;
Et les vents, des frimas labourant la surface,
Font changer chaque nuit les collines de place ;
La biche même tremble, et, ne nous quittant pas,
Sur la plaine trompeuse hésite à faire un pas.
L’arche par où ses monts touchent à la vallée
D’une énorme avalanche aujourd’hui s’est comblée,
Et, comme dans une île inaccessible aux yeux,
Nous tiendra renfermés jusqu’aux mois pluvieux.
Oh ! que j’aime ces mois où, comme cette terre,
En lui-même le cœur se chauffe et se resserre,
Et recueille sa sève en cette demi-mort
Pour couler au printemps plus abondant, plus fort !
Comme avec volupté l’âme qui s’y replie
S’enveloppe de paix et de mélancolie,

Mêle même au bonheur je ne sais quoi d’amer
Qui relève son goût comme un sel de la mer,
Jouit de se sentir aimer, penser et vivre,
Pendant que tout frissonne et tout meurt sous le givre,
Et s’entoure à plaisir, dans ces jours sans soleil,
De rêves de son choix comme pour un sommeil !


(Jocelyn)
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CHŒUR DES CÈDRES DU LIBAN




Saint, saint, saint le seigneur qu’adore la colline !
Derrière ces soleils, d’ici nous le voyons.
Quand le souffle embaumé de la nuit nous incline,
Comme d’humbles roseaux sous sa main nous plions !
Mais pourquoi plions nous ? C’est que nous le prions !
C’est qu’un intime instinct de la vertu divine
Fait frissonner nos troncs du dôme à la racine,
Comme un vent du courroux qui rougit leur narine,
            Et qui ronfle dans leur poitrine,
Fait ondoyer les crins sur les cous des lions.

            Glissez, glissez, brises errantes ;
            Changez en cordes murmurantes
            La feuille et la fibre des bois !
            Nous sommes l’instrument sonore
            Où le nom que la lune adore
            À tous moments meurt pour éclore
            Sous nos frémissantes parois.
            Venez, des nuits tièdes haleines ;
            Tombez du ciel, montez des plaines ;
            Dans nos branches, du grand nom pleines,

            Passez, repassez mille fois !
            Si vous cherchez qui le proclame,
            Laissez là l’éclair et la flamme !
            Laissez là la mer et la lame !
            Et nous, n’avons-nous pas une âme,
            Dont chaque feuille est une voix ?

Tu le sais, ciel des nuits, à qui parlent nos cimes !
Vous, rochers que nos pieds sondent jusqu’aux abîmes
Pour y chercher la sève et les sucs nourrissants,
Soleils, dont nous buvons les dards éblouissants,
Vous le savez ! ô nuits dont nos feuilles avides
Pompent les frais baisers et les perles humides :
            Dites si nous avons des sens !
Des sens dont n’est douée aucune créature,
Qui s’emparent d’ici de toute la nature,
Qui respirent sans lèvre et contemplent sans yeux,
Qui sentent les saisons avant qu’elles éclosent ;
Des sens qui palpent l’air et qui le décomposent,
D’une immortelle vie agents mystérieux !
Et pour qui donc seraient ces siècles d’existence ?
Et pour qui donc seraient l’âme et l’intelligence ?
              Est-ce donc pour l’arbuste nain ?
              Est-ce pour l’insecte et l’atome,
              Ou pour l’homme, léger fantôme,
              Qui sèche à mes pieds comme un chaume,
              Qui dit la terre son royaume,
Et disparaît du jour avant que de mon dôme
Ma feuille de ses pas ait jonché le chemin ?
Car les siècles, pour nous, c’est hier et demain !

             Oh ! gloire à toi, Père des choses !
             Dis quel doigt terrible tu poses
             Sur le plus faible des ressorts,

          Pour que notre fragile pomme,
          Qu’écraserait le pied de l’homme,
          Renferme en soi nos vastes corps !

          Pour que de ce cône fragile,
          Végétant dans un peu d’argile,
          S’élancent ces hardis piliers
          Dont les gigantesques étages
          Portent les ombres par nuages
          Et les passereaux par milliers !

          Et quel puissant levain de vie
          Dans la sève, goutte de pluie
          Que boirait le bec d’un oiseau,
          Pour que ses ondes toujours pleines,
          Se multipliant dans nos veines,
          En désaltèrent le réseau !

          Pour que cette source éternelle
          Dans tous les ruisseaux renouvelle
          Ce torrent que rien n’interrompt,
          Et de la crête à la racine
          Verdisse l’immense colline
          Qui végète dans un seul tronc !

Dites quel jour des jours nos racines sont nées,
Rochers qui nous servez de base et d’aliment !
De nos dômes flottants montagnes couronnées,
            Qui vivez innombrablement,
            Soleils éteints du firmament,
Étoiles de la nuit par Dieu disséminées,
            Parlez, savez-vous le moment ?
Si l’on ouvrait nos troncs, plus durs qu’un diamant,
On trouverait des cents et des milliers d’années

Écrites dans le cœur de nos fibres veinées,
            Comme aux couches d’un élément !

            Aigles qui passez sur nos têtes,
            Allez dire aux vents déchaînés
            Que nous défions leurs tempêtes
            Avec nos mâts enracinés.
            Qu’ils montent, ces tyrans de l’onde,
            Que leur aile s’ameute et gronde
            Pour assaillir nos bras nerveux !
            Allons ! leurs plus fougueux vertiges
            Ne feront que bercer nos tiges
            Et que siffler dans nos cheveux !

            Fils du rocher, nés de nous-même,
            Sa main divine nous planta ;
            Nous sommes le vert diadème
            Qu’aux sommets d’Éden il jeta.
            Quand ondoiera l’eau du déluge,
            Nos flancs creux seront le refuge
            De la race entière d’Adam ;
            Et les enfants du patriarche
            Dans notre bois tailleront l’arche
            Du dieu nomade d’Abraham !

            C’est nous, quand les tribus captives
            Auront vu les hauteurs d’Hermon,
            Qui couvrirons de nos solives
            L’arche immense de Salomon.
            Si, plus tard, un Verbe fait homme
            D’un nom plus saint adore et nomme
            Son Père du haut d’une croix,
            Autels de ce grand sacrifice,

            De l’instrument de son supplice
            Nos rameaux fourniront le bois.

            En mémoire de ces prodiges,
            Des hommes inclinant leurs fronts
            Viendront adorer nos vestiges,
            Coller leurs lèvres à nos troncs ;
            Les saints, les poètes, les sages,
            Écouteront dans nos feuillages
            Des bruits pareils aux grandes eaux,
            Et sous nos ombres prophétiques
            Formeront leurs plus beaux cantiques
            Des murmures de nos rameaux.

Glissez, comme une main sur la harpe qui vibre
Glisse de corde en corde, arrachant à la fois
À chaque corde une âme, à chaque âme une voix ;
Glissez, brises des nuits, et que de chaque fibre
Un saint tressaillement jaillisse sous vos doigts !
Que vos ailes frôlant les cintres de nos voûtes,
Que des larmes du ciel les résonnantes gouttes,
Que les gazouillements du bulbul dans son nid,
Que les balancements de la mer dans son lit,
            L’eau qui filtre, l’herbe qui plie,
            La sève qui découle en pluie,
            La brute qui hurle ou qui crie,
            Tous ces bruits de force et de vie
            Que le silence multiplie,
Et ce bruissement du monde végétal
Qui palpite à nos pieds du brin d’herbe au métal,
            Que ces voix, qu’un grand chœur rassemble
            Dans cet air où notre ombre tremble,
            S’élèvent et chantent ensemble
Celui qui les a faits, celui qui les entend,

Celui donc le regard à leurs besoins s’étend :
Dieu, Dieu, Dieu, mer sans bords qui contient tout en elle,
Foyer dont chaque vie est la pâle étincelle,
Bloc dont chaque existence est une humble parcelle !
            Qu’il vive sa vie éternelle,
            Complète, immense, universelle ;
            Qu’il vive à jamais renaissant
            Avant la nature, après elle ;
            Qu’il vive et qu’il se renouvelle,
Et que chaque soupir de l’heure qu’il rappelle
            Remonte à lui, d’où tout descend !


(La Chute d’un Ange)


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SUR LA MORT DE VIGNET




Aimons-nous ! nos rangs s’éclaircissent,
Chaque heure emporte un sentiment :
Que nos pauvres âmes s’unissent
Et se serrent plus tendrement !

Aimons-nous ! notre fleuve baisse ;
De cette coupe d’amitié
Que se passait notre jeunesse
Les bords sont vides à moitié.

Aimons-nous ! notre beau soir tombe ;
Le premier des deux endormi
Qui se couchera dans la tombe
Laissera l’autre sans ami.

Ô Naples, sur ton cher rivage,
Lui, déjà ses yeux se sont clos :
Comme au lendemain d’un voyage,
Il a sa couche au bord des flots.

Son âme, harmonieux cantique,
Son âme, où les anges chantaient,
De sa tombe entend la musique
De ces mers qui nous enchantaient.

Comme un cygne à la plume noire,
Sa pensée aspirait au ciel,
Soit qu’enfant le sort l’eût fait boire
Quelque goutte amère de fiel ;

Soit que d’infini trop avide,
Trop impatient du trépas,
Toute coupe lui parût vide,
Tant que Dieu ne l’emplissait pas.

Il était né dans des jours sombres,
Dans une vallée au couchant,
Où la montagne aux grandes ombres
Verse la nuit en se penchant.

Les pins sonores de Savoie
Avaient secoué sur son front
Leur murmure, sa triste joie,
Et les ténèbres de leur tronc.

Ainsi que ces arbres sublimes,
Sur les Alpes multipliés,
Qui portent l’aube sur leurs cimes
En couvant la nuit à leurs pieds,


Son âme nuageuse et sombre,
Trop haute pour ce vil séjour,
Laissant tout le reste dans l’ombre,
Du ciel seul recevait le jour !

Il aimait leurs mornes ténèbres
Et leur muet recueillement,
Et du pin, dans leurs nuits funèbres,
L’âpre et sourd retentissement.

Il goûtait les soirs gris d’automne,
Les brouillards du vent balayés,
Et le peuplier monotone
Pleuvant feuille à feuille à ses pieds.

Des lacs déserts de sa patrie
Son pas distrait cherchait les bords,
Et sa plaintive rêverie
Trouvait sa voix dans leurs accords.

Puis, comme le flot du rivage
Reprend ce qu’il avait roulé,
Son dédain effaçait la page
Où son génie avait coulé.

Toujours errant et solitaire,
Voyant tout à travers la mort,
De son pied il frappait la terre
Comme on pousse du pied le bord.

Et la terre a semblé l’entendre.
Ô mon Dieu ! lasse avant le soir,
Reçois cette âme triste et tendre :
Elle a tant désiré s’asseoir !


Âmes souffrantes d’où la vie
Fuit comme d’un vase fêlé,
Et qui ne gardent que la lie
Du calice de l’exilé,

Nous, absents de l’adieu suprême,
Nous qu’il plaignit et qu’il a fui,
Quelle immense part de nous-même
Est ensevelie avec lui !

Combien de nos plus belles heures,
De tendres serrements de mains,
De rencontres sous nos demeures,
De pas perdus sur les chemins !

Combien de muettes pensées
Que nous échangions d’un regard,
D’âmes dans les âmes versées,
De recueillements à l’écart !

Que de rêves, éclos en foule
De ce que l’âge a de plus beau,
Le pied du passant qui le foule
Presse avec lui sur son tombeau !

Ainsi nous mourons feuille à feuille,
Nos rameaux jonchent le sentier ;
Et quand vient la main qui nous cueille,
Qui de nous survit tout entier ?

Ces contemporains de nos âmes,
Ces mains qu’enchaînait notre main,
Ces frères, ces amis, ces femmes,
Nous abandonnent en chemin.


À ce chœur joyeux de la route
Qui commençait à tant de voix,
Chaque fois que l’oreille écoute,
Une voix manque chaque fois.

Chaque jour l’hymne recommence,
Plus faible et plus triste à noter :
Hélas ! c’est qu’à chaque distance
Un cœur cesse de palpiter.

Ainsi dans la forêt voisine,
Où nous allions, près de l’enclos,
Des cris d’une voix enfantine
Éveiller des milliers d’échos.

Si l’homme, jaloux de leur cime,
Met la cognée au pied des troncs,
À chaque chêne qu’il décime
Une voix tombe avec leurs fronts.

Il en reste un ou deux encore :
Nous retournons au bord du bois
Savoir si le débris sonore
Multiplie encor notre voix.

L’écho, décimé d’arbre en arbre,
Nous jette à peine un dernier cri,
Le bûcheron au cœur de marbre
L’abat dans son dernier abri.

Adieu les voix de notre enfance !
Adieu l’ombre de nos beaux jours !
La vie est un morne silence
Où le cœur appelle toujours !


(Recueillements poétiques)


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