Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Alfred de Musset

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. Illust.-327).



Alfred de Musset

ALFRED DE MUSSET





ALFRED DE MUSSET


1810 – 1857




Alfred de Musset fils d’un littérateur disciple de Rousseau, naquit à Paris. Bien peu de temps après avoir terminé ses études classiques, il se fit connaître par un recueil de poésies : les Contes d’Espagne et d’Italie (1830). L’année suivante, il donna Octave, Rafael, et, en 1833, le Spectacle dans un fauteuil. Rolla parut en 1835 dans la Revue des Deux Mondes et fut joint plus tard aux Nuits, à la Lettre à Lamartine, à l’Espoir en Dieu, aux Stances à la Malibran, etc., dans les éditions Charpentier (1840).

Alfred de Musset a écrit en prose des comédies et des proverbes, des nouvelles et une longue autobiographie romanesque, la Confession d’un enfant du siècle (1836).

À l’apparition de ses Poésies complètes, en 1840, Sainte-Beuve disait :

« De tous les poètes qui se rattachent au mouvement littéraire de 1828, M. Alfred de Musset fut le plus jeune, le plus hardi, le plus fringant dès l’abord ; il entra dans le sanctuaire lyrique tout éperonné, et par la fenêtre, je le crois bien. Il chantait, comme Chérubin, quelque espiègle chanson, son Andalouse ou sa Marquise ; il avait fait enrager le guet avec sa muse Comme un point sur un i. Le lyrisme de cette époque était un peu solennel, volontiers religieux, pompeux comme un Te Deum, ou sentimental.

« M. de Musset lui fit d’emblée quelque déchirure : il osa avoir de l’esprit, même avec un brin de scandale. Depuis Voltaire, on a trop oublié l’esprit, en poésie ; M. de Musset lui refit une large part ; avec cela il eut encore ce qu’ont si peu nos poètes modernes, la passion. De la passion et de l’esprit, voilà donc son double lot dans ses charmants contes, dans ses petits drames pétillants et colorés. Il est sûr de vivre par là entre tous les poètes ses contemporains ou quelque peu ses aînés. Sa Nuit de Mai restera un des plus touchants et des plus sublimes cris d’un jeune cœur qui déborde, un des plus beaux témoignages de la moderne Muse. Le Lac, Moïse, Ce qu’on entend sur la montagne, La Nuit de Mai, voilà comme de loin, j’imagine, la Postérité, ce grand Pasteur au regard sommaire, et qui ne voit que les cimes, énumérera les princes des poètes de ce temps. »

Ne creusez pas son mal ; ne lui demandez rien,
Vous qui ne portez pas un cœur comme le sien.
Ne lui demandez rien, ô vous qu’il a choisies
Dans le ciel de son rêve et de ses fantaisies…

On dirait qu’il attend quelqu’un qui ne vient pas.
Mais ce n’est jamais toi qu’il cherche entre tes bras,
Ninette ; — ce qu’il veut, il n’en sait rien lui-même.
Dans tout ce qu’il espère et dans tout ce qu’il aime,
Il voit un vide immense et s’use à le combler…

Certes, quand on songe à la prodigieuse habileté des rimeurs contemporains, pour la simple facture des vers, Alfred de Musset est loin d’être un virtuose ; il nous apparaît surtout, à première vue, comme un aimable dilettante persifleur, qui se moque de nous, de lui-même et de son propre cœur ; mais on ne joue pas impunément avec l’amour, et lorsque l’enfant qui n’a su ni mûrir ni vieillir jette son premier cri de douleur, poignant comme un sanglot d’Henri Heine, il nous donne les Nuits ; et, s’il est maigre de rimes, ah ! comme il est riche de passion ! Et la vraie poésie, n’est-ce pas la passion qui chante ses douleurs ou ses joies ? La froide raison n’a rien à voir dans ces pages émues, si merveilleusement naturelles, que tout le monde croirait pouvoir les écrire. Dormez en paix sous l’ombre légère de votre petit saule éploré, pauvre et grand poète, éminemment français, qui nous parliez une langue si belle dont on a perdu le secret, la langue de Rabelais et de Montaigne, de Régnier, de Molière et de La Fontaine, le pur filon d’or de la Renaissance, avant que le grand siècle, au rayon glacial d’un faux soleil, sous l’étrange prétexte de clarifier notre poésie indigène, l’eût appauvrie et canalisée en droite ligne, avec chemin de halage, sans herbes, mais sans fleurs, grâce aux sarclages multipliés du gentilhomme Malherbe et de Monsieur Despréaux.

Les œuvres complètes d’Alfred de Musset se trouvent chez Charpentier et chez Alphonse Lemerre, éditeurs.

A. L.
______



LA NUIT DE MAI


LA MUSE.



Poète, prends ton luth, et me donne un baiser !
La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore.
Le printemps naît ce soir, les vents vont s’embraser,
Et la bergeronnette, en attendant l’aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser !


LE POÈTE.


Comme il fait noir dans la vallée !
J’ai cru qu’une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie ;
Son pied rasait l’herbe fleurie.
C’est une étrange rêverie !
Elle s’efface et disparaît.

LA MUSE


Poète, prend ton luth ! La nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant ;
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu’elle enivre en mourant.
Écoute ! tout se tait ; songe à ta bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux ;
Ce soir, tout va fleurir : l’immortelle nature
Se remplit de parfums, d’amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.


LE POÈTE.

 

Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
Qu’ai-je donc en moi qui s’agite,
Dont je me sens épouvanté ?
Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
Pourquoi ma lampe à demi morte
M’éblouit-elle de clarté ?
Dieu puissant ! tout mon corps frissonne.
Qui vient ? qui m’appelle ?… Personne.
Je suis seul ; c’est l’heure qui sonne.
Ô solitude ! ô pauvreté !


LA MUSE


Poète, prends ton luth ! Le vin de la jeunesse
Fermente, cette nuit, dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet ; la volupté l’oppresse,
Et les vents altérés m’ont mis la lèvre en feu.

Ô paresseux enfant, regarde ! je suis belle.
Notre premier baiser, ne t’en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ?
Ah ! je t’ai consolé d’une amère souffrance :
Hélas ! bien jeune encor, tu te mourais d’amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d’espérance :
J’ai besoin de prier pour vivre jusqu’au jour.


LE POÈTE.


Est-ce toi dont la voix m’appelle,
Ô ma pauvre Muse, est-ce toi ?
Ô ma fleur, ô mon immortelle,
Seul être pudique et fidèle
Où vive encor l’amour de moi,
Oui, te voilà, c’est toi, ma blonde,
C’est toi, ma maîtresse et ma sœur !
Et je sens, dans la nuit profonde,
De ta robe d’or qui m’inonde
Les rayons glisser dans mon cœur.


LA MUSE.

 

Poète, prends ton luth ! C’est moi, ton immortelle,
Qui t’ai vu, cette nuit, triste et silencieux,
Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle,
Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux.
Viens ! tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire
Te ronge ; quelque chose a gémi dans ton cœur ;
Quelque amour t’est venu, comme on en voit sur terre,
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.
Viens ! chantons devant Dieu ; chantons dans tes pensées,
Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées !

Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu.
Éveillons au hasard les échos de ta vie ;
Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,
Et que ce soit un rêve, et le premier venu !
Inventons quelque part des lieux où l’on oublie !
Partons ! nous sommes seuls, l’univers est à nous.
Voici la verte Écosse et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa la divine, agréable aux colombes,
Et le front chevelu du Pélion changeant,
Et le bleu Titarèse, et le golfe d’argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.
Dis-moi ! quel songe d’or nos chants vont-ils bercer ?
D’où vont venir les pleurs que nous allons verser ?
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,
Secouait des lilas dans sa robe légère,
Et te contait tout bas les amours qu’il rêvait ?
Chanterons-nous l’espoir, la tristesse ou la joie ?
Tremperons-nous de sang les bataillons d’acier ?
Suspendrons-nous l’amant sur l’échelle de soie ?
Jerterons-nous au vent l’écume du coursier ?
Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre
De la maison céleste, allume, nuit et jour,
L’huile sainte de vie et d’éternel amour ?
Crierons-nous à Tarquin : « Il est temps, voici l’ombre ! » 
Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ?
Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ?
Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie ?
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ?
La biche le regarde ; elle pleure et supplie ;
Sa bruyère l’attend ; ses faons sont nouveau-nés ;

Il se baisse, il l’égorge, il jette à la curée
Sur les chiens en sueur son cœur encor vivant.
Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée,
S’en allant à la messe, un page la suivant,
Et d’un regard distrait, à côté de sa mère,
Sur sa lèvre entr’ouverte oubliant sa prière ?
Elle écoute en tremblant, dans l’écho du pilier,
Résonner l’éperon du hardi cavalier.
Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours,
Et de ressusciter la naïve romance
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?
Vêtirons-nous de blanc une molle Élégie ?
L’homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie,
Et ce qu’il a fauché du troupeau des humains
Avant que l’envoyé de la nuit éternelle
Vînt sur son tertre vert l’abattre d’un coup d’aile,
Et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ?
Clouerons-nous au poteau d’une satire altière
Le nom sept fois vendu d’un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli
S’en vient, tout grelottant d’envie et d’impuissance,
Sur le front du génie insulter l’espérance
Et mordre le laurier que son souffle a sali ?
Prends ton luth ! prends ton luth ! Je ne peux plus me taire.
Mon aile me soulève au souffle du printemps,
Le vent va m’emporter, je vais quitter la terre.
Une larme de toi ! Dieu m’écoute. Il est temps.


LE POÈTE.


S’il ne te faut, ma sœur chérie,
Qu’un baiser d’une lèvre amie

Et qu’une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine.
De nos amours qu’il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux !
Je ne chante ni l’espérance,
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas ! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur.


LA MUSE.


Crois-tu donc que je sois comme le vent d’automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n’est qu’une goutte d’eau ?
Ô poète ! un baiser. C’est moi qui te le donne.
L’herbe que je voulais arracher de ce lieu,
Cest ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s’élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t’ont faite au fond du cœur :
Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage,
En le voyant au loin s’abattre sur les eaux ;
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie,
En secouant leurs becs sur leurs goîtres hideux.

Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers sondé la profondeur :
L’Océan était vide, et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la Mort, se recommande à Dieu.

Poète, c’est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,
De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,
Ce n’est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.


LE POÈTE.


Ô Muse ! spectre insatiable,
Ne m’en demande pas si long :
L’homme n’écrit rien sur le sable
À l’heure où passe l’aquilon.
J’ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j’ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j’en pourrais dire,
Si je l’essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.


______



À LA MALIBRAN

STANCES


I




Sans doute il est trop tard pour parler encor d’elle ;
Depuis qu’elle n’est plus, quinze jours sont passés,
Et dans ce pays-ci quinze jours, je le sais,
Font d’une mort récente une vieille nouvelle.
De quelque nom d’ailleurs que le regret s’appelle,
L’homme, par tout pays, en a bien vite assez.



II


Ô Maria-Félicia ! le peintre et le poète
Laissent, en expirant, d’immortels héritiers ;
Jamais l’affreuse nuit ne les prend tout entiers ;
À défaut d’action, leur grande âme inquiète
De la mort et du temps entreprend la conquête ;
Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.


III


Celui-là sur l’airain a gravé sa pensée ;
Dans un rythme doré l’autre l’a cadencée :
Du moment qu’on l’écoute, on lui devient ami ;
Sur sa toile, en mourant, Raphaël l’a laissée,
Et pour que le néant ne touche point à lui,
C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi.


IV


Comme dans une lampe une flamme fidèle,
Au fond du Parthénon le marbre inhabité
Garde de Phidias la mémoire éternelle ;
Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,
Sourit encor, debout dans sa divinité,
Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.



V


Recevant d’âge en âge une nouvelle vie,
Ainsi s’en vont à Dieu les gloires d’autrefois ;
Ainsi le vaste écho de la voix du génie
Devient du genre humain l’universelle voix…
Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie,
Au fond d’une chapelle il nous reste une croix !


VI


Une croix ! et l’oubli, la nuit, et le silence !
Écoutez ! c’est le vent, c’est l’Océan immense ;
C’est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin ;
Et de tant de beauté, de gloire et d’espérance,
De tant d’accords si doux d’un instrument divin,
Pas un faible soupir, pas un écho lointain !


VII


Une croix ! et ton nom écrit sur une pierre,
Non ! pas même le tien, mais celui d’un époux,
Voilà ce qu’après toi tu laisses sur la terre ;
Et ceux qui t’iront voir à ta maison dernière,
N’y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous,
Ne sauront pour prier où poser les genoux.

VIII


Ô Ninette ! où sont-ils, belle muse adorée,
Ces accents pleins d’amour, de charme et de terreur,
Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée,
Comme un parfum léger sur l’aubépine en fleur ?
Où vibre maintenant cette voix éplorée,
Cette harpe vivante attachée à ton cœur ?


IX


N’était-ce pas hier, fille joyeuse et folle,
Que ta verve railleuse animait Corilla,
Et que tu nous lançais avec la Rosina
La roulade amoureuse et l’œillade espagnole ?
Ces pleurs sur tes bras nus, quand tu chantais le Saule,
N’était-ce pas hier, pâle Desdemona ?


X


N’était-ce pas hier qu’à la fleur de ton âge
Tu traversais l’Europe, une lyre à la main,
Dans la mer, en riant, te jetant à la nage,
Chantant la tarentelle au ciel napolitain,
Cœur d’ange et de lion, libre oiseau de passage,
Espiègle enfant ce soir, sainte artiste demain ?

XI


N’était-ce pas hier qu’enivrée et bénie
Tu trainais à ton char un peuple transporté,
Et que Londre et Madrid, la France et l’Italie,
Apportaient à tes pieds cet or tant convoité,
Cet or deux fois sacré qui payait ton génie,
Et qu’à tes pieds souvent laissa ta charité ?


XII


Qu’as-tu fait pour mourir, ô noble créature,
Belle image de Dieu, qui donnais en chemin
Au riche un peu de joie, au malheureux du pain ?
Ah ! qui donc frappe ainsi dans la mère nature,
Et quel faucheur aveugle, affamé de pâture,
Sur les meilleurs de nous ose porter la main ?


XIII


Ne suffit-il donc pas à l’ange des ténèbres
Qu’à peine de ce temps il nous reste un grand nom,
Que Géricault, Cuvier, Schiller, Gœthe et Byron
Soient endormis d’hier sous les dalles funèbres,
Et que nous ayons vu tant d’autres morts célèbres
Dans l’abîme entr’ouvert suivre Napoléon ?

XIV


Nous faut-il perdre encor nos têtes les plus chères,
Et venir en pleurant leur fermer les paupières,
Dès qu’un rayon d’espoir a brillé dans leurs yeux ?
Le ciel de ses élus devient-il envieux ?
Ou faut-il croire, hélas ! ce que disaient nos pères,
Que lorsqu’on meurt si jeune on est aimé des dieux ?


XV


Ah ! combien, depuis peu, sont partis pleins de vie !
Sous les cyprès anciens que de saules nouveaux !
La cendre de Robert à peine refroidie,
Bellini tombe et meurt ! Une lente agonie
Traîne Carrel sanglant à l’éternel repos.
Le seuil de notre siècle est pavé de tombeaux.


XVI


Que nous restera-t-il si l’ombre insatiable,
Dès que nous bâtissons, vient tout ensevelir ?
Nous qui sentons déjà le sol si variable,
Et sur tant de débris marchons vers l’avenir,
Si le vent sous nos pas balaye ainsi le sable,
De quel deuil le Seigneur veut-il donc nous vêtir ?

XVII


Hélas ! Marietta, tu nous restais encore.
Lorsque, sur le sillon, l’oiseau chante à l’aurore,
Le laboureur s’arrête, et, le front en sueur,
Aspire dans l’air pur un souffle de bonheur.
Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore,
Et tes chants dans les cieux emportaient la douleur.


XVIII


Ce qu’il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive,
Ce n’est pas l’art divin, ni ses savants secrets :
Quelque autre étudiera cet art que tu créais ;
C’est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve,
C’est cette voix du cœur qui seule au cœur arrive,
Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais.


XIX


Ah ! tu vivrais encor, sans cette âme indomptable.
Ce fut là ton seul mal et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau.
Il en soutint longtemps la lutte inexorable.
C’est le Dieu tout puissant, c’est la Muse implacable
Qui dans ses bras en feu t’a portée au tombeau.


XX


Que ne l’étouffais-tu, cette flamme brûlante
Que ton sein palpitant ne pouvait contenir !
Tu vivrais, tu verrais te suivre et t’applaudir
De ce public blasé la foule indifférente,
Qui prodigue aujourd’hui sa faveur inconstante
À des gens dont pas un, certes, n’en doit mourir.


XXI


Connaissais-tu si peu l’ingratitude humaine ?
Quel rêve as-tu donc fait, de te tuer pour eux ?
Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine,
Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène,
Lorsque tant d’histrions et d’artistes fameux,
Couronnés mille fois, n’en ont pas dans les yeux ?


XXII


Que ne détournais-tu la tête pour sourire,
Comme on en use ici quand on feint d’être ému ?
Hélas ! on t’aimait tant, qu’on n’en aurait rien vu.
Quand tu chantais le Saule, au lieu de ce délire,
Que ne t’occupais-tu de bien porter ta lyre ?
La Pasta fait ainsi : que ne l’imitais-tu ?

XXIII


Ne savais-tu donc pas, comédienne imprudente,
Que ces cris insensés qui te sortaient du cœur
De ta joue amaigrie augmentaient la pâleur ?
Ne savais-tu donc pas que sur ta tempe ardente
Ta main de jour en jour se posait plus tremblante,
Et que c’est tenter Dieu que d’aimer la douleur ?


XXIV


Ne sentais-tu donc pas que ta belle jeunesse
De tes yeux fatigués s’écoulait en ruisseaux,
Et de ton noble cœur s’exhalait en sanglots ?
Quand de ceux qui t’aimaient tu voyais la tristesse,
Ne sentais-tu donc pas qu’une fatale ivresse
Berçait ta vie errante à ses derniers rameaux ?


XXV


Oui, oui, tu le savais, qu’au sortir du théâtre,
Un soir, dans ton linceul il faudrait te coucher.
Lorsqu’on te rapportait plus froide que l’albâtre,
Lorsque le médecin, de ta veine bleuâtre
Regardait goutte à goutte un sang noir s’épancher,
Tu savais quelle main venait de te toucher.

XXVI


Oui, oui, tu le savais, et que dans cette vie
Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.
Chaque soir, dans tes chants tu te sentais pâlir.
Tu connaissais le monde, et la foule, et l’envie,
Et, dans ce corps brisé concentrant ton génie,
Tu regardais aussi la Malibran mourir.


XXVII


Meurs donc ! ta mort est douce, et ta tâche est remplie.
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer ; hors de là tout est vain.
Et, puisque tôt ou tard l’amour humain s’oublie,
Il est d’une grande âme et d’un heureux destin
D’expirer comme toi pour un amour divin !


Octobre 1836.


______



L’ESPOlR EN DIEU




Tant que mon faible cœur, encor plein de jeunesse,
À ses illusions n’aura pas dit adieu,
Je voudrais m’en tenir à l’antique sagesse
Qui du sobre Épicure a fait un demi-dieu.

Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes,
Chercher un peu de joie et n’y pas trop compter,
Faire ce qu’on a fait, être ce que nous sommes,
Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.

Je ne puis ! Malgré moi l’infini me tourmente.
Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ;
Et, quoi qu’on en ait dit, ma raison s’épouvante
De ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,
Si, pour qu’on vive en paix, il faut voiler les Cieux ?
Passer comme un troupeau, les yeux fixés à terre,
Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?
Non ! c’est cesser d’être homme et dégrader son âme.
Dans la création le hasard m’a jeté ;
Heureux ou malheureux, je suis né d’une femme,
Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité.
Que faire donc ? — « Jouis, dit la raison païenne ;
Jouis et meurs ; les dieux ne songent qu’à dormir.
— Espère seulement, répond la foi chrétienne ;
Le Ciel veille sans cesse, et tu ne peux mourir. »
Entre ces deux chemins j’hésite et je m’arrête.
Je voudrais, à l’écart, suivre un plus doux sentier.
« Il n’en existe pas, dit une voix secrète ;
En présence du Ciel, il faut croire ou nier. »
Je le pense en effet ; les âmes tourmentées
Dans l’un et l’autre excès se jettent tour à tour.
Mais les indifférents ne sont que des athées ;
Ils ne dormiraient plus s’ils doutaient un seul jour.
Je me résigne donc, et, puisque la matière
Me laisse dans le cœur un désir plein d’effroi,
Mes genoux fléchiront ; je veux croire, et j’espère
Que vais-je devenir, et que veut-on de moi ?

Me voilà dans les mains d’un Dieu plus redoutable
Que ne sont à la fois tous les maux d’ici-bas ;
Me voilà seul, errant, fragile et misérable,
Sous les yeux d’un témoin qui ne me quitte pas :
Il m’observe, il me suit. Si mon cœur bat trop vite,
J’offense sa grandeur et sa divinité.
Un gouffre est sous mes pas ; si je m’y précipite,
Pour expier une heure il faut l’éternité.
Mon juge est un bourreau qui trompe sa victime.
Pour moi, tout devient piège et tout change de nom :
L’amour est un péché, le bonheur est un crime,
Et l’œuvre des sept jours n’est que tentation.
Je ne garde plus rien de la nature humaine ;
Il n’existe pour moi ni vertu ni remord.
J’attends la récompense, et j’évite la peine ;
Mon seul guide est la peur, et mon seul but la mort.

On me dit cependant qu’une joie infinie
Attend quelques élus. — Où sont-ils, ces heureux ?
Si vous m’avez trompé, me rendrez-vous la vie ?
Si vous m’avez dit vrai, m’ouvrirez-vous les Cieux ?
Hélas ! ce beau pays dont parlaient vos prophètes,
S’il existe là-haut, ce doit être un désert.
Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites,
Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.
Je suis seulement homme, et ne veux pas moins être,
Ni tenter davantage. — À quoi donc m’arrêter ?
Puisque je ne puis croire aux promesses du prêtre,
Est-ce l’indifférent que je vais consulter ?

Si mon cœur, fatigué du rêve qui l’obsède,
À la réalité revient pour s’assouvir.
Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût, que je me sens mourir.

Aux jours même où parfois la pensée est impie,
Où l’on voudrait nier pour cesser de douter,
Quand je posséderais tout ce qu’en cette vie
Dans ses vastes désirs l’homme peut convoiter ;
Donnez-moi le pouvoir, la santé, la richesse,
L’amour même, l’amour, le seul bien d’ici-bas !
Que la blonde Astarté, qu’idolâtrait la Grèce,
De ses îles d’azur sorte en m’ouvrant les bras !
Quand je pourrais saisir dans le sein de la terre
Les secrets éléments de sa fécondité,
Transformer à mon gré la vivace matière,
Et créer pour moi seul une unique beauté ;
Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure,
Assis à mes côtés, m’appelleraient heureux.
Et quand ces grands amants de l’antique nature
Me chanteraient la joie et le mépris des dieux,
Je leur dirais à tous : « Quoi que nous puissions faire,
Je souffre ; il est trop tard ; le monde s’est fait vieux ;
Une immense espérance a traversé la terre :
Malgré nous vers le Ciel il faut lever les yeux ! »

Que me reste-t-il donc ? Ma raison révoltée
Essaye en vain de croire, et mon cœur de douter.
Le chrétien m’épouvante, et ce que dit l’athée,
En dépit de mes sens, je ne puis l’écouter.
Les vrais religieux me trouveront impie,
Et les indifférents me croiront insensé.
À qui m’adresserai-je, et quelle voix amie
Consolera ce cœur que le doute a blessé ?

Il existe, dit-on, une philosophie
Qui nous explique tout sans révélation,
Et qui peut nous guider à travers cette vie
Entre l’indifférence et la religion.

J’y consens. — Où sont-ils, ces faiseurs de systèmes,
Qui savent, sans la foi, trouver la vérité,
Sophistes impuissants qui ne croient qu’en eux-mêmes ?
Quels sont leurs arguments et leur autorité ?
L’un me montre ici-bas deux principes en guerre,
Qui, vaincus tour à tour, sont tous deux immortels ;
L’autre découvre au loin, dans le Ciel solitaire,
Un inutile Dieu qui ne veut pas d’autels.
Je vois rêver Platon et penser Aristote ;
J’écoute, j’applaudis et poursuis mon chemin.
Sous les rois absolus je trouve un Dieu despote ;
On nous parle aujourd’hui d’un Dieu républicain.
Pythagore et Leibnitz transfigurent mon être.
Descartes m’abandonne au sein des tourbillons.
Montaigne s’examine, et ne peut se connaître.
Pascal fuit en tremblant ses propres visions.
Pyrrhon me rend aveugle, et Zénon insensible.
Voltaire jette à bas tout ce qu’il voit debout.
Spinosa, fatigué de tenter l’impossible,
Cherchant en vain son Dieu, croit le trouver partout.
Pour le sophiste anglais l’homme est une machine.
Enfin sort des brouillards un rhéteur allemand
Qui, du philosophisme achevant la ruine,
Déclare le Ciel vide, et conclut au néant.

Voilà donc les débris de l’humaine science !
Et, depuis cinq mille ans qu’on a toujours douté,
Après tant de fatigue et de persévérance,
C’est là le dernier mot qui nous en est resté !
Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avez tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux Cieux il vous fallait des ailes ;
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.
Je vous plains ; votre orgueil part d’une âme blessée.

Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,
Et vous la connaissiez, cette amère pensée
Qui fait frissonner l’homme en voyant l’infini.
Eh bien ! prions ensemble, — abjurons la misère
De vos calculs d’enfants, de tant de vains travaux.
Maintenant que vos corps sont réduits en poussière,
J’irai m’agenouiller pour vous sur vos tombeaux.

Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science,
Chrétiens des temps passés, et rêveurs d’aujourd’hui ;
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui :
Il est juste, il est bon ; sans doute il vous pardonne.
Tous vous avez souffert, le reste est oublié ;
Si le Ciel est désert, nous n’offensons personne ;
Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié !


Ô toi que nul n’a pu connaître,
Et n’a renié sans mentir,
Réponds-moi, toi qui m’as fait naître,
Et demain me feras mourir !

Puisque tu te laisses comprendre,
Pourquoi fais-tu douter de toi ?
Quel triste plaisir peux-tu prendre
À tenter notre bonne foi ?

Dès que l’homme lève la tête,
Il croit t’entrevoir dans les cieux ;
La création, sa conquête,
N’est qu’un vaste temple à ses yeux.


Dès qu’il redescend en lui-même,
Il t’y trouve ; tu vis en lui.
S’il souffre, s’il pleure, s’il aime,
C’est son Dieu qui le veut ainsi.

De la plus noble intelligence
La plus sublime ambition
Est de prouver ton existence,
Et de faire épeler ton nom.

De quelque façon qu’on t’appelle,
Brahma, Jupiter ou Jésus,
Vérité, Justice éternelle,
Vers toi tous les bras sont tendus.

Le dernier des fils de la terre
Te rend grâce du fond du cœur
Dès qu’il se mêle à sa misère
Une apparence de bonheur.

Le monde entier te glorifie,
L’oiseau te chante sur son nid,
Et pour une goutte de pluie
Des milliers d’êtres t’ont béni.

Tu n’as rien fait qu’on ne l’admire ;
Rien de toi n’est perdu pour nous ;
Tout prie ; et tu ne peux sourire,
Que nous ne tombions à genoux.

Pourquoi donc, ô Maître suprême,
As-tu créé le mal si grand
Que la raison, la vertu même,
S’épouvantent en le voyant ?


Lorsque tant de choses sur terre
Proclament la Divinité
Et semblent attester d’un père
L’amour, la force et la bonté,

Comment, sous la sainte lumière,
Voit-on des actes si hideux
Qu’ils font expirer la prière
Sur les lèvres du malheureux ?

Pourquoi dans ton œuvre céleste
Tant d’éléments si peu d’accord ?
À quoi bon le crime et la peste ?
Ô Dieu juste ! pourquoi la mort ?

Ta pitié dut être profonde,
Lorsque avec ses biens et ses maux
Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos !

Puisque tu voulais le soumettre
Aux douleurs dont il est rempli,
Tu n’aurais pas dû lui permettre
De t’entrevoir dans l’infini.

Pourquoi laisser notre misère
Rêver et deviner un Dieu ?
Le doute a désolé la terre ;
Nous en voyons trop ou trop peu.

Si ta chétive créature
Est indigne de t’approcher,
Il fallait laisser la nature
T’envelopper et te cacher ;


Il te resterait ta puissance,
Et nous en sentirions les coups ;
Mais le repos et l’ignorance
Auraient rendu nos maux plus doux.

Si la souffrance et la prière
N’atteignent pas ta majesté,
Garde ta grandeur solitaire,
Ferme à jamais l’immensité.

Mais si nos angoisses mortelles
Jusqu’à toi peuvent parvenir,
Si dans les plaines éternelles
Parfois tu nous entends gémir.

Brise cette voûte profonde
Qui couvre la création,
Soulève les voiles du monde,
Et montre-toi, Dieu juste et bon !

Tu n’apercevras sur la terre
Qu’un ardent amour de la foi,
Et l’humanité tout entière
Se prosternera devant toi.

Les larmes qui l’ont épuisée
Et qui ruissellent de ses yeux,
Comme une légère rosée,
S’évanouiront dans les cieux.

Tu n’entendras que tes louanges,
Qu’un concert de joie et d’amour,
Pareil à celui dont tes anges
Remplissent l’éternel séjour ;


Et dans cet hosanna suprême
Tu verras, au bruit de nos chants,
S’enfuir le doute et le blasphème,
Tandis que la Mort elle-même
Y joindra ses derniers accents.


Février 1838.


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LE FILS DU TITIEN

SONNET




Lorsque j’ai lu Pétrarque, étant encore enfant,
J’ai souhaité d’avoir quelque gloire en partage.
Il aimait en poète et chantait en amant ;
De la langue des dieux lui seul sut faire usage.

Lui seul eut le secret de saisir au passage
Les battements du cœur qui durent un moment ;
Et, riche d’un sourire, il en gravait l’image
Du bout d’un stylet d’or sur un pur diamant.

Ô vous, qui m’adressez une parole amie,
Qui l’écriviez hier, et l’oublierez demain,
Souvenez-vous de moi qui vous en remercie.

J’ai le cœur de Pétrarque, et n’ai point son génie ;
Je ne puis ici-bas que donner en chemin
Ma main à qui m’appelle, à qui m’aime ma vie.


3 mai 1838.


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IMPROMPTU

EN RÉPONSE À CETTE QUESTION :

Qu’est-ce que la Poésie ?




Chasser tout souvenir et fixer la pensée,
Sur un bel axe d’or la tenir balancée,
Incertaine, inquiète, immobile pourtant ;
Éterniser peut-être un rêve d’un instant ;
Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ;
Écouter dans son cœur l’écho de son génie ;
Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard ;
D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard
Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme ;
                Faire une perle d’une larme :
Du poète ici-bas voilà la passion,
Voilà son bien, sa vie, et son ambition.


1839.


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TRISTESSE




Jai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j’ai connu la Vérité,
J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie,
J’en étais déjà dégoûté.


Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.


juin 1840.


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À M. VICTOR HUGO

SONNET




Il faut, dans ce bas-monde, aimer beaucoup de choses,
Pour savoir, après tout, ce qu’on aime le mieux :
Les bonbons, l’Océan, le jeu, l’azur des cieux,
Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.

Il faut fouler aux pieds des fleurs à peine écloses ;
il faut beaucoup pleurer, dire beaucoup d’adieux.
Puis le cœur s’aperçoit qu’il est devenu vieux,
Et l’effet qui s’en va nous découvre les causes.

De ces biens passagers que l’on goûte à demi,
Le meilleur qui nous reste est un ancien ami.
On se brouille, on se fuit… Qu’un hasard nous rassemble,

On s’approche, on sourit, la main touche la main,
Et nous nous souvenons que nous marchions ensemble,
Que l’âme est immortelle, et qu’hier c’est demain.


26 avril 1843.


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STANCES




Je méditais, courbé sur un volume antique,
Les dogmes de Platon et les lois du Portique.
Je voulus de la vie essayer le fardeau.
Aussi bien j’étais las des loisirs de l’enfance,
Et j’entrai, sur les pas de la belle espérance,
            Dans ce monde nouveau.

Souvent on m’avait dit : « Que ton âge a de charmes !
Tes yeux, heureux enfant, n’ont point d’amères larmes.
Seule la volupté peut t’arracher des pleurs. »
Et je disais aussi : « Que la jeunesse est belle !
Tout rit à ses regards ; tous les chemins, pour elle,
            Sont parsemés de fleurs ! »

Cependant, comme moi, tout brillants de jeunesse,
Des convives chantaient, pleins d’une douce ivresse ;
Je leur tendis la main, en m’avançant vers eux :
« Amis, n’aurai-je pas une place à la fête ? »
Leur dis-je… Et pas un seul ne détourna la tête
            Et ne leva les yeux.

Je m’éloignai pensif, la mort au fond de l’âme.
Je crus que dans ma nuit un ange avait passé.
Alors à mes regards vint s’offrir une femme.
Et chacun admirait son souris plein de charme ;
Mais il me fit horreur ! car jamais une larme
            Ne l’avait effacé.


« Dieu juste ! m’écriai-je, à ma soif dévorante
Le désert n’offre point de source bienfaisante.
Je suis l’arbre isolé sur un sol malheureux,
Comme en un vaste exil, placé dans la nature ;
Elle n’a pas d’écho pour ma voix qui murmure
            Et se perd dans les cieux.

« Quel mortel ne sait pas, dans le sein des orages,
Où reposer sa tête, à l’abri des naufrages ?
Et moi, jouet des flots, seul avec mes douleurs,
Aucun navire ami ne vient frapper ma vue,
Aucun sur cette mer où ma barque est perdue,
            Ne porte mes couleurs.

« Ô douce illusion ! berce-moi de tes songes ;
Demandant le bonheur à tes riants mensonges,
Je me sauve, en tremblant, de la réalité ;
Car, pour moi, le printemps n’a pas de doux ombrages ;
Le soleil est sans feux, l’Océan sans rivages,
            Et le jour sans clarté ! »

Ainsi pour égayer son ennui solitaire,
Quand Dieu jeta le mal et le bien sur la terre,
Moi, je ne pus trouver que ma part de douleur ;
Convive repoussé de la fête publique,
Mes accents troubleraient l’harmonieux cantique
            Des enfants du Seigneur.

Ah ! si je ressemblais à ces hommes de pierre
Qui, cherchant l’ombre amie et fuyant la lumière,
Ont trouvé dans la vie un facile plaisir !…
Ceux-là vivent heureux !… Mais celui qui dans l’âme
Garde quelque lueur d’une plus noble flamme,
            Celui-là doit mourir.


L’ennui, vautour affreux, l’a marqué pour sa proie ;
Il trouve son tourment dans la commune joie ;
Respirant dans le ciel tous les feux de l’enfer,
Le bonheur n’est pour lui qu’un horrible mélange,
Car le miel le plus doux sur ses lèvres se change
            En un breuvage amer,

Jusqu’au jour où d’ennui son âme dévorée
Trouve pour reposer quelque tombe ignorée,
Et retourne au néant, d’où l’homme était venu ;
Comme un poison brûlant, renfermé dans l’argile,
Fermente, et brise enfin le vase trop fragile
            Qui l’avait contenu.


(Œuvres posthumes)



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