Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Émile Deschamps

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 108-111).



ÉMILE DESCHAMPS


1791 – 1871




Émile Deschamps, qui soutint le romantisme naissant dans La Muse française, publia en 1828 les Études françaises et étrangères. Il donna ensuite au théâtre deux comédies en vers, Selmours de Florian et Le Tour de faveur, composées en collaboration avec H. de Latouche, ainsi que des traductions de Roméo et Juliette et de Macbeth de Shakespeare.

Son œuvre lyrique s’accrut, par la suite, d’une prodigieuse quantité de pièces de circonstance, discours en vers pour concerts, bals de bienfaisance, ventes de charité, ouvertures de crèches, distributions de prix, etc.

Vieilli, souffrant, et presque aveugle dans ses dernières années, il s’était retiré à Versailles, comme dans un refuge paisible, où il trouvait toujours un mot de bienveillance et d’encouragement pour les jeunes qui débutaient.

Ses œuvres ont été publiées par A. Lemerre.

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UNE PAGE DES MARTYRS




Cétait une des nuits dont l’ombre transparente
De la Grèce ose à peine effacer le beau ciel ;
L’air était aussi doux que le lait et le miel ;
Et l’on sentait à vivre une joie infinie.

Les sommets de l’Athos, la mer de Messénie,
Colonide, Avritas, tous ces caps enchantés
Brillaient à l’horizon des plus tendres clartés ;
Une flotte ionienne, aux lueurs des étoiles,
Entrait dans Coronée en abaissant ses voiles,
Comme, au tomber du jour, un essaim passager
De colombes, voguant vers un ciel étranger,
Pour dérober son vol aux ombres infidèles,
Sur un rivage ami ploie, en jouant, ses ailes.
Alcyon dans son nid gémissait doucement ;
Et la brise des nuits, de moment en moment,
Fraîche et molle, apportait jusqu’à Cymodocée
Les parfums des lauriers, la plainte cadencée
De Philomèle en pleurs sous les tilleuls mouvants,
Et la voix de Neptune, au loin battu des vents.
Le berger contemplait, assis dans la vallée,
La lune, suspendue à la voûte étoilée,
Des astres au front d’or guidant le chaste chœur,
Et se réjouissait dans le fond de son cœur.


(Poésie française, livre Ier.)
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LE MATIN D’UN BAL




Ça, monsieur le coiffeur, à cinq heures précises,
On vous attend là-bas, au quartier des marquises :
Courez vite, ou le diable à votre seuil, je crois,
Accrochera vos fers et vos peignes en croix !
Allez donc, et cherchez dans toute votre tête
Quelque rare coiffure à surprendre une fête ;

Mais coiffure légère et jeune, car, ce soir,
Il s’agit de danser, et non pas de s’asseoir
Sur le rouge velours de ces mornes banquettes
Où gisent les débris des anciennes coquettes.
Donc, point de hauts turbans, aux aigrettes en pleurs,
Point d’or, point de rubis… des fleurs, et puis des fleurs !
Quelque rose mêlée à ces cheveux d’ébène
Nattés en rond, ainsi qu’une dame thébaine ;
Ou quelque plume encor, blanc panache du bal,
Enseigne de danger, comme un cimier royal.

Que si par un oubli funeste à la toilette,
Batton a renvoyé sa corbeille incomplète,
Oh ! les fleurs pour cela ne vous manqueront pas !
La danseuse est déesse, il en naît sous ses pas.
Regardez ! vous n’avez que l’embarras du nombre.
Quelque souci jaunâtre y répand-il son ombre ?
Poussez cet étranger du pied avec dédain,
Et rapportez-le moi… J’en ai tout un jardin.

Mais qu’importe, pourvu qu’elle soit belle et gaie,
Qu’elle ait de doux propos l’oreille fatiguée,
Qu’elle jette, en tournant, son charme à vingt miroirs,
Et se fasse un bonheur de tous nos désespoirs ;
Pourvu qu’après le bal, quand de retour chez elle
Madame ira trouver son lit de demoiselle,
Elle dise, en rouvrant mes vers à peine lus :
« C’est lui que j’oubliais, et qui m’aime le plus. »


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À UNE MÈRE QUI PLEURE




Comme un voleur de nuit, chez vous, la mort avide
S’est glissée… Et voilà qu’il dort sous le gazon
Le beau petit enfant, lui qui dans la maison
Tenait si peu de place, et laisse un si grand vide !

Quand le fil de nos jours lentement se dévide
Sur le fuseau fatal, et que notre toison
Tombe mûre et jaunie, à l’arrière-saison,
Insensé qui se plaint du moissonneur livide !

Mais qui donc avec vous, qui ne gémirait pas,
Voyant que votre Abel se lasse au premier pas,
Que son rire, si vite, en un râle se change ?

Pourtant, réfléchissons que Dieu dut bien l’aimer,
Puisqu’il le prend à l’âge où, sans le transformer,
De l’enfant rose et blond il va se faire un ange.



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