Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Émile Blémont

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. 370-376).




ÉMILE BLÉMONT


1839


Émile Blémont a donné en 1870 Poèmes d’Italie, en 1879 Portraits sans modèles, et La Prise de la Bastille, en 1887 Poèmes de Chine.

Ces ouvrages se distinguent par un caractère de précision qui est loin d’exclure la finesse élégante et une grâce toute parisienne. M. Blémont voit admirablement dans tous leurs détails les êtres et les choses qui passent devant lui, et les reproduit avec beaucoup de justesse et un art consommé.

À propos des Portraits sans modèles, Théodore de Banville a dit :

« Rapidité et variété de l’image, harmonies bien pondérées, éclat et originalité de la rime, telles sont les qualités qui donnent aux vers de M. Émile Blémont cette étrangeté sans laquelle la beauté ne serait rien pour nous. Il a l’art de dire la chose à laquelle on ne s’attend pas, et qui cependant est celle qu’il fallait dire. Surtout il trouve du premier coup, ingénieusement, le trait caractéristique... »

Les œuvres de M. Émile Blémont se trouvent chez A. Lemerre.


A. L.



VENISE




Oh ! lorsqu’en nos hivers noirs de brume, à vingt ans,
Le soir, au coin du feu, j’ouvrais à deux battants,
Comme la porte d’or d’une terre promise,
Le livre sur lequel brillait ton nom, Venise !
Je croyais voir surgir tes féeriques palais,
Tes vaisseaux, tes pêcheurs couchés sur leurs filets,
Tes dômes byzantins, tes arsenaux, tes places
Où des trois continents se confondaient les races,
Tes ponts, ton Rialto, tes larges escaliers
Que gardaient des géants de marbre, et tes piliers
Sur lesquels s’encadrait le trèfle dans l’ogive.
Du sein des mers, Venise, imposante et lascive,
Se levait tout entière, et flottait sous l’azur
D’un ciel incandescent, éternellement pur.
Je marchais vers ce rêve et touchais ce mirage ;
J’errais nonchalamment de Saint-Marc au rivage,
Coudoyant le soldat jaune et bleu, l’abbé noir.
Impéria passait, la main sur le miroir
Qu’une chaînette d’or retient à sa ceinture ;
J’enveloppais des yeux la noble créature,
Et bientôt m’en allais rêver par les chemins,
En la voyant sourire à des prélats romains.
Une flotte arrivait ; un jeune capitaine
Rapportait les trésors d’une plage lointaine ;
L’épée au poing, porté sur les bras des rameurs,
Brun, fier, il débarquait au milieu des clameurs,
Et les filles du peuple au gracieux corsage
Jetaient à pleines mains des fleurs sur son passage.

Oh ! c’est là que j’aurais voulu vivre, et j’avais
Un amer désespoir à voir que je rêvais.
Je t’adorais alors, Venise purpurine,
Comme une jeune fée aux yeux d’aigue-marine,
Qu’on ne peut conquérir, qu’on ne peut oublier,
Qu’on désire, et que garde un lion familier.
Aujourd’hui, ce n’est plus ainsi que je t’adore.
Je t’ai vue autrement, je t’aime plus encore :
Ta gloire a disparu ; mais l’âpre adversité,
En brisant ton orgueil, a grandi ta beauté,
Et tu sais maintenant ce que c’est que les larmes.
Aux étrangers vainqueurs livrée un jour sans armes,
Le désespoir voila ton front éblouissant.
Or, cela t’a donné le charme tout puissant
D’une reine très belle et très infortunée,
Pâle d’avoir été longtemps emprisonnée,
Libre à peine, cherchant dans son cœur jeune encor
Les songes qui jadis y prenaient leur essor,
Et courbant à ses pieds tout jaloux, tout rebelle,
Depuis qu’elle n’est plus que malheureuse et belle.

(Poèmes d’Italie)



LA RONDE DES BOIS




Au chant des Sphères radieuses,
Autour de nous, sur le chemin,
Dansent en rond douze danseuses
Se tenant toutes par la main.

Chacune à son goût s’est ornée
De joyaux ou de fleurs des bois ;
Ce sont les filles de l’Année,
Les Déesses jeunes des Mois.


Janvier de diamants ruisselle ;
Et Février, en jupons courts,
Luit et fuit comme une étincelle,
Derrière son loup de velours.

Mars, de violettes coiffée,
Semble la Belle au bois dormant
Que vient, dans le conte de fée,
D’éveiller le Prince Charmant.

Svelte, vive, un peu verte encore,
La jeune demoiselle Avril
Entr’ouvre ses lèvres d’aurore
Sous son blanc chapeau de grésil.

Mai porte la rose vermeille
Et le muguet aux frais grelots ;
Juin rit, la cerise à l’oreille ;
Juillet perd ses coquelicots.

Août, dont le regard bleu scintille
Parmi l’or du blé mûrissant,
Pour couronne a pris sa faucille,
Comme Diane son croissant.

Septembre est la libre Bacchante
Aux grands yeux chauds, couleur du soir ;
Et sur sa gorge provocante
Sautent des grains de raisin noir.

Près d’Octobre, âpre chasseresse
Dont le vent tord les cheveux roux,
Novembre a l’air d’une prêtresse
Regrettant le mystique époux ;


Et, non sans un coquet manège,
Décembre songeuse les suit,
Qui poudre de flocons de neige
Ses bandeaux bruns comme la nuit.

— À travers la brise ou la bise,
Sous la pluie et sous le soleil,
Avec une harmonie exquise,
Toutes lèvent leur fin orteil.

Je suis entraîné dans la ronde ;
Je les vois passer tour à tour,
Sans savoir, âme vagabonde,
Quelle est la plus digne d’amour.

Je voudrais ravir la plus belle,
Suivre mon rêve dans ses bras ;
Mais chacune s’enfuit, rebelle,
En riant de mon embarras.

Soudain, parfois, mon front se plisse ;
N’ai-je pas vu là-bas, béant,
Au bout de la pente où je glisse,
Un gouffre d’ombre et de néant ?

Je leur dis alors : « Ô Déesses,
Où donc ainsi m’entraînez-vous ? »
Mais leurs yeux ont tant de caresses,
Mais leurs sourires sont si doux,

Qu’oubliant tout, ma lassitude,
Leur folie ou leur fausseté,
L’herbe glissante, le sol rude,
L’abîme où je suis emporté,


Je n’ai plus souci d’autre chose
Que de baigner mon âme encor
Dans leurs chers sourires de rose,
Dans leurs regards de ciel et d’or,

En écoutant les chœurs fidèles
Des étoiles du firmament
Dans l’espace immense, autour d’elles,
Graviter éternellement.

(Portraits sans modèles)



L’ESCALIER DE JADE



La pleine lune luit sur la terre apaisée.
Dans la sérénité de la blanche splendeur,
L’Impératrice rêve, et monte avec lenteur
Son escalier de jade où brille la rosée.

Sa robe de satin traîne, et, très doucement,
Effleure chaque marche en longs baisers qui tremblent :
Le jade et le léger satin blanc se ressemblent. —
L’Impératrice rentre en son appartement.

Le clair de lune en son appartement pénètre ;
Éblouie, elle reste immobile un instant ;
Les perles de cristal du long rideau flottant
Scintillent, aux rayons qui baignent la fenêtre.

Une réunion de diamants frileux
Semblent s’y disputer la clarté sous les voiles ;
Et l’on croit voir tourner une ronde d’étoiles
Sur le parquet limpide aux miroitements bleus.

(Poèmes de Chine)



CONTEMPLATION


 

L’azur mouillé, le vent l’essuie ;
Le vent qui vient du mont Ki-Chan,
Lavant le ciel, puis le séchant,
Apporte et remporte la pluie.

Le soleil descend, radieux,
Sur la montagne occidentale,
Tandis qu’au sud la plaine étale
Ses champs plus verts et plus joyeux.

J’arrive à la demeure sainte ;
J’y reçois le touchant accueil
D’un bon vieux prêtre, sur le seuil
D’une mystérieuse enceinte.

Alors, loin de ce monde obscur,
Mon âme, montant vers les cimes,
Se retrempe aux sources sublimes
Que ne ride aucun souffle impur.

Unis dans la même pensée,
Mon hôte et moi, nous épuisons
Les mots humains. Nous nous taisons,
La parole humaine épuisée.

L’oiseau chante, l’arbre est en fleurs,
L’air est plein de douceur divine :
Je sens, je comprends, je devine.
Tous les rayons et tous les pleurs.

(Poèmes de Chine)