Anthologie des poètes du Midi : morceaux choisis/Introduction
INTRODUCTION
Voici un harmonieux groupement, une sorte d’histoire naturelle des poètes. Dans la plupart des anthologies, les rhapsodes, usant d’idiomes différents, se côtoient sans se connaître et sans s’aimer. Ce florilège régionaliste offre l’attrait presque inédit de réunir des écrivains de même lignée, ayant les mêmes aïeux intellectuels, régis par une discipline en quelque sorte ethnique, nés, comme les hommes créés par Deucalion, d’une même terre. Nous célébrons en ce jour les Panathénées de la poésie méridionale.
Lamartine saluait en ces termes l’avènement glorieux de Mireille : « Un grand poète nous est né. La nature occidentale n’en fait plus, mais la nature méridionale en fait toujours : il y a une vertu dans le soleil. » La vérité de ce jugement reste entière. Abondance en deçà du Rhône et de la Garonne, pénurie au delà, peut-on dire encore aujourd’hui. Si l’on excepte Henri de Régnier, Charles Guérin, Albert Samain et quelques autres, si l’on observe que l’enfance de Paul Verlaine s’est écoulée à Montpellier, si l’on annexe aux poètes cités dans ce recueil les écrivains méditerranéens, comme Jean Richepin qui est Algérien, la comtesse de Noailles, roumaine et Moréas qui est né à Athènes, on doit reconnaître que la terre gréco-latine est une féconde génitrice de poètes.
Nourrice des belles formes et des belles pensées, cette terre produit des enfants robustes, dont la santé est rebelle aux épidémies intellectuelles. Nous avons résisté au débordement réaliste et élevé contre le laid notre protestation orphique. Plus tard, le brouillard symboliste qui couvrait le Nord d’une nuit profonde a été refoulé par la lumière pure qui baigne à la fois les ruines de l’Acropole et les bords de la Méditerranée.
De l’art décadent nous avons rejeté le principe : le symbole et les innovations formelles : le vers libre. La métrique traditionnelle n’a cessé d’être en honneur. A peine quelques-uns ont-ils pratiqué le vers libéré. Mais tradition n’a pas été, chez nous, synonyme d’immobilité et de stagnation. L’alexandrin parnassien a été assoupli, forgé derechef de main d’ouvrier sur l’enclume d’Héphaistos. Nos partitions poétiques se sont enrichies de rythmes nouveaux. C’est ainsi que l’un des nôtres, M. Lionel des Rieux, a parfois réussi à ravir toute vive, et à transporter dans la dernière enceinte de la versification française, tel un gardian de Camargue emportant en selle une fille d’Arles, cette grande et sonore strophe provençale de sept vers dans laquelle ont été écrits Calendal et Mireille.
Quelle est la raison première de notre résistance à la contamination ? C’est encore la vertu solaire dont parlait Lamartine. Au bord de la Méditerranée, mer inspiratrice de l'Odyssée, mer qui enfanta la fille d’Ouranos, mer qui porta en Phocée les Latins, nous nous plions d’instinct à la discipline d’Athènes et de Rome. Le Midi français — M. Pierre Louys le rappelait naguère — doit être considéré comme une colonie antique. Et le génie de l’Hellade maternelle est notre palladium !
Mistral est un survivant des Grecs des Cyclades et un petit-fils du divin Mantouan. « Les mêmes Muses et les mêmes Charités, a dit excellemment M. Anatole France, ont regardé Virgile et Mistral. » Le poète bucolique et épique de Mireille, l’ardent lyrique des Iles d’Or a été le rénovateur de l’esprit classique, celui qui ramena dans les esprits le soleil exilé. Il possède la sagesse équilibrée, la libre hardiesse, le nombre et la mesure, toutes les vertus intellectuelles de l’hellénisme et du génie latin. Au contact de son œuvre lumineuse et forte, les nouveaux venus à la littérature ont réappris le souci de la forme claire et harmonieuse. Il a fondé la grande école provençale du Félibrige. Il est le père du groupe rhodanien qui annonça par la voix de M. Louis Bertrand, le puissant romancier du Sang des Races, une renaissance classique et qui compte dans son sein MM. Joachim Gasquet, Léo Larguier, Paul Souchon, Lionel des Rieux, Paul Mariéton.
Parallèlement à ce bataillon sacré conduit par l’Orphée provençal, les groupes provinciaux et les jeunes revues ont défendu âprement le génie de notre race contre les entreprises du symbolisme. Ils sont nés au moment où Paris se débattait dans les affres de l’anarchie littéraire : des parnassiens las et stériles, des symbolistes balbutiants en l’âge premier de leur réaction contre le Parnasse proposaient à la jeunesse leurs enseignements. Les revues groupent alors bravement autour d’elles les jeunes poètes de nos provinces, qui sont malheureusement incapables de fonder une doctrine définitive. Ils connaissent bien l’œuvre de Mistral, mais Paris quémande leur adhésion en leur adressant
le nom de ces discutables artistes. L’Ermitage, le Mercure de France, la Plume, la Vogue, les grandes revues de jeunes sont occupées par les symbolistes. Les écrivains provinciaux sont hésitants, ils cherchent une direction, ils appellent un prophète, ils se demandent avec anxiété : « Exoriartur aliquis ? » C’est l’heure des essais de formules, l’heure bruyante des manifestes. La jeunesse « intègre et résolue » de Toulouse fonde une revue, l’Effort, qui eut pour principaux rédacteurs Emmanuel Delbousquet, Marc Lafargue, Maurice Magre, François Périlhou, Jean Viollis. L’école parallèle de Perpignan met en avant deux noms : Pierre Camo et Henry Muchart. Le groupe de Béziers, qui eut pour organes l’Aube méridionale et le Titan, est composé de MM. Ernest Gaubert, Pierre Hortala, Henry Rigal, Marc Varenne. Les tentatives de réaction contre le symbolisme recrutent dans le Midi leurs premiers adeptes. Le naturisme, érigé en doctrine, dont M. Maurice Le Blond fut le théoricien et M. Saint-Georges de Bouhélier l’hiérophante, s’agrège quelques-uns de nos écrivains qui, antérieurement à la fondation du groupe, étaient des naturistes, MM. Henry Bataille, Francis Jammes et, plus récemment, Delbousquet.
Tandis que l’on travaillait dans la paix de la victoire — le faune mallarméen ayant été repoussé par les naïades du Rhône — sont nés à la vie littéraire quelques poètes, MM. Abel Bonnard, Charles Derennes, Emile Despax, Louis Payen, André Tudesq, qui n’ont pris rang dans aucune école. Un ouvrage documentaire ne peut omettre leur nom, car ce sont de fort habiles artistes littéraires, maîtres en l’art de peindre la pensée et d’ordonner les images. Certes, ils sont loin de ressembler à l’imprudent Ulysse qui but dans la coupe des sirènes l’oubli de la patrie et du foyer
domestique, mais ils ont le souci principal de la forme harmonieuse et brillante, ils écrivent, comme disait l’un d’eux,
Pour l’amour et l’orgueil du langage de France.
ils ne laissent pas de rappeler les « grands rhétoriqueurs » du bon vieux temps. Ils ont peut-être moins de lyrisme et de mouvement que les précédents poètes, mais ils ont plus de maîtrise et œuvrent selon de plus strictes formules d’art. Ce sont de remarquables virtuoses.
Enfin, nous avons voulu qu’une part fort large fût faite à nos aînés, sans distinction d’école ou de hiérarchie, à quelque mouvement ancien qu’ils se rattachent, qu’ils aient été comme M. Léopold Dauphin, des fidèles de Mallarmé ou que leur technique, comme celle de M. Roger Dumas, fût la technique parnassienne. Nous avons accueilli les plus illustres comme M. Edmond Rostand, les plus artistes comme M. Laurent Tailhade ou bien M. Catulle Mendès, les plus discutés comme M. Jean Aicard. Ce témoignage de sympathie respectueuse envers des écrivains dont le labeur littéraire a été parfois très vaste sera une preuve de notre éclectisme et de notre gratitude.
Nous avons omis le nom de quelques poètes. Sans parler de ceux dont l’œuvre, digne d’intérêt, n’est pas encore assez importante et qui figureront dans nos éditions futures, nous avons négligé, de propos délibéré, les poètes méridionaux qui ne nous ont pas paru être les fils soumis et aimants de cette patrie intellectuelle latine saluée naguère éloquemment par M. Jean Richepin, lors de la cérémonie en l’honneur de Carducci. Nous avons tenu à respecter l’harmonieuse unité et la signification précieuse de ce livre qui aspire à être, non un sec catalogue de vers, mais le Mémorial d’une Race.
La fin du dix-neuvième siècle a été, pour la poésie méridionale, une ère exceptionnelle de prospérité et de splendeur. Nous sommes demeurés les pourvoyeurs intellectuels de la France. Notre littérature, inventée au premier siècle par le phocéen Pétrone, vivifiée par Pétrarque dans les eaux salubres de la Fontaine de Vaucluse, s’épanouit, avec Mistral et Rostand, en un aboutissement magnifique. À cette heure, nous dominons et dirigeons le mouvement poétique. Nous avons imposé au Nord notre hygiène d’art. L’esprit français, enténébré par les brumes ibséniennes, oblitéré par les apports étrangers, vacillant dans les œuvres des « mauvais maîtres », l’esprit français a été régénéré en prenant pour antidotes la liqueur virgilienne de Mireille et la verve picaresque de Cyrano de Bergerac, bienfaisante comme une lampée de vieil Armagnac. La poésie a été méridionalisée, comme Nietzsche souhaitait que le fût la musique. « On dirait, conclurons-nous avec M. Jean Carrère, que l’Hellade veille toujours sur sa fille, la France, et quand on croit que le génie de notre race va dépérir, l’immortelle aïeule nous envoie un messager. »