Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/Catherine Descartes

Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 185-193).

CATHERINE DESCARTES

(1637-1706)



Mademoiselle Catherine Descartes naquit près de la vieille tour d’Elven, au manoir de Kerleau ; le registre de la paroisse la déclare « fille de messire Pierre Descartes, conseiller du roy en son parlement de Bretagne, et de Marguerite Cohan, dame de la Brétallière de Kerleau ; » elle est née le 12 décembre 1637.

Son grand-père, Joachim Descartes, habitait alors l’antique château de Chavagne, dans le canton de Sucé ; elle était nièce de notre grand philosophe René Descartes.

Catherine vivait le plus souvent à la campagne, absorbée par des études continuelles ; cependant elle a laissé des souvenirs de ses voyages à Rennes, à Nantes et à Paris. Elle s’était liée d’amitié avec Mlle de Scudéri, la Sapho d’alors, et Mlle de la Vigne, qui l’appelaient l’immortelle Cartésie. Nous retrouvons une lettre de Mlle de Scudéri à Mlle Descartes, où, après avoir parlé en prose d’une fauvette qui revenait chaque printemps à sa fenêtre, elle ajoute en vers :

Après cela, Cartésie,
Pour vous parler franchement,
Il m’entre en la fantésie
De vous gronder tendrement ;
De ma fauvette fidèle
Vous avez tous les appas,
Vous chantez aussi bien qu’elle,
Mais vous ne revenez pas !

Il y avait loin alors des châteaux de Bretagne à Paris ! et rarement la muse de Kerleau allait retrouver ses sœurs à l’hôtel de Rambouillet, ce centre de la préciosité ; elle n’y paraissait d’ailleurs qu’au second rang ; son esprit sérieux, fortifié par la solitude, se sentait mal à l’aise dans les cercles excentriques de la Place Royale, et surtout dans l’atmosphère ambrée et pailletée de la chambre bleue. L’étoile de Mlle Descartes ne devait briller de tout son éclat que dans son propre ciel, c’est-à-dire dans les salons de Rennes, de Nantes et de Vannes ; c’est là que plusieurs esprits remarquables l’ont admirée.

Ainsi, dans une lettre de Mme de Sévigné à sa fille, nous lisons :

« J’ai rencontré, à Rennes, une demoiselle Descartes, propre nièce de votre père, qui a de l’esprit comme lui ; elle fait très bien les vers. »

Et dans une autre lettre, toujours de Mme de Sévigné à Mme de Grignan :

« J’aime passionnément Mlle Descartes, elle vous adore, vous ne l’avez point assez vue à Paris… Voilà un impromptu qu’elle fit l’autre jour ; mandez-moi ce que vous en pensez. Pour moi il me plaît, il est naturel et point commun. »

On croit généralement que cet impromptu était le Triomphe de l’Amour, qui se termine ainsi :

Tous ont senti les traits de ce petit bourreau,
Et le sage d’Athène et celui de Corinthe,
Et du plus grand des Dieux il a fait un taureau !

L’abbé Lambert, dans son Histoire de la littérature du siècle de Louis XIV, dit, en parlant de Catherine, que l’esprit de la famille Descartes était tombé en quenouille.

Les deux pièces les plus remarquables de cette femme célèbre sont, sans contredit, Descartes mourant et l’Ombre de Descartes. Nous donnons plus loin ces deux pièces ; une troisième, trop longue pour être rapportée ici, est un dialogue en vers entre M. Descartes mourant (à Stockolm), et M. Chanut, ambassadeur de France ; ce dialogue est interrompu par l’aumônier de l’ambassadeur qui vient prier avec le mourant, et lui administrer les sacrements.

Catherine nous apprend, dans une lettre, pourquoi elle composa la pièce sur la mort de son oncle, quarante ans après cet événement.

« Il passa à Nantes un vieillard qui s’embarquoit pour l’Angleterre ; ayant appris que la nièce de Descartes se trouvoit dans cette ville, il vint chez moi pour m’embrasser, me dit qu’il étoit à Stockolm quand mon oncle mourut, et me parla tant de cette mort, et avec de si longs détails, que je crois véritablement que c’est lui-même qui a fait la relation que j’ai écrite, etc. »

Nous terminons ce que nous savons sur Mlle Descartes par ce fragment d’une lettre de Fléchier à M. de Marbœuf :

« À l’égard de Mlle Descartes, son nom, son esprit, ses talents, la mettent à couvert de tout oubli, et, toutes les fois que je me souviens d’avoir été en Bretagne, je songe que je l’y ai vue, et que vous y étiez ! »

Quels éloges vaudraient ces quelques lignes ?

Mlle Descartes mourut à Rennes en 1706, d’une longue maladie.

M. de Kerdanet assure qu’elle publia, en 1693, à Paris, un recueil de poésies.


La mort de M. Descartes.


Christine jouissoit d’une éclatante estime ;
Sa beauté, son esprit, et son savoir sublime,
Des savants de l’Europe étoient l’étonnement,
Et des rois empressés le doux enchantement ;
Les langues d’Orient, et mortes et vivantes,
Celles de l’Occident, vulgaires et savantes,
Étoient dans sa mémoire, avec ce qu’elles ont
De savant, de poli, de rare et de profond.
Mais, quand sur la physique elle fut parvenue,
Jusqu’où n’arriva point sa pénétrante vue ?
Toutefois deux écueils, dans cette vaste mer,

Virent ce grand génie en péril d’abîmer :
L’aimant, dont les côtés aux deux pôles répondent,
Et qui l’esprit humain et la raison confondent,
L’un semble aimer le fer, et l’autre le haïr,
Si l’un sait l’attirer, l’autre le fait fuir ;
La mer, dont elle voit tantôt le sable aride,
Et tantôt inondé par l’élément liquide.
Ce réglé changement, écueil de la raison,
Indépendant des temps, des vents, de la saison,
De Christine épuisoit le merveilleux génie ;
Tout ce qu’en tous les temps dit la philosophie,
Aristote, Platon, Démocrite, Gassend,
Offrent à cette reine un secours impuissant ;
Elle en connoît le foible, et sa recherche vaine
Augmente son ardeur et redouble sa peine.
Quel sort pour ce grand cœur, dans son espoir trompé,
Du désir de savoir sans relâche occupé !
Un jour, l’esprit rempli de ce dépit funeste,
Elle crut voir paroître une femme modeste,
D’un air sombre et rêveur et d’un teint décharné,
Puis elle entend ces mots : « Vois l’illustre René !
Seul entre les mortels, il peut finir ta peine ;
Connu chez les Bretons, il naquit en Touraine ;
Aujourd’hui près d’Egmont, et le jour et la nuit,
Il médite avec moi, loin du monde et du bruit.
Entends-le, c’est l’ami de la philosophie. »
Elle dit et s’envole ; et Christine ravie,
Avide de savoir, ne croit pas que jamais
Elle puisse assez tôt l’avoir en son palais.
Cependant, enchanté du plaisir de l’étude,
Jouissant de lui-même et de sa solitude,
Le sage en ce repos voudroit bien persister ;
Mais aux lois d’une reine il ne peut résister.
Tu quittes pour jamais ta charmante retraite,
Grand homme, ainsi le veut du Ciel la voix secrete.
Pour instruire une reine, il s’avance à grands pas,

Croit aller à la gloire, et court à son trépas.
Il arrive, et déjà l’attentive Christine
Reçoit avidement sa solide doctrine,
Écoute avec transport le système nouveau,
S’en sert heureusement de guide et de flambeau,
Et, pour avoir le temps de l’écouter encore,
Retranche son sommeil et devance l’aurore.
Enfin, par des sentiers inconnus jusqu’alors,
Elle voit la nature, et connoît ses ressorts.
On dit qu’en ce moment la Nature étonnée,
Se sentant découvrir, en parut indignée :
« Téméraire mortel, esprit audacieux,
Apprends qu’impunément on ne voit pas les dieux ! »
Telle que dans un bain, belle et fière Diane,
Vous parûtes aux yeux d’un trop hardi profane,
Quand cet heureux témoin de vos divins appas,
Paya ce beau moment par un affreux trépas :
Telle aux yeux de René, se voyant découverte,
La Nature s’irrite et conjure sa perte,
Et d’un torrent d’humeurs, qu’elle porte au cerveau,
Accable ce grand homme, et le met au tombeau.


L’ombre de M. Descartes.

À Mlle de la Vigne.


Merveille de nos jours, jeune et sage héroïne,
Qui, sous les doux appas d’une beauté divine,
Cachez tant de vertus, d’esprit et de savoir,
Ne vous étonnez pas qu’un mort vienne vous voir.
Si je pus, autrefois, pour une jeune reine,
Dont je connoissois peu l’âme inégale et vaine,
Abandonner des lieux si fleuris et si verts
Pour aller la chercher au pays des hivers ;

Je devois bien pour vous quitter ces climats sombres,
Où loin de la lumière errent les pâles ombres.
Quelqu’espace entre nous que mette le trépas,
Pour être auprès de vous que n’entreprend-on pas ?
Je n’ai pu vous entendre estimer mes ouvrages,
Et vous voir chaque jour en feuilleter les pages,
Sans sentir en mon cœur tout ce qu’on peut sentir,
Dans le séjour glacé dont je viens de partir.
Depuis que de mes jours j’ai vu couper la trame,
Aucun autre plaisir n’avoit touché mon âme ;
J’apprenois, il est vrai, que plusieurs grands esprits
Lisoient avec estime et goûtoient mes écrits ;
Mais je voyois toujours régner cette science,
Ou plutôt cette fière et pénible ignorance,
Par qui d’un vain savoir, placé mal à propos,
Un esprit s’accoutume à se payer de mots.
Partout cette orgueilleuse, avec son Aristote,
Des savants de ce temps est encor la marotte,
Tout ce qu’on dit contre elle est une nouveauté,
Et sans autre examen doit être rejeté
Comme si les erreurs, où furent les grands hommes,
Méritoient du respect, dans le siècle où nous sommes,
Et cessant d’être erreur par leur antiquité,
Avoient enfin prescrit[1] contre la vérité !
Mais je sens que bientôt ce temps va disparaître,
Bientôt tous les savants me vont avoir pour maître,
Tous suivront votre exemple, et par vous, quelque jour,
J’aurai de mon côté la Sorbonne et la Cour ;
Ces grandes vérités, qui parurent nouvelles,
Paroîtront désormais claires, solides, belles ;
Tel docteur, qui, sans vous, n’auroit jamais cédé,
Dès que vous parlerez sera persuadé ;
Quand la vérité sort d’une bouche si belle,

Elle force bientôt l’esprit le plus rebelle,
Et manqua-t-on jamais à la faire goûter,
Lorsqu’avec tant de grâce on se fait écouter ?
De faux dogmes détruits et d’erreurs étouffées,
Vous allez m’ériger cent illustres trophées ;
Par vos illustres soins mes écrits, à leur tour,
De tous les vrais savants vont devenir l’amour ;
J’aperçois nos deux noms, toujours joints l’un à l’autre,
Porter chez nos neveux ma gloire avec la vôtre ;
Et j’entends déjà dire, en cent climats divers :
Descartes et La Vigne ont instruit l’univers !
Car enfin, je l’avoue, et veux bien vous le dire,
La sage Élisabeth, la gloire de l’Empire,
Dont l’esprit surpassa les merveilleux attraits,
— Les morts ne flattent pas ! — ne vous valut jamais.
Aussi j’attends de vous cet insigne miracle,
Qu’enfin la vérité ne trouve plus d’obstacle,
Et que, malgré l’erreur et la prévention,
Tout l’univers entier n’ait qu’une opinion.
Je sens pourtant troubler ces grandes esperances,
Quand je vous vois cacher ces belles connoissances,
À vos meilleurs amis en faire un grand secret,
Et, quand vous en parlez, n’en parler qu’à regret.
Ah ! loin de les cacher sous un cruel silence,
Croyez-moi, donnez-leur toute leur éloquence,
Et, pensez qu’après tout, elles méritent bien
Que pour les faire aimer on ne ménage rien.
S’il est vrai que pour moi vous ayez de l’estime,
Pourquoi de la montrer vous faites-vous un crime ?
Pensez-vous, en m’aimant, vous faire quelque tort ?
Qui peut trouver mauvais que vous aimiez un mort ?
Mais ce n’est pas assez de m’aimer en cachette,
Qu’un vivant soit content de cette ardeur secrète :
Comme parmi les morts, la gloire est le seul bien,
Être aimés en secret ne nous tient lieu de rien !
Ainsi dites partout que j’ai touché votre âme,

Et faites-vous honneur d’une aussi belle flamme ;
Est-il rien qui me vaille ? et voit-on, entre nous,
Un amant plus illustre et plus digne de vous ?

À notre avis, on ne saurait trop louer Catherine Descartes d’avoir pris son oncle pour le héros de ses principaux chants. Nous aimons ce culte de la famille.

Comte de Saint-Jean.
  1. Devaient avoir raison.