Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Le pèlerinage de dieghem

Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 3-15).
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KERMESSES




LE PÈLERINAGE DE DIEGHEM


Deux souvenirs m’attiraient à Dieghem : le Pèlerinage, de Charles Degroux, qui figurait à je ne sais plus quelle exposition, et le clocheton bizarre de l’église Saint-Corneille entrevu un jour par la portière du train de Louvain. Je voulais assister à la scène sombre et poignante décrite par le peintre des infortunes et contempler dé plus près la curiosité architecturale.

Arriva, avec les Pâques, l’occasion attendue. Le lundi a lieu le grand pèlerinage. Je partis au lever du soleil et traversai Schaerbeek, par la longue chaussée de Haecht, pour déboucher, à la hauteur d’Evere, en rase campagne. La kermesse de Dieghem étend ses ramifications non seulement à Schaerbeek, mais jusque dans les quartiers populeux de la ville, où des pancartes annoncent aux vitres des salles de danses, les bals donnés à cette occasion. Des omnibus improvisés, vulgaires charrettes sur lesquelles quelques planches ont été clouées à la hâte, emportent ou ramènent pour la somme modique de cinquante centimes, les pèlerins et les curieux. C’est, ce jour-là, une ébullition, une fièvre qui chasse les pauvres gens de leurs taudis et les pousse vers la campagne. Les croyants mettent la procession en branle, les badauds et les habitués des kermesses suivent. Mais la grande masse de ces derniers ne dépassera pas les confins excentriques du faubourg et se contentera des délices de la foire établie près de la nouvelle église. C’est même sur ce point que régnera vers le soir la gaîté la plus turbulente, que les danses seront le plus sauvages et les libations le plus copieuses. Là se rencontreront ceux qui n’ont pas été jusqu’à Dieghem et ceux qui en reviennent.

Mais, le matin, sur la route l’animation n’a pas encore ce caractère de bacchanal. Des bandes de pèlerins, hommes et femmes, convaincus, soulèvent sous leurs pieds lourds, parfois déchaux, la poussière de la route. C’est à peine si quelque altéré quitte son groupe devant un cabaret, vide goulument la chope brune, et rattrape en courant les camarades. On remarque des mères du peuple portant dans le giron leurs petits dont la tête pâle et bouffie oscille, inerte, aux pas houleux des rudes porteuses. L’homme tient à la main un enfant plus âgé qui se fait traîner non passibus æquis, et, trébuchant à chaque moment, distrait par le paysage ensoleillé, nouveau pour lui, s’attire des rebuffades paternelles.

Ce lundi de Pâques, un joyeux soleil dispersait les brumes blondes estompant encore les côteaux lointains que l’on voit à gauche de la route vers Laeken et Koekelberg. L’air était vif et piquant. Le chemin manque d’accidents. Poudreux et nu, bordé de distance en distance par quelques plants de hêtres, malingres nourrissons qui auraient bien besoin, eux aussi, de l’intervention de Saint-Corneille, c’est comme la voie qu’il faut à ce pèlerinage de déshérités. Aux bifurcations, de petites chapelles crayeuses, grillées, sollicitent l’aumône des passants. En revanche, les autres « chapelles » sont rares depuis Schaerbeek. Les habitations se comptent aussitôt qu’on a dépassé les dernières maisons du faubourg. Aussi, d’ingénieux débitants ont-ils établi des buvettes ambulantes sur les accotements et les flacons de liqueurs flambent au soleil comme des topazes ou des émeraudes et amorcent les gosiers irrités par la poussière. D’autres aigrefins, appartenant à la classe vague des bonneteurs, attirent les faibles par la tentation du lucre dans un jeu de grec, furet ou lansquenet, et font passer dans leur escarcelle pis que profane l’offrande destinée au saint pape Corneille en faveur de l’enfant convulsionnaire. Il est amusant de voir l’air inquiet et en dessous de ces escrocs de grand’route. Ils tiennent un œil ouvert sur le jeu, et de l’autre, biglant affreusement, ils scrutent la physionomie de la route, tout là-bas, du côté de la ville, afin de pouvoir détaler lorsque les bonnets à poils apparaîtront.

D’autres truands étalant des plaies repoussantes, des infirmités voulues, des guenilles, des misères de maladrerie à l’apprêt desquelles les drôles apportent autant de soin qu’une coquette à son maquillage, s’échelonnent comme des bornes kilométriques et font appel à la pitié révoltée des bonnes âmes.

Par moments, la route s’encaisse entre des talus escarpés et sablonneux d’où prennent plaisir à se rouler, du sommet sur le pavé, des voyous hâves et terreux, démonstratifs dans leur joie de chien lâche. Plus loin, c’est jusqu’au fond vertigineux d’une carrière de ces pierres blanches importées par la Hollande pour la construction des digues, que dégringolent ces loustics féroces, tandis que sur les remblais s’esclaffent leurs compagnons, les mains en poche, la casquette ou mousch dégageant au-dessus de l’oreille une houppe de cheveux hirsute comme une brosse de poils de porc. Et les passants, graves et contrits, s’arrêtent un instant et envisagent avec stupeur ces agités en se demandant si ce ne sont pas là des impies tombant miraculeusement du haut mal que saint Corneille guérit chez les fervents.

Pour descendre au village, après avoir traversé le viaduc du chemin de fer, on s’engage dans une dernière gorge, que surplombent cette fois, de chaque côté, des hêtres feuillus, d’une taille respectable. Cette entrée ombragée et verdoyante apporte un correctif désiré au Sahara traversé jusque-là. Un peu auparavant, la tour originale, blanche, avec son cône brisé aux étages par quatre galeries ouvrées qui lui donnent un air de faîte de pagode, unique parmi les types de notre architecture religieuse, émerge au-dessus des côteaux masquant le village.

Dès l’entrée dans Dieghem, on se butte à la foire. Sur la chaussée, s’entassent les baraques blanches de fritures ; les magasins de jouets et de pains d’épices ; les brouettes-établis des marchandes de plies dites schols ; les tourniquets, les « rigolades », les tirs à la carabine Flobert — depuis les établissements aristocratiques tapissés comme un salon de dentiste, chamarrés comme une fierté, où l’on dégote des pipes de terre, jusqu’à la carabine unique avec laquelle on éteint la chandelle de suif piquée dans une guérite, — puis les loges cabalistiques où un épouvantail, un « remède à tout amour » vous montre « la jeune fille qui vous aimera » ; les salons de grosses femmes qui se présentent, à l’intérieur, comme étant la « jeune personne âgée de seize ans annoncée à la porte » ; et encore les tréteaux du charlatan, la voiture du dentiste, le cirque des chiens savants, le théâtre des « Spectacles de Saint-Pétersbourg », où expire trois fois par jour dans les feux de bengale, le tzar de toutes les Russies, et enfin les chevaux de bois, élément obligé des divertissements de place publique.

Cependant, dans la rue conduisant, à droite de la grand’route, vers l’église, la foire se présente sous un aspect plus original, plus campagnard.

Un marchand de complaintes, efflanqué comme un Callot, accompagne, « trémolinant » sur un violon criard, le chant d’une fille de vingt ans au teint séreux, aux chairs soufflées, à la voix traînarde et enrouée. Le couple du ménétrier et de la cantatrice se détachent sur un paravent illustré, dans le goût des coloristes d’Épinal, des principaux sujets des mélopées que vend, entre deux couplets, le famélique instrumentiste. Au pied des tréteaux, s’amassent, la bouche ouverte, le nez en l’air, les paysans se rendant à l’église. Non loin de là, commercent d’autres marchands de chansons ; leur marchandise, imprimée sur papier à chandelle, est suspendue comme du linge à sécher à des cordes longeant le mur ; et des dilettanti en sabots, de ceux qu’on invite à chanter à la veillée et aux repas de noces, passent en revue les primeurs étalées dont ils épèlent les titres. À côté de cette littérature profane, se débitent les prières de circonstance adressées au patron du lieu ; les chapelets, les médailles de dévotion, les scapulaires. Pour la modique somme de cinq centimes, on peut notamment entrer en possession de la véritable oraison de Charles-Quint ; les litanies de saint Corneille, pape et martyr, ne coûtent pas davantage.

Depuis mon séjour, le village s’est insensiblement peuplé. La foule débouche non seulement par la route de Bruxelles, mais les pèlerins arrivent des contrées de Vilvorde, de Malines, de Louvain, voire du pays d’Anvers,

La cloche appelle les fidèles à la grand’messe de dix heures. Ils descendent des quatre côtés du pays, par les chemins de desserte et les sentes. Les blouses bleues, empesées et lustrées, redressant les dos bombés, les mouchoirs de cotonnade fixés sur la tête des paysannes par une touffe de fleurs vives, et tombant dans le cou et sur l’épaule avec des plis de mantille madrilène, animent les vallonnements des champs. La file serrée et hâtive serpente entre les seigles poussant leurs premiers jets, à côté du rivelet ombragé de saules, le long des courtils et des vergers où les poiriers se sont poudrés de leur neige odorante. Et dans le village, ces groupes de l’agreste terroir se confondent avec les hordes urbaines, braillant, vociférant, apportant dans la localité paisible les allures canailles, les bousculades tapageuses des impasses et des ruelles des quartiers pauvres. Cette houle humaine converge vers l’église déjà remplie dès l’aube par les pèlerins.

L’affluence repoussée de l’intérieur du sanctuaire déborde d’abord dans le cimetière s’étendant en terrasse à l’entour, puis sur les degrés qui y conduisent, puis sur le parvis où le ressac des allants se rencontre avec le remous des venants. Sur la foire, les marchands s’époumonnent, les cloches, les crécelles, les tambours tempêtent à la fois. C’est le moment du coup de feu pour la vente ; maintenant et plus tard encore, à la sortie de la messe.

Les murs du cimetière sont noirs de dos de pèlerins, assis en rangs serrés, se reposant des fatigues d’une longue traite pédestre. Le champ de repos a l’aspect d’un campement, d’un bivouac. Les morts sont oubliés. On s’étend, on mange même sur les tertres des tombes gazonnées. Pendant ce temps, une procession interminable fait le tour de l’église au dehors, marmottant des prières, égrenant des chapelets, s’avançant impassible en traçant comme un long sillage dans la cohue des curieux. Ils n’écoutent pas le tumulte qui monte de la mêlée turbulente ; ils sont sourds aux chansons et aux propos des falots ; c’est à peine si leurs yeux regardent ces impies qu’ils coudoient et s’ils répondent par un froncement de sourcil aux gravelures des sceptiques.

Le monde n’existe plus pour eux. Ils ne songent qu’à remplir scrupuleusement le vœu d’où dépend la guérison d’un être aimé ; la vie de l’enfant qu’ils continuent à serrer contre leur poitrine ou à traîner par la main, comme tout à l’heure sur la route. Ils s’agenouillent devant les diverses stations de piété, les calvaires, figurés de distance en distance, et s’absorbent dans leurs génuflexions, rigides, agitant seulement les lèvres et les doigts, au risque d’être piétines et écrasés par la fourmilière humaine toujours plus compacte.

Seuls, des marchands de cierges ou des mendiants, plus hideux encore que ceux de la grand’route, adossés au pied des contreforts du temple, geignant à présent dans un tutti discordant, parviennent à tirer ces pèlerins de leur extase religieuse. Aux uns ils achètent le luminaire votif, aux autres ils accordent l’aumône en échange d’une prière, d’une de ces intercessions de gueux, agréables au Ciel.

Par intervalles, en passant devant les portes de l’église, larges ouvertes, et lorsque le tapage de la kermesse décroît momentanément, on entend les mugissements solennels de l’orgue, les voix des prêtres psalmodiant et des bouffées d’encens mêlent leur essence mystique aux gros parfums de la foire.

À l’intérieur du temple, sous le resplendissement des cierges, dans ce jour d’arc-en-ciel que prêtent aux rayons blancs et crus les facettes des verrières, tandis qu’une partie des fidèles reste opiniâtrement agenouillée ou prosternée devant les pieuses images, ceux qui entrent continuent et terminent la procession commencée au dehors. À la chapelle de droite, dont le retable est décoré d’un tableau de Crayer représentant le patron du sanctuaire, un prêtre bénit le défilé des passants. En face, un fabricien tient les comptes de la trésorerie et inscrit les amateurs dans la confrérie de Saint-Corneille contre le versement annuel d’un denier dérisoire. Seulement ce denier, multiplié des milliers de fois, assure à la fabrique un revenu de millionnaire. Au même comptoir se vendent des cierges, des prières, et cette petite bannière en papier triangulaire, commune par la forme à tous les pèlerinages célèbres, mais différant par le texte et le dessin. Ici, elle représente le pape martyr, invoqué par les malheureux. Sous cette composition naïve sont célébrés en français et en flamand les mérites du céleste guérisseur. Il faut voir comme cette pieuse boutique est achalandée le lundi de Pâques ; comme les humbles s’empressent de se faire inscrire dans les registres de la confrérie ; comme la monnaie de cuivre et d’argent est ramenée vers la caisse par des doigts aussi vigilants que le rateau d’un croupier.

Plus loin, au bas du chœur, devant le banc de communion, un second prêtre donnée à baiser une relique de saint Corneille renfermée dans une sorte de corne incrustée d’argent. La procession ne discontinue pas. Abîmées dans leur prostration extatique les vieilles femmes ne détachent pas les yeux de l’autel et les pas des étrangers, le bruit métallique des pièces battant le plateau ou s’engouffrant dans les troncs, les quintes de toux, les pleurs des petits convulsionnaires dont les faces rouges et poupardes alarment les pauvres mères, tout ce tumulte solennel et triste ne parvient pas à troubler les dévotes endurcies et momifiées. Parfois le clairon anormal d’un coq résonne sous la voûte même de l’église. Ce cocorico part d’un coin où l’on entasse les volailles vivantes, et jusqu’à des lapins et des chevreaux, que les pèlerins apportent en offrande à saint Corneille. Mais le coq est l’animal favori du saint, à en juger par le nombre de ces « Mormons de la basse-cour » déposés dans l’église. À telle enseigne, qu’on croirait saint Corneille l’héritier d’Esculape a qui, on se le rappelle, Socrate refusa de sacrifier l’oiseau consacré.

Bientôt après j’assistais à l’épilogue de la partie religieuse de la fête : la vente à la criée des animaux offerts. Cette vente commence dans le cimetière au dernier coup de onze heures, après la grand’messe. Tandis qu’un des marguilliers ou des trésoriers de l’exploitation brandit, en la tenant par les pattes, la bestiole ahurie au-dessus de l’océan des têtes, un autre bedeau fonctionne comme commissaire-priseur et glapit la mise à prix et les enchères ; un troisième sacristain caresse sensuellement le sac de toile où tombe la manne copieuse. Sur les murs blancs de l’église, les têtes caractéristiques des vendeurs et des plus empressés des amateurs qui les entourent se détachent avec une intensité étonnante. Cette scène étrange frappe comme une évocation de mœurs disparues, de personnages d’un autre siècle.

Cette vente ne rapporte pas moins que celle des petits drapeaux et que les inscriptions dans la confrérie. Souvent un paysan, pieux mais avare, conciliant sa dévotion et sa ladrerie, attend l’heure de la criée pour acheter à vil prix un coq de rebut ; puis, en possession de son offrande, il la dépose dans l’église d’où les fabriciens la retirent pour la vendre une seconde fois et toucher ainsi derechef, la valeur de la bête. Il n’y a même pas de raison pour que ce manège productif s’arrête à la seconde reprise. C’est simple et excellent comme les vraies manifestations du génie.

Après l’adjudication du dernier ex-voto de basse-cour, les marchands se retirent pour compter la recette ; les portes de l’église se ferment jusqu’aux vêpres et la cohue, tiraillée auparavant entre la partie religieuse et le programme profane de la fête, se livre maintenant sans partage aux distractions foraines.

L’heure de midi a provoqué une reprise dans les affaires des marchands de pain d’épices, de galettes, de « russes » et de saucissons de cheval. Les schols travaillés par les ardeurs printanières répandent leurs relents les plus irrésistibles et les amateurs s’en payent de véritables tranches de kermesse. Des fanfares rurales inaugurent leur « tournée » dans les bons estaminets de l’endroit. Aux « Variétés », dans la salle du bal à l’étage, les citadins s’imposent après la longue marche au soleil, des chassés et des déchassés homœopathiques.

La ville continue de vomir dans Dieghem des tapées de curieux qui à pied, qui en voiture, qui en chemin de fer ; mais les villages cessent d’envoyer des renforts à la cohue, ils retirent plutôt leur appoint du matin. Dans Dieghem même, les bonnes gens se claquemurent, célèbrent la kermesse en famille par de plantureuses ripailles, et se gobergent, les pieds sous la table, des badauds ou des pieds-poudreux de la ville qui, venus dans l’intention de s’amuser, ne se nourrissent, après avoir avalé force poussière, que de charcuteries douteuses et de poissons pouacres, ne se désaltèrent qu’avec des rinçures de verres et font sauter des ribaudes couperosées ou anémiques qu’ils prennent, l’ivresse aidant, pour les roses et les lis villageois.

Puis ils sommeilleront en gens avisés, les bons pitauds, pour se réveiller vers le soir, quand la racaille citadine aura vidé la place et terminé cette soi-disant partie champêtre, abrutis et recrus dans les musicos de banlieue, aux sons lamentables des orgues.

Lorsque ce refrain d’avril, modulé sur un rhythme de pas redoublé, se sera perdu dans l’éloignement après les chanteurs enroués :

Par les sentiers rem-plis-d’i-vrè-esse,
Fuyons tous deux à pe-tits pa-as.
Je veux offrir à ma maîtrè-esse,
Le premier bouquet-de-li-las…

Alors seulement ils valseront, à leur tour, les gars défiants, avec leurs jolies accordées, sous l’œil attendri des vieux, fumant la pipe et buvant d’authentique bière. Et tous, réjouis de vivre ces jours de kermesse, béniront intérieurement saint Corneille leur patron.

Georges Eekkoud.