Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/Achille Patrocle

Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 3-16).
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LES VA-NU-PIEDS


ACHILLE & PATROCLE


Fibreux et sec, ce sauvageon de souche gallique en l’an IV de la République et vers la fin de germinal, quitta la robe prétexte, tout comme un jeune patricien de la Rome latine. Il ne savait rien, si ce n’est qu’on se battait aux frontières. S’il était instruit de cela, c’est parce que plusieurs fois il avait ouï lire les gazettes à La Française. Il ne possédait au monde qu’une cabane faite de terre et de joncs que son père, qu’il n’avait point connu, avait construite, et où sa mère, infirme, après avoir agonisé pendant dix ans et plus, brusquement expira. La pauvre chrétienne morte, il ferma sa hutte, en prit la clef, et se rendit un beau matin, à Montauban. Aux portes de la ville, il rencontra un garde urbain ; il lui dit qu’il souhaitait d’être soldat. Le citadin le conduisit à l’Hôtel-de-Ville. On demanda au gars ses noms et prénoms ; il répondit d’abord : Janoutet ; ensuite : Jean Gasq. Questionné sur le lieu de sa naissance et sur son âge, moitié en français, moitié en gascon, il raconta qu’il avait récemment entendu dire par sa mamo (mère) qu’il s’en fallait de deux récoltes qu’il eût un vingt ; puis il ajouta qu’il ne pouvait pas certifier s’il était né à la Française ou prochement. On l’enrôla. Deux mois après son enrôlement, le blanc-bec arrivait en Italie. Il chargea les vestes blanches au pond de Lodi, à Arcole, à Rivoli. L’an VI, il fit la campagne d’Égypte ; il avait un alphabet dans son sac. Aux Pyramides, grenadier de la 22e demi-brigade, il lisait presque couramment et maniait le mousquet comme un homme. Inébranlable au feu, pendant la bataille, il syllabait en mordant la cartouche. Un jour, au beau milieu de la mêlée, un vétéran qui n’avait pas froid aux yeux lui cria : « Sacré-Dieu ! conscrit, à quoi rêves-tu ? »

Voici :

Pendant que sur les carrés républicains se ruaient Mourad-Bey et ses mamelucks, centaures flamboyants qui venaient s’éteindre sous la baïonnette, ce badaud, la cuisse trouée d’une balle, le crâne balafré par les cimeterres, aveuglé de sang, déchiré, ébloui, mais toujours debout, ce novice pensait que c’était bien beau de cavalcader et de galoper à travers les fusils et les canons, les éperons enfoncés dans le ventre de sa monture, la bride aux dents, le pistolet d’une main, le bancal de l’autre. Il rêvait à cela. Le lendemain de la bataille, la tête enveloppée d’un mouchoir, assis sous un palmier, il dégoisait à tue-tête une romance méridionale. Chevauchant par là, certain général natif de l’Auvergne apprécia le troubadour et s’approcha de lui.

— Que gazouilles-tu là, rossignol ? dit-il avec bonté.

— Je chante la Pastourelleto de la Coumbo Prioudo (la petite bergère du Val-Profond).

— D’où es-tu, du Languedoc ou de la Cascogne ?

— Je suis de là près, en Quercy.

— Bien !… Je te fais caporal !

— J’aimerais mieux être brigadier…

— Ah ! ah ! Tu voudrais passer dans la cavalerie ?

Le jeune ambitieux sourit et répliqua franchement :

— Oh ! oui, je serais bien aise de me battre à cheval, avec une lame.

Il fut contenté : si brave, le Sultan juste était si bon !

À quelque temps de là, sur la rive gauche du Fontanone, on se mesura derechef avec les Autrichiens de Mêlas. Son adversaire, le généralissime de France, alors collègue de Lebrun et de Cambacérès, avait perdu la bataille ; Desaix arrêta la déroute ; Kellermann, pour forcer la victoire, commanda à ses dragons d’ôter la bride aux chevaux et de se laisser tomber sur l’ennemi, ventre à terre. Le sabre de Quercynois fit à Marengo ce qu’avait fait sa baïonnette aux Pyramides. En Égypte, le fantassin avait eu du sang jusqu’à la cheville, le cavalier en eut jusqu’au coude en Italie. Dans la bagarre, il dégagea un maréchal-des-logis, qu’on appelait le grand Bonaventure.

Réputé pour ses capacités autant que pour ses vertus, ce preux des nouveaux âges, âpre comme Du Guesclin et sage comme Bayard, était le fils d’un faïencier montalbanais ; les ardeurs calvinistes roulaient dans ses veines avec son sang. Un de ses aïeux, Macchabée Lavergne, avait été l’ami et le bras droit du consul Jacques Dupuy, devant qui recula Louis xiii sous Montauriol, en 1621. Élevé par un vieux ministre de la religion, qui fut pasteur au désert, après la mort de François Rochette, pendu à Toulouse, le fier adolescent avait beaucoup lu et quelque peu étudié Montesquieu, Pascal, Voltaire, d’Holbach, Diderot, Descartes, Jean-Jacques, les insurgés et les rénovateurs. Tout huguenot contient et couve un républicain. Quand la République fut proclamée, le petit-neveu des martyrs protestants comprit la grandeur du cataclysme ; aussitôt, toute sa jeunesse bouillonna. Sachant pourquoi la patrie était en danger, il prit les armes ; la grande devise révolutionnaire fut la sienne : « La Liberté ou la Mort ! » Volontaire à l’armée de l’Ouest, il traqua les chouans sans merci. Tous les météores de la République : Hoche, Marceau, Kléber, lui passèrent sous les yeux ; il vit poindre Bonaparte, le mesura d’un coup d’œil et pressentit Napoléon.

Ignorant, sentant qu’il l’était, l’illettré aimait de tout son cœur, admirait de tout son âme, vénérait et chérissait son studieux compatriote, qui lui paraissait un génie, un phénix, un sphinx, un puits de science, un géant haut de cent coudées ; et celui-ci, de son côté, choyait celui-là comme les forts choient les faibles ; il y avait dans son dévouement on ne sait quoi de fauve et d’austère qui rappelait l’amour du lion pour ses petits, et celui du maître pour ses disciples ; il l’instruisait, il l’enseignait, il s’efforçait à le façonner, il le travaillait, il le soignait, il le corrigeait, il le caressait comme l’artiste travaille, soigne, corrige, caresse le bloc de marbre qui devient statue : cet innocent serait son œuvre ! Entre deux batailles, il lui apprenait ce qu’étaient les rois, ce qu’étaient les peuples, ce qu’on entend par despotisme, ce qu’on doit entendre par liberté. Souvent la leçon, interrompue par l’appel des clairons et des tambours, était reprise vingt lieues plus loin, dans une ville, en un hameau, sur le bord d’un fleuve, sur la croupe d’un mont, au milieu d’un champ de blé, là où l’armée campait après ses victoires, ivre de poudre, d’enthousiasme et de triomphes, plus fière chaque jour de promener par le monde le jeune étendard du peuple souverain.

Unis comme la chair et l’ongle, ces loups de guerre ne se quittaient point d’un pas. Au feu, sous latente, pendant la charge ou l’assaut, le jour, la nuit, où était l’un était l’autre : « Le maréchal-des-logis La Bonne-Aventure et le brigadier Jean Casque sont mariés », disaient les soldats. Lorsque le Tondu ordonna qu’on rasât l’armée, ils refusèrent de se laisser couper les cadenettes et la queue. On insista. Non, jamais ! Ils firent la sourde oreille. Leur colonel, qui les savait braves entre les braves les traita en enfants gâtés ; ils gardèrent leur chevelure… républicaine. À Austerlitz tous les deux, ils la portaient encore. Plus tard blessé à la tempe, le plus âgé dut couper tresses et catogan ; le cadet les abattit alors parce que son aîné ne les avait plus.

Le 25 mars 1802 fut signée la paix d’Amiens. Bien que l’Europe monarchique admit telle quelle la France « déroyalisée », les troupes furent massées aux frontières ; le premier consul prévoyait qu’avant peu l’empereur les lancerait à de nouveaux carnages. Un décret du 23 décembre 1802 prescrivit la création immédiate des trois premiers régiments de cuirassiers. On fit choix d’hommes largement charpentés. Le Montalbanais qui était énorme et le Francésain, qui avait cinq pieds neuf pouces, tant il avait grandi depuis l’an iv, furent incorporés dans cette arme avec leurs grades. De 1802 à 1804, Bonaventure Lavergne profita de la paix ou plutôt de la trêve qu’avait consentie l’Europe, pour compléter l’éducation de Jean Gasq ; il fit connaître à son élève tout ce qu’il savait lui-même de Dieu, des êtres et des choses, l’âme naïve de l’un s’ouvrit et s’épandit au souffle inspiré de l’autre. Aux yeux de ces deux frondeurs, le futur monarque ne fut jamais ni prophète, ni dieu, ni diable ; il ne fut point le petit caporal, il ne fut même point l’empereur ; c’était le général, le génie invincible et le propagateur fatal de la Révolution. Avec quelques adeptes, ils formèrent le noyau de cette légion d’ardents et tenaces sans-culottes en qui l’idée révolutionnaire survécut toujours. Républicains, ils servirent l’empire, parce que dans l’empereur ils voyaient la nation impératrice. Cette incarnation de tous dans un seul ne leur semblait pas d’ailleurs éternelle. Ne concevant pas encore comment il s’accomplirait, ils flairaient cependant le divorce à venir. Dans Auguste, ils encensaient Jacques Bonhomme : Jacques Bonhomme, c’est-à-dire le Peuple. Ils en étaient du peuple, eux ! et leur chef, soldat de fortune, en était aussi. Égalitaires indomptables, ils eussent dit à Napoléon : « Citoyen, camarade, frère, Bonaparte, tu ! » Certainement ils auraient tutoyé la couronne, croyant de bonne foi que, s’il y avait une Majesté, chacun d’eux était quelque peu Altesse. Sans cligner l’œil, ils regardèrent tous les éclairs, toutes les foudres, toutes les apothéoses du nouveau messie. Autour de son fameux bicorne ils distinguaient non pas une gloire, mais une gloriole. Pour eux, la redingote grise n’était pas un nimbe, c’était du drap. Loin de penser qu’il chevauchât la Révolution, ils estimaient, au contraire, qu’elle avait condamné son écuyer au mors, et que, bon gré mal gré, elle le faisait tourner tantôt à hue, tantôt à dia. En un mot, ils apercevaient deux êtres divers en ce porte-sceptre ; chacun d’eux, Brutus implacable, eût immolé César : tous, sans rechigner en aucune sorte, escortaient Prométhée ; ils l’auraient accompagné en Chine, sur les mers inexplorées, jusqu’aux pôles inabordables du globe, ici, là, partout ; ils l’eussent suivi dans l’autre monde, s’il leur avait été prouvé qu’il y eût quelqu’un à détrôner et quelque chose à niveler là-haut. Obscurs coryphées de la splendide épopée révolutionnaire, ils ne considéraient, ils ne voulaient voir qu’une seule chose : la victoire des peuples sur les rois, l’avènement de l’égalité humaine. Sincèrement, lorsque dans la bataille, ils égorgeaient les soldats des czars, ils se jugeaient exterminateurs et conquérants : exterminateurs de l’antique hiérarchie, symbolisée par l’autel et le trône, conquérants des droits de l’homme, personnifiés par leur capitaine, un parvenu. Loyaux et naïfs, ils acceptaient gaiement les barons, les comtes, les anoblis de l’empire ; ils avaient connu celui-ci tambour, celui-là palefrenier, cet autre laboureur, et puis leurs généraux s’appelaient Lannes, Masséna, Suchet, Bernadotte, Sérurier, Ney, comme eux, soldats, se nommaient Durand, Bousquet, Duchêne, Pélissier, Dupont, Lamotte ; ils n’étaient pas jaloux des armoiries, des titres, des plumes, des galons dont guerriers et diplomates pomponnaient leur roture ; ils ne perdaient pas un instant de vue le truand dans le noble. Et comment auraient-ils pu s’imaginer que le duc de Castiglione n’était plus Augereau ? Que le duc de Valmy n’avait jamais été Kellermann ? Que Napoléon ne serait plus Bonaparte ? Enfin, ils savaient trop bien que leur sang était de la même qualité que le sang de S. Exe. le maréchal duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmüll, ou de S. M. Joachim i. Bref, s’ils n’avaient pas en de grande considération les blasons, les patentes nobiliaires et les particules de fraîche date, ils n’honoraient pas davantage les tiares, les parchemins, les tortils antédiluviens. Le duc de Guise n’avait point meilleur air, à leur avis, que le duc Fouché. Pas un d’eux, s’appelât-il Pierre tout au long ou Jean tout court, qui eût troqué son nom contre celui de Montmorency ou de Rohan. La conscience de leur dignité leur prêtait une attitude solennelle, et ils avaient parfois des rudesses pleines d’orgueil qui venaient de ce qu’ils se figuraient, ces idéologues ! qu’il n’y a qu’une seule pâte humaine !

En 1807, l’un des deux apôtres en casaque était adjudant et décoré ; simple maréchal-des-logis, l’autre disait malicieusement : « On en est, au maréchalat, je suis Son Excellence Monseigneur Janoutet ».

Le conscrit de l’an iv avait appris quelque chose à l’armée, et cela se conçoit, puisqu’un huguenot, un libre-penseur qui avait pratiqué ces philosophes damnés, Arou et Rousseau, s’était institué son magister. Chose inouïe, le tuteur et le pupille poussaient leur présomption jusqu’à croire qu’un homme en vaut un autre, celui-ci portât-il la pourpre et celui-là le sayon. Intrépides, ce qu’ils estimaient être le vrai, ils le proclamaient ; la parole chez eux affirmait la pensée, et cette audace n’était pas sans péril. Un jour l’écolier fut si merveilleux que son patron lui déclara qu’il avait fait ce que personne n’eût osé faire ; à quoi ce simple des simples répliqua respectueusement : « Que serait-il arrivé alors si tu avais été à ma place ? » Voici ce qui avait eu lieu : Le traité de Tilsitt signé, celui qui rivait d’assujettir le continent et l’univers passa son armée en revue sur les bords du Niémen. Si fanfaron d’impassibilité qu’il fut, ce comédien laissait parfois percer l’intérêt qu’il prenait à déchiffrer les physionomies ; on l’a vu souvent, joyeux, lire la face des grognards, et souvent aussi, triste, épeler les traits des vélites. En sondant les rangs, son regard fut attiré par celui d’un cavalier, qui, sans peur et sans reproche, le toisait, imperturbable, de ses bottes à l’écuyère à son petit chapeau.

— Depuis quand es-tu au régiment, toi ? questionna brusquement Bonaparte.

L’effronté riposta :

— Depuis sa création.

— Combien as-tu de service ?

— Onze ans.

— De blessures ?

— Treize.

— Hein ! treize !… et, morbleu ! quel âge as-tu ?

— Trente ans bientôt.

— Pourquoi donc, mon brave, n’as-tu pas encore la croix ?

— Je ne sais pas, général.

— Tu veux dire : Sire.

— Je dis : Général.

Le Corse sourit, après avoir blêmi. Sans doute il était d’humeur débonnaire ce jour-là. Peut-être aussi ce despote, las de marcher avec aisance et dédain sur des échines courbées, n’était-il pas fâché de chopper tout à coup contre un front inflexible ; enfin, il se pouvait que dans les yeux de ce fier plébéien, qui ne se baissaient pas devant les siens, — au contraire ! — l’autocrate trouvât et fût content de trouver cet avis salutaire : « Prends garde ! la route n’est pas encore plane, tu peux faire la culbute ; si tu as des courtisans, tu as aussi des censeurs ! »

— Il ne te souvient donc pas que je suis l’Empereur ? reprit-il avec je ne sais quelle bonhomie que démentait la dureté de l’œil.

Le « montagnard » répondit lentement :

— Je me rappelle que je vous appelais général à Arcole, à Rivoli, en Égypte et même à Marengo.

— Comment vous nommez-vous ?

— Jean Gasq.

— Prince de Neufchâtel, donnez votre croix à cet Homme !

Napoléon, ayant accentué le mot homme, regarda une dernière fois dans les prunelles le téméraire qui ne sourcilla point et piqua des deux. Lorsqu’il le rejoignit à bride abattue, Berthier l’entendit murmurant :

— Si ce maréchal-des-logis était maréchal de France, je le ferais fusiller.

— Pourquoi cela, Sire ?

— Oh ! ne craignez pas… je sais que vous avez oublié, vous et les vôtres.

À Essling, les cuirassiers pénétrèrent dans les masses autrichiennes comme des coins de fer ; Patrocle y prit un colonel ; Achille, un drapeau. Le maréchal-des-logis devint adjudant ; l’adjudant, lieutenant. Quelques jours après, à Wagram, ils se sauvèrent la vie, l’un l’autre à plusieurs reprises.

Le 14 août 1809, à Vienne, l’ex-bombardier d’Autun dictait la paix dans le palais du Kaiser d’Autriche, et non plus d’Allemagne. Au premier matador des peuples modernes, pour qu’il essayât de perpétuer la bénignité d’une race insulaire à qui nous sommes redevables de tant de pasquins et de bandits, François donnait en mariage une archiduchesse, sa fille.

— Tiens ! tiens ! les couronnes s’enracinent ou plutôt se greffent ! et la Révolution le permet ?…

— Allons à Paris, et quand elle aura soufflé, ces douairières danseront la Carmagnole, et nous deux aussi, avec elles !

La Révolution souffla, respira, déploya ses ailes et reprit son vol. En 1812, elle passait le Niémen ; elle rencontra Kutuzow adossé à Borodino. Le 7 septembre, la bataille s’engagea ; les cuirassiers formaient la réserve. Au fracas du canon, le plus vieux des deux patriotes dit au plus jeune : « je ne sais pas trop ce que j’ai : voilà deux jours que je ne puis m’empêcher de songer à Montauban ; je me vois allant à travers les rues de la ville, couché sur les bords du Tarn, en face de l’Île, regardant les anciens remparts de l’Oulette et du Griffon ; les ruines de la Corne-Montmurat, les tours de la Cathédrale, le clocher de Saint-Jacques, Sapiac, Sapiacou, les Albarèdes, la tour de Capoue, le Moustier, la Capelle, Ville-Bourbon, Ville Nouvelle, Gasseras, le ruisseau de la Garrigue et le Fau défilent tour à tour et continuellement sous mes yeux ; j’aperçois mon père assis au milieu de ses faïences dans son magasin, au coin de la rue d’Auriol : il s’est bien cassé, et il a l’air tout chagrin. Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais dans notre pépinière, sur la route de Caussade ; mon petit frère Sylvestre, que je n’ai pas vu depuis l’An i, me suppliait en pleurnichant : « Aîné, reste avec nous ; aîné, tu ne reviendras pas si tu pars ; ne nous abandonne pas, l’aîné, ne t’en va point ! » Écoute, camarade, je ne suis pas superstitieux, tu me connais, mais je crois que je serai tué aujourd’hui ; quelque chose m’en avertit. Il se peut bien que je ne voie pas notre république ; peut-être seras-tu encore là quand elle se lèvera. Tu la salueras ; tu la défendras pour tous d’abord, pour toi et pour moi ensuite. Remémore-toi tes principes que je t’inculquai, les vrais principes ! Ils me viennent d’un homme qui naquit bon et que les souffrances rendirent meilleur : déteste toujours les tyrans et les valets quels qu’ils soient. Aime les ignorants et les faibles ; aide-les, secours-les, enseigne-les, comme je t’enseignai…et pense quelquefois en faisant ton devoir, à qui te l’apprit… Tiens ! embrasse-moi donc ! »

En recueillant ces avis, les derniers peut-être, le sauvage apprivoisé crut être le jouet d’un cauchemar. Quitter son éducateur, se séparer de lui, ne plus le voir, ne plus l’entendre, ne plus l’avoir, lui semblait impossible ! Dans la naïveté et la sincérité de son amour fraternel et quasi-filial, il ne s’était jamais imaginé que la lance d’un uhlan ou la balle d’un croate, qu’un boulet, qu’un obus était capable de le lui tuer, et, dans son admirable égoïsme, s’absorbant tout entier, il n’avait point prévu que, soi-même, il était exposé à mourir, à laisser seul son gardien désespéré ; que soi-même, il pouvait être brutalement supprimé par la mort au milieu des combats, sournoisement atteint par un coup de feu, lorsque courbé sur la selle, la latte au poing, excité par les trompettes, il donnait la chasse aux bataillons ennemis, disloqués et fuyant éperdus à travers les plaines. Souvent, après maintes victoires, il avait parcouru avec son intime le champ de bataille, marchant ou plutôt nageant dans la tuerie, aveugle en présence des corps mutilés qui l’entouraient, sourd aux cris d’agonie, trébuchant aux cadavres, content d’avoir près de lui son guide, l’interrogeant, le touchant, l’admirant, buvant sa parole grave et tendre, heureux de le posséder, car ce puritain était tout pour lui : son ami, son père, son frère, sa famille, sa vie, tout enfin. La pensée qu’il risquait de le perdre ne lui était jamais venue ; aussi, ce dont l’entretenait son bien-aimé, lui fit-il peur, une peur immense, une peur folle ; il passa la main sur son front et tressaillit… Il s’était souvenu tout à coup qu’à Eylau il avait vu son compagnon d’armes saigner du flanc et de la poitrine et qu’il avait alors éprouvé, lui, témoin, une sensation d’obscurité et le froid, comme si ses prunelles se fussent détachées de ses yeux, comme si son sang se fut arrêté et congelé dans ses veines ; ensuite, il lui parut que le sol s’affaissant sous ses pieds il s’enfonçait lui-même dans le vide…

L’autre répéta :

— Embrasse-moi, fils !

Comme quelqu’un de brusquement éveillé, il s’orienta ; son professeur, son créateur lui ouvrait les bras et l’appelait sur sa poitrine. Il s’y laissa tomber sans dire un mot, car s’il avait parlé, il eut versé des larmes, et il tenait à ne pas faiblir, se rappelant à ce moment même, tout ému qu’il fût, cette maxime habituelle à son rigide mentor : « Que la femme pleure avec ses yeux, l’homme ne doit jamais pleurer que du cœur. » Ils s’étreignirent en silence et se tinrent longtemps serrés… Cependant la victoire résistait à l’artillerie française ; la vieille infanterie impériale elle-même s’était brisée sur les lignes russes sans les entamer. Vingt mille morts jonchaient la terre. Un aide de camp porta l’ordre à la grosse cavalerie d’enlever la grande redoute de la Moskowa.

— Salut, enfant, je vais mourir !

— Non ! Je ne veux pas, moi !

— C’est écrit !… ton sabre ? Voici le mien ; adieu… Jean !… adieu !

— Bonaventure !… Bonaventure !

Les escadrons de fer s’élancèrent lourdement ; on eût dit d’un vent d’orage, et tout à coup éclata une rumeur pareille aux bruits confondus de la trombe, du tonnerre et du tremblement de terre. Trois cents tambours sur un mamelon battaient la charge, deux cents bouches à feu ébranlaient les airs, et derrière un pli de terrain les musiques de tous les régiments disaient les hymnes de la Nation. Hommes et chevaux avaient de la braise au sang. Les hurrahs et les hennissements se mêlaient à la voix profonde du canon ; les bombes décrivaient dans l’espace des paraboles enflammées ; les fusées escaladaient les cieux, et aux éclairs de la fusillade reluisaient les casques et les sabres, les cuirasses et les baïonnettes ; six cent mille hommes se heurtaient. Le soleil s’était obscurci ; à peine si de temps à autre, on distinguait dans la fumée une oscillation géante, un flux et un reflux périodiques et précipités d’escadrons et de bataillons ondoyant pêle-mêle, mer humaine d’où sortait une clameur énorme et confuse que dominaient de temps à autres les roulements des timbales, le chant des clairons et des trompettes. La redoute du Borodino ne fut pas enlevée ; elle fut arrachée, effacée ; ses redans, ses bastions, ses défenses, ses défenseurs, tout s’évanouit. Les cuirassiers y furent mitraillés, hachés, pilés ; ils violèrent la victoire ; elle coûta cinquante mille hommes. Six fois l’enfant du Querçy fut démonté, six fois il remonta sur des chevaux dont les cavaliers avaient été désarçonnés par le glaive ou le plomb. Le rêve équestre du grenadier des Pyramides était réalisé, son idéal atteint. Jamais, sur un cheval renâclant à la fois d’épouvante et de férocité, l’œil rouge, les naseaux renflés, les dents à découvert, la crinière droite et roide, jamais, jamais homme ne s’était ainsi vautré dans le tourbillon des batailles, à travers les vomissements du bronze, sous les éclaboussures du fer, de la fange et de la chair, saoul de sang, de musique et de salpêtre, terrible. En moins d’une heure, il égorgea plus de trente canonniers russes sous leurs pièces fumantes, ce néo-chevalier ! Debout sur les étriers, il fendait les hommes, comme le bûcheron le bois, ce héros ! Sous les sabots vermillonnés de son coursier, aux acclamations formidables des fanfares qui chantaient la victoire, il cassa les reins et creva le ventre à cinq ou six boyards, ce paysan gascon ! Son casque, bossue, faussé, troué, informe, l’aveuglait ; il le jeta. Tête nue, il frappait mieux. Une boîte de mitraille coupa en deux sa septième monture, jument de l’Ukraine dont par lui avait été poignardé le cosaque : avec elle il roula à terre ; d’un bond, il fut sur pied ; un étalon sans cavalier passa : noir, énorme, hennissant, effaré, le front tailladé, le poitrail ouvert, l’œil en feu, les crins au vent, inondé de sang et d’écume qui lui faisait une housse d’argent et de pourpre. Gasq se précipitait… il s’arrêta. Le cheval de Lavergne ! ô dieux ! il avait reconnu le cheval de Lavergne. Alors il se laissa choir sur un monceau de cadavres, et, s’y étant accoudé, il sanglota. Ici, là, de ce côté, de l’autre, en avant, en arrière, partout, autour de lui, l’airain tonnait, déchirait, pulvérisait, écrasait, broyait, tuait : cet inconsolable n’entendait plus rien, ne voyait plus rien, il pleurait…

Les Russes avaient fui : La Grande-Armée compta ses pertes. Cent fois celui dont la mort n’avait pas voulu, prédestiné qu’il était, après avoir crié sous Waterloo : Vive la République ! en présence de l’Empereur parricide comme à la barbe du Prussien et de l’Anglais enfin victorieux par hasard de la France, à chasser des Tuileries Marmont et l’ex-d’Artois en 1830, Bugeaud et le ci-devant de Chartres en 48, cent fois et cent fois ce soldat simple et pur, qui, toujours loyal serviteur de la Révolution, devait, à la tête des fils des sectionnaires de 92, renverser de nouvelles Bastilles, erra dans ce qui avait été la grande redoute de la Moskowa, soulevant ceux qui n’étaient plus, enlevant des visages le sang coagulé, interrogéant et reconstruisant les têtes défigurées, mesurant, scrutant les corps qui n’avaient plus rien d’humain ; il cherchait quelqu’un, il le demandait, il le lui fallait. Il l’eut enfin. Loin, bien loin de la redoute, derrière on ne sait quel amoncellement de terre rouge et spongieuse, sous des débris informes d’hommes et de chevaux, devant une batterie de mortiers encloués, étendu sur six artilleurs moscovites, un sabre de cavalerie plongé dans les entrailles jusqu’à la garde, on trouva le feld-maréchal Sospoff ; la main d’un capitaine de cuirassiers étreignait encore la poignée de fer ; cet officier était Bonaventure Lavergne ; cette arme, la même qu’il avait reçue de son fidèle lieutenant avant la charge ; le cœur du Français était troué de vingt-trois coups de baïonnettes, sa cuirasse percée à jour comme un crible ; son casque, sans cimier ni crinière, béait ; pas une égratignure à la face ; les yeux ouverts étaient demeurés vivants : ils regardaient…

Jean Gasq s’agenouilla et pria Dieu.

Et quand il eut prié Dieu, il se releva et creusa une fosse.

Et dans la fosse il descendit le cadavre qu’il recouvrit de terre.

Et dans la terre il enfonça, formée d’un écouvillon et des débris du couvercle d’un caisson de gargousses, une croix. Et sur la croix, avec une baïonnette, il grava ces mots :

MON
PAUVRE BONAVENTURE
EST
ICI
Léon Cladel.
La lande en Quercy, Mai 1863.