Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 21-24).

Supplément.

NI CHAIR, NI POISSON


L’AVANT-DERNIER CHAPITRE




— Mon ami, je sors. Il est six heures. Je vais chez Mme de Marbois.

Elle se regarde une dernière fois dans la glace, la tête tournée par-dessus son épaule, aplatit d’une légère tape de la main ses jupons, et lentement, d’un pas mesuré, se dirige vers la porte.

Le bout de ses doigts pose sur le bouton : elle va le tourner. Non, elle revient sur ses pas. Un gentil sourire entr’ouvre sa bouche, laissant briller la blancheur de ses dents ; et ses lèvres remontent de chaque côté, dans le pli gras des joues. Elle n’est ni plus pâle ni plus rose qu’à l’ordinaire : elle est plus jolie, voilà tout. Au fond de sa prunelle tremblote une lueur, et le coin de ses yeux se plisse, d’un air méchant et doux : on dirait qu’elle Va tuer quelque chose.

— Eh bien ! dit-elle, tu ne me tends pas la main ?

Elle s’avance vers lui, en se balançant sur ses hanches, la tête haute, et lui met dans la main ses doigts ronds et fins, moulés dans de la peau de Suède. Comme il est plus grand qu’elle, elle pose la tête sur sa poitrine et le regarde de bas en haut, avec une perfidie câline.

— M’en veux-tu ? Désires-tu que je n’aille pas chez Mme de Marbois ?

Il la regarde à son tour, longuement, silencieusement et finit par lui dire :

— Ma foi, tu en feras ce que tu voudras : je te laisse libre, tu sais bien.

Elle serre sa main dans la sienne, pousse un petit soupir et se dirige du côté de la porte, en le regardant par-dessus son épaule.

— Adieu ! dit-elle.

Et la porte se referme sur elle.

— N’y pensons pas, se dit le mari.

Il s’allonge sur un sofa, attire à lui un livre et se met à lire. Au bout d’un instant, il l’abandonne : sa pensée est ailleurs, il songe à sa femme.

— Pendant un temps, nous nous sommes aimés ; son bonheur était de demeurer près de moi, le mien de vivre auprès d’elle… Quelle folles journées ! Le parfum de ses robes me faisait délirer alors… À présent…

Il ouvre la fenêtre, fait deux fois le tour de l’appartement, puis s’arrêtant, les yeux perdus dans le vide :

— À présent, c’est fini.

Il prend un cigare, l’allume et s’endort.

Il est réveillé par une voix claire, joyeuse, qui lui dit :

— On ne ferme donc plus ses portes ? J’ai sonné : personne n’est venu, et trouvant tout ouvert, je suis entrée.

— Et vous avez bien fait, chère amie.

Il la prend par la main et la conduit à un fauteuil qui est près du sofa.

C’est Mme de Marbois.

— J’ai à vous gronder, lui dit-elle : il paraît que vous séquestrez absolument cette pauvre Lucile : on ne la voit plus.

— Vraiment ? Et moi qui me plaignais que vous l’accapariez !

— Par exemple !

— Tenez, ce soir encore… Il est neuf heures ! Voilà trois heures qu’elle est à vous attendre chez vous.

— Trois heures ! Ne dites pas cela : je sors de chez moi à l’instant. Mais si vous m’assurez qu’elle m’attend, je me sauve.

— Elle ne vous attend pas, soyez sans inquiétude… C’est pur badinage… Vous allez prendre le thé avec moi.

— C’est une idée ; peut-être reviendra-t-elle pendant ce temps.

Et il répond :

— Oui, peut-être.

Il sonne : la bonne apporte le thé.

Mme de Marbois tire ses gants, fait jouer ses doigts, frappe ses mains l’une dans l’autre, se renverse dans son fauteuil, rit très haut. Lui, la regarde ; il n’est pas ému.

Dix heures et demie sonnent à la pendule : elle remet ses gants, lentement ; elle paraît agitée ; il la reconduit jusqu’en bas.

— Vous permettez que je ne vous accompagne pas plus loin ? dit-il.

Et il remonte : elle en est pour ses frais.

Il prend son front à deux mains, une colère terrible s’empare de lui, il brise une chaise, une table.

— Sa maîtresse, elle doit l’être ! C’est chez cet homme qu’elle va tous les soirs ! C’est là qu’elle est allée aujourd’hui ! Cette Mme de Marbois est bien tombée.

À minuit, un bruit de soie, un craquement de bottines se font entendre dans l’escalier ; puis un coup de sonnette.

Sa colère tombe : il est maître de lui.

La porte s’ouvre : c’est elle.

— M’attendais-tu, mon ami ?

Elle a le même regard, le même sourire que quand elle est sortie : elle les appuie sur lui de toutes ses forces. Un petit nuage rose court sous la peau de ses joues ; sans doute, elle s’est pressée un peu, très peu, car sa poitrine se soulève à temps égaux, doucement, presque avec chasteté.

— Je t’attendais, comme tu vois, répond-il.

— C’est bien gentil à toi… Défais-moi mon gant, je te prie.

Il est très poli, très froid : il l’aide à se débarrasser de ses gants, de son chapeau, de son manteau… Elle se regarde dans la glace, redresse ses frisures du bout du doigt, rajuste le nœud qu’elle porte au cou et vient s’asseoir près de lui, amoureuse, lassée.

— Tu viens de chez Mme de Marbois ? demande-t-il.

— Oui, mon ami ! il y avait une dizaine de personnes… Les Béjon, M. et Mme Narcisse, d’autres encore… Tu aurais joliment ri.

— Ah ! — Et tu y es demeurée jusqu’à cette heure ?

— Le temps de revenir tout au plus… J’espérais bien te trouver en rentrant… Et toi, qu’as-tu fait pendant mon absence ?

— Rien ! — Ah ! si fait, j’ai pris le thé.

— Tu ne t’es pas trop ennuyé ?

— Non.

Elle croise les mains sur son épaule, sa peau moite presque collée à la sienne, avec le joli sourire cruel des tromperies accomplies, et, l’esprit distrait, fait danser sa mule au bout de son pied.

— À propos, fait-il de l’air le plus calme, quelqu’un est venu prendre le thé avec moi.

— Vraiment ?

— Oui, Mme de Marbois.

Ainsi qu’une panthère cinglée par le fouet du dompteur, elle fait un bond terrible ; en un instant une pâleur livide s’est répandue sur ses traits ; ses yeux sont chargés de flammes ; les mains tendues, comme cherchant un appui, elle recule jusqu’au mur. Puis, les dents serrées, furieuse, elle croise les bras et la gorge soulevée par brusques saccades, lui jette ce défi :

Mme de Marbois est venue !… Alors, vous savez tout…

— Eh bien ! après ?

Camille Lemonnier.