Anthologie (Pierre de Coubertin)/II/XLIV

Anthologie (Pierre de Coubertin)/II
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 105-108).

Napoléon iii, héritier de la monarchie.

Ni l’empereur ni ses collaborateurs n’étaient des hommes de génie ; mais s’étant orientés au début dans une voie conforme aux besoins nouveaux qui allaient se manifester, ils avaient eu la chance de bénéficier de circonstances favorables à leur initiative. Cette orientation était en grande partie le fait personnel de Napoléon iii. Il y avait en lui une sorte de divination qui lui faisait parfois pressentir ce que de plus intelligents n’apercevaient point. Malheureusement ce don fut bientôt annihilé par un état de santé qui devait finir par faire de lui le jouet des circonstances ; et cela, en un temps, où il eut fallu la plus grande dextérité pour naviguer à travers les écueils sans mettre en péril le vaisseau national. L’évolution de l’Europe était fatale. Il pouvait être très fructueux pour la France inapte à l’empêcher, de paraître y présider. C’était là de la grande politique. Des desseins d’une telle envergure nécessitent avant tout une continuité patiente et ferme. Dans la seconde partie de son règne, Napoléon iii en manqua complètement. Il avait foi en son étoile sans avoir pour cela la confiance en soi-même ; de là, les apparentes complexités d’un caractère en somme plutôt simple. Le sort dressa sur sa route trois personnalités plus fortes que la sienne : Cavour, Bismarck et Pie IX. Il se perdit en voulant se servir d’elles. Rien, en tous cas, ne rappelle chez lui l’oncle dont il se réclamait et dont, aussi bien, on prétend que le sang familial ne coulait pas dans ses veines. Il crut le continuer en restaurant son œuvre. Entre les institutions, le rapprochement fut de pure forme. Si l’on compare, éphémères toutes deux, les constructions impériales de 1804 et de 1852, on constate que la première fut cimentée avec du passé rénové et la seconde avec de l’avenir entrevu.

En accédant non sans peine au pouvoir suprême, le premier Bonaparte s’était trouvé devant une situation difficile et incertaine. Le second, au contraire, y fut porté par une insurrection sans racines dont la secousse avait laissé intactes les immenses réserves de forces accumulées depuis trente trois ans (1815-1848) par la monarchie constitutionnelle. Forces de tous ordres : forces nerveuses d’abord et dont l’action sociale malgré qu’on la perde généralement de vue n’est pas moins importante à considérer que l’action physiologique individuelle. Rien ne vaut pour un peuple une longue période de travail suivi, sans heurts graves comme sans somnolence déprimante. Sous les règnes de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, la France avait ainsi vécu. En vain les turbulences parisiennes consécutives à l’escamotage de 1830 avaient-elles provoqué des répliques dans quelques grandes villes de province, la nation s’était vite ressaisie et était retournée à son labeur ordonné.

Forces économiques ensuite ; il y avait eu perfectionnement et enrichissement dans toutes les directions ; on avait tracé vingt-neuf mille kilomètres de bonnes routes et creusé trois mille kilomètres de canaux. La houille remplaçant le combustible végétal pour fabriquer la fonte, la grande industrie se substituant au petit atelier, le coton, le lin, la laine filés et tissés mécaniquement, la vapeur devenant force motrice et actionnant la navigation et les premiers chemins de fer… Ce furent là, sans doute, des progrès dont quelques-uns dévoilèrent plus tard leurs mauvais côtés, dont il serait absurde néanmoins de discuter la valeur et de vouloir nier l’heureuse répercussion finale sur la destinée du travailleur manuel. Tout cela se traduisait par une hausse rapide des fonds d’État. Du cours de 52 en 1815, le 5 % français était monté à 80 dès 1818 pour atteindre 110 en 1829.

Forces intellectuelle aussi : l’agitation féconde de partis politiques bien charpentés, le gouvernement passant des mains de sages conservateurs comme le duc de Richelieu et Villèle à celles de libéraux modérés comme Decazes et Martignac, plus tard l’énergie d’un Casimir-Périer, puis l’intéressante rivalité d’un Thiers et d’un Guizot — un mouvement d’idées tel qu’on n’en vît jamais de plus intense, le modernisme catholique de Lamennais, de Lacordaire, de Montalembert côtoyant les audaces sociales de Saint-Simon et de Fourier : tout cela revêtu de somptuosité par le romantisme de Châteaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine — l’éloquence de la tribune répondant à celle de la chaire — une presse encore inexperte mais brillante et consciencieuse… on eût dit que l’esprit français pendant cette belle période ressemblait à quelque palais enchanté répandant de la lumière par toutes les fenêtres de ses façades.

Forces militaires enfin : au temps des armées de métier, il était malaisé pour une nation attachée à la paix de maintenir ses troupes en haleine mais l’Algérie fournit à la France un merveilleux terrain d’entraînement propre à lui former des soldats endurants et des chefs énergiques sans compter l’occasion d’un apprentissage colonial dont elle devait par la suite utiliser les enseignements. À la veille de sa chute, Charles X, par l’opportune occupation d’Alger, repaire de pirates, avait accru de la façon la plus heureuse, le patrimoine national. Cette conquête pourtant, on faillit l’évacuer pour complaire aux Anglais et par méconnaissance de sa valeur ; la conservant, il fallut l’étendre et la rendre sûre et stable. Quinze années durant, en face de la résistance habilement concentrée par Abd-el-Kader, l’armée française avait bataillé, gagnant en vaillance, en souplesse, en unité au point de devenir un remarquable instrument de guerre.

De tout cela, Louis-Napoléon Bonaparte se trouva le bénéficiaire ; et il eut encore une force à son actif, le besoin de réaction d’une opinion humiliée. Louis-Philippe, bon administrateur, avait assez mal régné. Avant lui, la monarchie de Louis XVIII, malgré l’affaiblissement initial que lui avait valu l’aventure des « Cent jours », avait su assez vite reprendre son rang en Europe. Le principe discutable de l’expédition d’Espagne n’avait pas empêché la prise du Trocadéro de jeter quelque lustre sur son drapeau fleurdelisé. Sous Charles X, Navarin et Alger avaient apporté de la vraie gloire, saine et franche. Avec Louis-Philippe tout avait changé. La bourgeoisie triomphait, non pas celle de jadis sur laquelle les rois capétiens s’étaient souvent appuyés pour lutter contre l’emprise des seigneurs mais la bourgeoisie issue de la révolution de 1789 qu’elle avait dévoyée. Hostile à la fois à l’aristocratie par jalousie et au peuple par dédain, elle ne connaissait d’autre dogme que la protection de la « Propriété », n’aimait à dépenser qu’en vue d’un gain immédiat et envisageait volontiers la politique extérieure d’un point de vue d’arrière-boutique. Le roi, ne pouvant se réclamer ni du droit héréditaire, ni des suffrages populaires, manquait d’autorité pour diriger cette politique. Il avait passé la moitié de son règne à consolider son fauteuil et l’autre moitié à tenter d’élever ce fauteuil sur un trône. Vers la fin, y ayant à demi réussi, il était devenu partisan de l’immobilité à un degré dont ses fils même s’alarmaient. Pareil régime naturellement avait souvent manqué de prestige et valu au pays des avanies et même quelques affronts.