Annales de mathématiques pures et appliquées/Tome 02/Trigonométrie, article 3

GÉOMÉTRIE.

Éclaircissemens sur le troisième et sur le sixième cas
de la trigonométrie sphérique ;
Par M. Lhuilier, professeur de mathématiques à l’académie
impériale de Genève.
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J’appelle troisième cas de la trigonométrie sphérique celui dans lequel on donne deux côtés et l’angle opposé à l’un d’eux. J’appelle sixième cas celui dans lequel on donne deux angles et le côté opposé à l’un d’eux.

Par les propriétés des triangles polaires, l’un de ces cas est ramené à l’autre ; en particulier, le sixième est ramené au troisième. Quoiqu’on puisse traiter chacun deux séparément, et indépendamment des triangles polaires, j’examinerai particulièrement ce qui concerne le troisième cas ; il sera facile ensuite d’appliquer au sixième ce qui aura été dit sur le troisième.

Lorsque le troisième cas est possible et déterminé, on a coutume de dire qu’il admet tantôt deux solutions, tantôt une solution et même aucune, en ayant égard à la grandeur du côté donné opposé à l’angle donné, relativement au côté qui est jambe de cet angle. Je pense, au contraire, qu’on doit regarder ce cas (lorsqu’il est possible et déterminé) comme ayant toujours deux solutions.

Pour éclaircir mon avis à cet égard, je vais discuter le cas correspondant de la trigonométrie rectiligne, dans lequel on connaît deux côtés et l’angle opposé à l’un d’eux.

Pour construire le triangle proposé, sous les conditions données, on fait l’angle (fig. 1, 2) de la grandeur donnée ; sur une de ses jambes, on prend de la grandeur donnée ; de son extrémité on abaisse sur l’autre jambe la perpendiculaire . Pour que le triangle soit possible, le côté donné opposé à l’angle ne doit pas être plus petit que la perpendiculaire . Lorsque ce côté est égal à sa limite en petitesse, le triangle , rectangle en , est le $eul qui satisfasse aux conditions.

La condition de possibilité étant remplie ; du point comme centre, avec un rayon égal au côté donné opposé à l’angle , on décrit un arc de cercle qui coupe la jambe en deux points et , situés de part et d’autre du point , et à une même distance de lui, auxquels répondent deux triangles .

Partant, en tant que la construction du triangle proposé dépend de l’intersection (supposée possible) d’un cercle et d’une droite, le problème a toujours deux solutions.

Si le côté (supposé plus grand que ) est plus petit que le côté , jambe de l’angle donné ; les deux points et sont situés d’un même côté du point (fig. 1), relativement à la jambe , et l’angle donné est déterminé à être aigu. Les deux triangles ont entre eux les rapports suivans : les angles et sont l’un supplément de l’autre, les côtés et sont l’un la somme et l’autre la différence de et ou , et les angles et sont aussi l’un la somme et l’autre la différence des angles et ou .

Que le côté soit égal au côté  ; le point tombe en , le triangle dégénère dans la ligne , et le côté devient zéro, en conservant le type de son inclinaison à .

Que le côté (fig. 2) soit plus grand que le côté  ; les points et sont situés de différents côtés du point , relativement au côté . Dans le triangle , l’angle est déterminé à être obtus. Dans les triangles , les angles et sont égaux entre eux, le côté est l’excès de sur , et l’angle est l’excès de sur . Quant aux angles en , les deux triangles diffèrent entre eux en ce que ces deux angles sont l’un le supplément de l’autre.

C’est cette différence qui fait regarder ce dernier cas comme n’ayant qu’une solution, en tant qu’on regarde l’angle comme étant déterminément aigu ou comme étant déterminément obtus.

Lorsque deux droites (non perpendiculaires l’une à l’autre) se rencontrent, chacun des angles, l’un aigu et l’autre obtus, qu’elles ont entre elles, peut être pris pour leur inclinaison, jusqu’à ce qu’il y ait quelque raison qui lève le doute qu’on doit avoir à cet égard. Or, la grandeur du côté , relativement au côté , lève ce doute ; de manière que, lorsque le côté est plus petit que le côté , il détermine l’angle à être aigu, dans chacun des triangles qu’on obtient ; et lorsque, au contraire, est plus grand que , il détermine l’angle à être aigu dans l’un des ces triangles, et obtus dans l’autre. Donc chacun de ces triangles doit être regardé comme remplissant les conditions de la question, tantôt pour l’angle aigu dans l’un et dans l’autre (fig. 1), et tantôt pour l’angle aigu dans l’un et l’angle obtus dans l’autre (fig. 2)[1].

L’algèbre vient à l’appui de ces considérations géométriques.

En effet, en regardant et comme connus, on a , et partant partant la ligne a toujours deux valeurs, les mêmes quant à la grandeur, et différentes par le signe, soit que soit plus petite ou plus grande que , et partant, soit que l’angle soit aigu ou obtus. L’algèbre et la géométrie sont donc d’accord pour faire regarder chacune des deux solutions qu’on obtient comme devant être admise. Le problème proposé lorsqu’il est possible et hors de la limite, a donc toujours deux solutions.

Qu’on cherche immédiatement le côté , sans considérer le segment on l’obtiendra par l’équation

,

laquelle donne

Partant, lorsqu’on a , a deux valeurs.

En regardant comme aigu, l’une de ces valeurs est toujours positive ; l’autre est aussi positive, si l’on a

ou

cette valeur est zéro, si  ; et elle est négative, si l’on a .

Ainsi encore, l’algèbre fait regarder l’une et l’autre des déterminations du point , dépendantes de la grandeur de , comme réelles, et comme pouvant différer entre elles par la direction de la droite .

Avant de passer à mon but principal, relatif à la trigonométrie sphérique, je crois devoir faire précéder la proposition suivante.

LEMME. Soit un point donné de position, sur la surface d’un hémisphère, hors de sa base et différent de son pôle. Par ce point, soient menés des arcs de grands cercles à la circonférence de la base de l’hémisphère. Le plus grand de ces arcs est celui qui passe par le pôle ; le plus petit est le supplément de celui-là. Les autres sont d’autant plus grands ou plus petits qu’ils font des angles plus grands avec le plus petit ou le plus grand de ces arcs ; de manière qu’ils passent par toutes les grandeurs intermédiaires entre leur plus petite et leur plus grande valeur.

Soit (fig. 3) le pôle d’un hémisphère ; soit un point hors de sa base et différent du pôle ; par soit mené à un point de la circonférence de la base de l’hémisphère l’arc de grand cercle  ; soit aussi mené par le demi-grand cercle dont la partie soit celle qui passe par le pôle , en sorte que ce ne soit que le prolongement de qui passe par ce pôle ; j’affirme que l’on a et .

Soit une droite perpendiculaire au plan de la base de l’hémisphère ; et soient menées les droites .

On a, quel que soit le point

Dans toutes les équations semblables, est constant ; donc le carré de la corde croit avec le carré de  ; mais est la plus petite et la plus grande des droites  ; donc aussi la corde est la plus petite, et la corde la plus grande des cordes  ; mais les arcs sont plus petits que la demi-circonférence ; donc aussi l’arc est le plus petit et l’arc le plus grand de tous les arcs . De plus, comme le carré de passe par tous les degrés de grandeur intermédiaires entre le carré de et le carré de , le carré de la corde passe aussi par tous les degrés de grandeur intermédiaires entre les carrés de et , et partant aussi, les cordes et les arcs passent par tous les degrés de grandeur intermédiaires entre les cordes et les arcs et .

En particulier, les arcs qui font avec l’arc ou des angles égaux de part et d’autre de ces arcs, sont égaux entre eux.

Cela posé, soit (fig.4) un triangle sphérique dont on connaît les côtés et et l’un des angles en opposé au côté .

I. Que les côtés , soient tous deux des quadrans, le point est le pôle de l’arc  ; les angles et sont déterminés à être l’un et l’autre des angles droits ; le côté et l’angle sont quelconques ; et le triangle est indéterminé.

Réciproquement, que l’angle soit droit et que sa jambe donnée soit un quadrans ; le côté est déterminé à être aussi un quadrans ; l’angle est déterminé à être droit ; et le triangle est indéterminé.

II. Que l’angle soit droit, et que le côté soit différent d’un quadrans ; que prolongé rencontre en la circonférence de la base .

Le côté est déterminé à être plus que le plus des arcs et .

Cette condition de la possibilité étant remplie, il y a deux points et situés de part et d’autre du point et à une même distance de lui[2], auxquels répondent des arcs égaux  ; et on obtient deux triangles qui ne diffèrent l’un de l’autre que par leur position relativement à .

III. Que l’angle soit différent d’un droit, et que l’arc soit un quadrans. Par soit mené l’arc de grand cercle perpendiculaire à rencontrant en et la circonférence dont fait partie.

L’arc est déterminé à être plus que le plus des arcs et , dont l’un est plus petit et l’autre plus grand qu’un quadrans.

Que ces conditions de la possibilité soient remplies.

1.o Que l’arc soit plus petit qu’un quadrans, les deux points et auxquels répondent les arcs égaux et , également éloignés du point , de part et d’autre de ce point, sont situés dans celui des fuseaux auquel répond l’angle aigu en  ; partant, dans chacun des deux triangles et , l’angle est aigu, et les triangles et ont entre eux les relations suivantes : les deux angles et sont, l’un aigu et l’autre obtus, supplémens l’un de l’autre ; les côtés et sont, l’un la somme et l’autre la différence de et ou  ; et les angles et sont, l’un la somme et l’autre la différence des angles et ou .

2.o Que l’arc soit un quadrans, l’un des triangles devient le fuseau , et l’autre de ces triangles devient le côté Pour le premier de ces deux triangles, l’arc , pour le second, l’arc devient zéro, et l’angle devient aussi zéro.

3.o Que l’arc soit plus grand qu’un quadrans, les deux points et sont l’un et l’autre dans celui des deux fuseaux sphériques dont l’angle en est obtus ; l’arc qui appartient à ce fuseau, est le plus grand des deux arcs et  ; les angles et sont, l’un aigu et l’autre obtus ; supplémens l’un de l’autre ; les arcs et sont respectivement la somme et la différence des arcs et ou  ; enfin les angles et sont, l’un la somme et l’autre la différence des angles et ou .

IV. Que l’angle soit différent d’un droit, et que l’arc soit différent d’un quadrans.

L’arc ne doit pas être plus que le plus des arcs et , perpendiculaires à et supplémens l’un de l’autre à la demi-circonférence. Lorsque est égal au plus de ces arcs, l’angle est déterminé à être  ; le triangle proposé est unique, et dans le cas de la limite.

Que les conditions de la possibilité soient remplies.

1.o et 2.o Que l’arc soit donné plus que le plus des arcs et , supplémens l’un de l’autre à la demi-circonférence, on obtient deux triangles l’un et l’autre dans celui des deux fuseaux qui a l’angle  ; et partant, dans chacun de ces triangles, l’angle est déterminé à être  ; les angles en et sont l’un le supplément de l’autre ; les côtés et sont, l’un la somme et l’autre la différence des arcs et ou  : enfin les angles et sont, l’un la somme et l’autre la différence des angles et ou .

3.o Que le côté soit donné égal au côté  ; l’un des triangles s’évanouit, parce qu’il se réduit au côté . Que le côté soit donné égal au supplément de , l’un des triangles devient le fuseau sphérique

4.o Enfin que l’arc soit donné à la fois plus que le plus des deux arcs  ; les deux triangles sont l’un dans celui des fuseaux qui a l’angle aigu en , et l’autre dans celui de ces fuseaux qui a l’angle obtus en  ; partant, dans l’un de ces triangles, tel que , l’angle en est aigu, et dans l’autre de ces triangles, l’angle en est obtus. Les angles et sont égaux entre eux ; les côtés et sont, l’un la somme et l’autre la différence de ou à  ; et les angles et sont aussi, l’un la somme et l’autre la différence de l’angle ou à l’angle .

Récapitulation. a pour limite en que le plus des arcs supplémens l’un de l’autre dont le sinus commun est

Que soit plus petit que le plus petit des arcs , supplémens l’un de l’autre à la demi-circonférence ; l’angle est déterminé à être aigu.

Que soit plus grand que le plus grand des arcs et supplémens l’un de l’autre à la demi-circonférence ; l’angle est déterminé à être obtus.

Que soit, à la fois plus que le plus des arcs et supplémens l’un de l’autre à la demi-circonférence ; dans l’un des triangles obtenus, l’angle est déterminé à être aigu ; et dans l’autre de ces triangles, l’angle est déterminé à être obtus.

Le problème : Déterminer un triangle dont on connaît deux côtés et l’angle opposé à l’un d’eux ? (lorsqu’il est possible et déterminé) a toujours deux solutions, en tant qu’on prend le mot inclinaison dans son acception générale, et qu’on se réserve de lever le doute si cette inclinaison est aiguë ou obtuse, d’après la relation des deux côtés qui fournit une raison déterminante pour lever ce doute.

On a coutume de donner pour raison trigonométrique de l’indétermination du triangle proposé la double valeur d’un angle donné seulement par son sinus, en tant que l’angle est déterminé par la proportion  ; cette raison s’applique seulement aux deux premiers cas, dans lesquels les angles de chacun des triangles sont l’un et l’autre aigus ou l’un et l’autre obtus ; mais elle ne s’applique pas au troisième cas dans lequel les angles en sont l’un aigu, dans l’un des triangles, et l’autre obtus, dans l’autre de ces triangles. Je pourrais aussi, pour soutenir mon opinion, m’appuyer sur cette proposition : le sinus de est le même pour deux valeurs de dont l’une est le supplément de l’autre.

La véritable raison de la double solution du problème proposé me paraît être la possibilité de mener deux arcs obliques, égaux entre eux à la circonférence d’un grand cercle, depuis un point qui n’est pas le pôle de ce cercle.

En admettant, dans tous les cas, la double solution du problème proposé (du moins lorsqu’il est déterminé possible et hors de la limite), on lève l’anomalie de regarder un problème du second degré (lorsqu’il est possible) comme ayant tantôt deux solutions, tantôt une seule, et même comme pouvant n’en avoir aucune.[3]

On sait en effet qu’on a l’équation

d’où on tire, en considérant comme l’inconnue,


  1. On peut concilier l’opinion de M. Lhuilier avec celle qu’il combat, en disant qu’à la vérité le problème a toujours deux solutions, mais qu’il arrive ici ce qu’on rencontre dans la plupart des problèmes du second degré ou, par des circonstances particulières à la question qu’on traite, une des deux solutions doit être rejetée ; il paraît même que ce n’est que dans ce sens que les géomètres disent que le problème dont il s’agit ici, peut souvent n’admettre qu’une solution unique.
    (Note des éditeurs.)
  2. On n’a point cru nécessaire de faire une figure pour ce cas particulier qui est de lui-même évident.
    (Note des éditeurs.)
  3. Ce qu’on peut conclure de tout ceci, c’est que, pour s’exprimer d’une manière convenable, il faut dire que le problème ou il s’agit de déterminer un triangle sphérique par la connaissance de deux de ses côtés et de l’angle opposé à l’un d’eux, considéré d’une manière abstraite, admet toujours deux solutions ; mais que souvent, par les circonstances de la question dont on s’occupe, une de ces solutions et même toutes les deux doivent être rejetées. La même remarque s’applique au cas où il s’agit de déterminer le triangle par la connaissance de deux de ses angles et du côté opposé à l’un d’eux.
    (Note des éditeurs.)