Annales de l’Empire/Édition Garnier/Venceslas

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VENCESLAS,

trente-quatrième empereur.

1379 à 1382. Le règne de Charles IV, dont on se plaignit tant, et qu’on accuse encore, est un siècle d’or en comparaison des temps de Venceslas son fils.

Il commence par dissiper les trésors de son père dans des débauches à Francfort et à Aix-la-Chapelle, sans se mettre en peine de la Bohême, son patrimoine, ravagée par la contagion.

Tous les seigneurs bohémiens se révoltent contre lui au bout d’un an, et il se voit réduit tout d’un coup à n’oser attendre aucun secours de l’empire, et à faire venir contre ses sujets de Bohême ces restes de brigands qu’on appelait grandes-compagnies[1], qui couraient alors l’Europe, cherchant des princes qui les employassent. Ils ravagèrent la Bohême pour leur solde. Dans le même temps, le schisme des deux papes divise l’Europe[2]. Ce funeste schisme coûte d’abord la vie à l’infortunée Jeanne de Naples[3].

On se faisait encore alors un point de religion, comme de politique, de prendre parti pour un pape, quand il y en avait deux. Il eût été plus sage de n’en reconnaître aucun. Jeanne, reine de Naples, s’était déclarée malheureusement pour Clément, lorsque Urbain pouvait lui nuire. Elle était accusée d’avoir assassiné son premier mari, André de Hongrie, et vivait alors tranquille avec Othon de Brunsvick, son dernier époux,

Urbain, puissant encore en Italie, suscite contre elle Charles de Durazzo, sous prétexte de venger ce premier mari.

Charles de Durazzo arrive de Hongrie pour servir la colère du pape, qui lui promet la couronne. Ce qu’il y a de plus affreux, c’est que ce Charles de Durazzo était adopté par la reine Jeanne, déjà avancée en âge. Il était déclaré son héritier. Il aima mieux ôter la couronne et la vie à celle qui lui avait servi de mère que d’attendre la couronne de la nature et du temps.

Othon de Brunsvick, qui combat pour sa femme, est fait prisonnier avec elle. Charles de Durazzo la fait étrangler. Naples, depuis Charles d’Anjou, était devenu le théâtre des attentats contre les têtes couronnées.

1383 à 1386. Le trône impérial est alors le théâtre de l’horreur et du mépris. Ce ne sont que des séditions en Bohême contre Venceslas. Toute la maison de Bavière se réunit pour lui déclarer la guerre. C’est un crime par les lois, mais il n’y a plus de lois.

L’empereur ne peut conjurer cet orage qu’en rendant au comte palatin de Bavière les villes du haut Palatinat, dont Charles IV s’était saisi quand cet électeur avait été malheureux.

Il cède d’autres villes au duc de Bavière, comme Muhlberg et Bernau. Toutes les villes du Rhin, de Souabe, et de Franconie, se liguent entre elles. Les princes voisins de la France en reçoivent des pensions. Il ne restait plus à Venceslas que le titre d’empereur.

1387. Tandis qu’un empereur se déshonore, une femme rend son nom immortel. Marguerite de Valdemar, reine de Danemark et de Norvége, devient reine de Suède par des victoires et des suffrages. Cette grande révolution n’a de rapport avec l’Allemagne que parce que les princes de Mecklenbourg, les comtes de Holstein, les villes de Hambourg et de Lubeck, s’opposèrent inutilement à cette héroïne.

L’alliance des cantons suisses se fortifie alors, et toujours par la guerre. Le canton de Berne était, depuis quelques années, entré dans l’union. Le duc Léopold d’Autriche veut encore dompter ces peuples. Il les attaque, et perd la bataille et la vie.

1388. Les ligues des villes de Franconie, de Souabe, et du Rhin, pouvaient former un peuple libre, comme celui des Suisses, surtout sous un règne anarchique tel que celui de Venceslas ; mais trop de seigneurs, trop d’intérêts particuliers, et la nature de leur pays, ouvert de tous côtés, ne leur permirent pas comme aux Suisses de se séparer de l’empire.

1389. Sigismond, frère de Venceslas, acquiert de la gloire en Hongrie. Il n’y était que l’époux de la reine que les Hongrois appelaient le roi Marie[4], titre qu’ils ont renouvelé depuis peu pour Marie-Thérèse, fille de Charles VI. Marie était jeune, et les états n’avaient point voulu que son mari gouvernât : ils avaient mieux aimé donner la régence à Élisabeth de Bosnie, mère de leur roi Marie ; de sorte que Sigismond ne se trouvait que l’époux d’une princesse en tutelle, à laquelle on donnait le titre de roi.

Les états de Hongrie sont mécontents de la régence, et on ne songe pas seulement à se servir de Sigismond. On offre la couronne à ce Charles de Durazzo, accoutumé à faire étrangler des reines. Charles de Durazzo arrive, et est couronné.

La régente et sa fille dissimulent, prennent leur temps, et le font assassiner à leurs yeux[5]. Le ban ou palatin de Croatie se constitue juge des deux reines, fait noyer la mère, et enfermer la fille. C’est alors que Sigismond se montre digne de régner ; il lève des troupes dans son électorat de Brandebourg, et dans les États de son frère. Il défait les Hongrois.

Le ban de Croatie vient lui ramener la reine sa femme, à laquelle il avait fait promettre de le continuer dans son gouvernement. Sigismond, couronné roi de Hongrie, ne crut pas devoir tenir la parole de sa femme, et fit écarteler le ban de Croatie dans la petite ville de Cinq-Églises.

1390, Pendant ces horreurs, le grand schisme de l’Église augmente ; il pouvait être éteint après la mort d’Urbain en reconnaissant Clément ; mais on élit à Rome un Pierre Tomacelli[6], que l’Allemagne ne reconnaît que parce que Clément est reconnu en France. Il exige des annales, c’est-à-dire la première année du revenu des bénéfices ; l’Allemagne paye, et murmure.

Il semble qu’on voulût se dédommager sur les Juifs de l’argent qu’on payait au pape. Presque tout le commerce intérieur se faisait toujours par eux, malgré les villes anséatiques. On les croit si riches en Bohême qu’on les y brûle et qu’on les égorge. On en fait autant dans plusieurs villes, et surtout dans Spire.

Venceslas, qui rendait rarement des édits, en fait un pour annuler tout ce que l’on doit aux Juifs. Il crut par là ramener à lui la noblesse et les peuples.

Depuis 1391 jusqu’à 1397. La ville de Strasbourg est si puissante qu’elle soutient la guerre contre l’électeur palatin et contre son évêque au sujet de quelques fiefs. On la met au ban de l’empire ; elle en est quitte pour trente mille florins au profit de l’empereur.

Trois frères, tous trois ducs de Bavière, font un pacte de famille, par lequel un prince bavarois ne pourra désormais vendre ou aliéner un fief qu’à son plus proche parent ; et pour le vendre à un étranger, il faudra le consentement de toute la maison : voilà une loi qu’on aurait pu insérer dans la bulle d’or, pour toutes les grandes maisons d’Allemagne.

Chaque ville, chaque prince pourvoit comme il peut à ses affaires.

Venceslas, renfermé dans Prague, ne commet que des actions de barbarie et de démence. Il y avait des temps où son esprit était entièrement aliéné. C’est un effet que les excès du vin, et même des aliments, font sur beaucoup plus d’hommes qu’on ne pense.

Charles VI, roi de France, dans ce temps-là même, était attaqué d’une maladie à peu près semblable. Elle lui ôtait souvent l’usage de la raison. Des anti-papes divisaient l’Église et l’Europe. Par qui le monde a-t-il été gouverné !

Venceslas, dans un de ses accès de fureur, avait jeté dans la Moldau et noyé le moine Jean Népomucène, parce qu’il n’avait pas voulu lui révéler la confession de l’impératrice sa femme. On dit qu’il marchait quelquefois dans les rues accompagné du bourreau, et qu’il faisait exécuter sur-le-champ ceux qui lui déplaisaient. C’était une bête féroce qu’il fallait enchaîner. Aussi les magistrats de Prague se saisissent de lui comme d’un malfaiteur ordinaire, et le mettent dans un cachot.

On lui permet des bains pour lui rendre la santé et la raison.

Un pêcheur lui fournit une corde, avec laquelle il s’échappe, accompagné d’une servante dont il fait sa maîtresse. Dès qu’il est en liberté, un parti se forme dans Prague en sa faveur. Venceslas fait mourir ceux qui l’avaient mis en prison ; il anoblit le pêcheur, dont la famille subsiste encore.

Cependant les magistrats de Prague, traitant toujours Venceslas d’insensé et de furieux, l’obligent de s’enfuir de la ville.

C’était une occasion pour Sigismond, son frère, roi de Hongrie, de venir se faire reconnaître roi de Bohême : il ne la manque pas ; mais il ne peut se faire déclarer que régent. Il fait enfermer son frère dans le château de Prague ; de là il l’envoie à Vienne en Autriche chez le duc Albert, et retourne en Hongrie s’opposer aux Turcs, qui commençaient à étendre leurs conquêtes de ce côté.

Venceslas s’échappe encore de sa nouvelle prison ; il retourne à Prague ; et, ce qui est rare, il y trouve des partisans.

Ce qui est encore plus rare, c’est que l’Allemagne ne se mêle en aucune façon des affaires de son empereur, ni quand il est à Prague et à Vienne dans un cachot, ni quand il revient régner chez lui en Bohême.

1398. Qui croirait que ce même Venceslas, au milieu des scandales et des vicissitudes d’une telle vie, propose au roi de France Charles VI de l’aller trouver à Reims en Champagne, pour étouffer les scandales du schisme ?

Les deux monarques se rendent en effet à Reims dans un des intervalles de leur folie. On remarque que dans un festin que donnait le roi de France à l’empereur et au roi de Navarre, un patriarche d’Alexandrie, qui se trouva là, s’assit le premier à table. On remarque encore qu’un matin, qu’on alla chez Venceslas pour conférer avec lui des affaires de l’Église, on le trouva ivre.

Les universités alors avaient quelque crédit, parce qu’elles étaient nouvelles, et qu’il n’y avait plus d’autorité dans l’Église. Celle de Paris avait proposé la première que les prétendants au pontificat se démissent, et qu’on élût un nouveau pape. Il s’agissait donc que le roi de France obtînt la démission de son pape Clément, et que Venceslas engageât aussi le sien à en faire autant.

Aucun des prétendants ne voulut abdiquer. C’étaient les successeurs d’Urbain et de Clément. Le premier était ce Tomacelli qui, élu après la mort d’Urbain, avait pris le nom de Boniface ; l’autre, Pedro de Luna, Pierre de la Lune, Aragonais qui s’appelait Benoît[7].

Ce Benoît siégeait dans Avignon. La cour de France tint la parole donnée à l’empereur : on alla proposer à Benoît d’abdiquer ; et, sur son refus, on le tint prisonnier cinq ans entiers dans son propre château d’Avignon.

Ainsi l’Église de France, en ne reconnaissant point de pape pendant ces cinq années, montrait que l’Église pouvait subsister sans pape, de même que les Églises grecque, arménienne, cophte, anglicane, suédoise, danoise, écossaise, augsbourgeoise, bernoise, zuricoise, genevoise, subsistent de nos jours.

Pour Venceslas, on disait qu’il aurait pu boire avec son pape, mais non négocier avec lui.

1399. Il trouve pourtant une épouse, Sophie de Bavière, après avoir fait mourir la première à force de mauvais traitements. On ne voit point qu’après ce mariage il retombe dans ses fureurs ; il ne s’occupe plus qu’à amasser de l’argent comme Charles IV, son père ; il vend tout. Il vend enfin à Galéas Visconti tous les droits de l’empire sur la Lombardie, qu’il déclare, selon quelques auteurs, indépendante absolument de l’empire, pour cent cinquante mille écus d’or. Aucune loi ne défendait aux empereurs de telles aliénations. S’il y en avait eu, Visconti n’aurait point hasardé une somme si considérable.

Les ministres de Venceslas, qui pillaient la Bohême, voulurent faire quelques exactions dans la Misnie. On s’en plaignit aux électeurs. Alors ces princes, qui n’avaient rien dit quand Venceslas était furieux, s’assemblent pour le déposer.

1400. Après quelques assemblées d’électeurs, de princes, de députés des villes, une diète solennelle se tient à Lanstein près de Mayence. Les trois électeurs ecclésiastiques, avec le palatin, déposent juridiquement l’empereur en présence de plusieurs princes, qui assistent seulement comme témoins. Les électeurs ayant seuls le droit d’élire, en tiraient la conclusion nécessaire qu’ils avaient seuls le droit de destituer. Ils révoquèrent ensuite les aliénations que l’empereur avait faites à prix d’argent ; mais Galéas Visconti n’en dominait pas moins depuis le Piémont jusqu’aux portes de Venise.

L’acte de la déposition de Venceslas est du 20 août[8] au matin[9]. Les électeurs, quelques jours après, choisissent pour empereur Frédéric, duc de Brunsvick, qui est assassiné par un comte de Valdeck, dans le temps qu’il se prépare à son couronnement.


  1. Voyez année 1365.
  2. Urbain VI avait été élu le 9 avril 1378, et Clément VII, le 21 septembre suivant.
  3. Voyez tome XI, page 538.
  4. Voyez tome XII, page 233, et le chapitre vi du Précis du Siècle de Louis XV.
  5. En 1386, et non 1389 : car ce fut en 1389 qu’Élisabeth et sa fille Marie furent prises et punies par le ban de Croatie : voyez tome XII, page 234.
  6. Ce pape, connu sous le nom de Boniface IX, fut élu dès le 2 novembre 1389, quinze jours après la mort d’Urbain VI.
  7. Connu sous le nom de Benoît XIII, mais comme anti-pape. Il fut élu le 28 septembre 1394, douze jours après la mort de Clément VII.
  8. On lit août, et non auguste, dans les éditions de 1753, 1772, et dans les éditions de Kehl.
  9. Voyez tome XI, page 542.