Veuve Duchesne (p. 140-144).


XCVIIIme LETTRE.

Du même, au même ;
à Londres.

Comme les évènemens ſe ſuccèdent, mon cher William ! & toujours pour me cauſer de l’étonnement & du chagrin. Ce Nilevar m’a fait prier de l’aller voir pour m’entretenir ſur des choſes de la plus grande conſéquence, & qui me regardoient. Je n’ai pas héſité, & je me ſuis tranſporté à ſa priſon, dont l’horrible accès me fait encore treſſaillir. À peine le malheureux Nilevar m’a-t-il vu entrer, qu’il s’eſt jeté à mes pieds (je n’ai point voulu le ſouffrir dans cette poſture qui me paroît dégradante pour les deux êtres) ; quand il a eu repris ſa première place, il a joint les mains, en me priant de lui pardonner tous les maux qu’il m’a faits ; les ignorant abſolument, je lui ai dit de s’expliquer. — Sollicité, m’a-t-il dit, par un Démon infernal, j’ai tenté tous les moyens poſſibles pour vous perdre, ainſi que Mylady Clemency : À ce nom, mon attention redoubla. — C’eſt moi, a-t-il ajouté, qui ai inſinué à Mylord Clemency par des écrits anonymes, que ſa Femme lui étoit infidelle, & que c’étoit en votre faveur ; c’eſt moi qui lui avois aſſuré que vous aviez avec elle des entretiens ſecrets ; j’étois trompé moi-même ſur cet objet. Les viſites que Monſieur votre Beau-frère rendoit à Madame Dubois, qui loge dans la même maiſon que Mylady Clemency, ne m’étoient pas connues, je l’avois pris pour vous. À l’affût de ce qui ſe paſſoit dans cette maiſon, je vis entrer le Chevalier Barrito, je crus que c’étoit vous, & ſur le champ j’en inſtruiſis Mylord Clemency, qui ſe battit avec ce dernier, imaginant que c’étoit ſon rival ; ce ſut moi qui vins pour achever de vous ôter la vie (j’avois pour cette dernière action mes vues particulières, qu’il n’eſt point encore temps de découvrir) ; ma mépriſe m’a entiérement brouillé avec le moteur de cette trame odieuſe. — Mais, dis-je auſſi-tôt, quel eſt ce moteur ? — C’eſt encore ce que je ne puis vous apprendre, à moins qu’on ne m’y force par un ordre ſupérieur, & qu’il ne me ſera pas poſſible d’enfreindre. — Eſt-ce vous qui avez écrit ces Lettres anonymes à Mylord Clemency ? — Oui, Mylord. — En ce cas j’exige que vous détruiſiez par un écrit toutes ces calomnies. — Je n’héſite pas, Mylord, à vous donner cette ſatisfaction. J’ai fait apporter une plume, de l’encre & du papier, & je lui ai fait avouer toutes ſes menées. Muni de cette importante pièce, après m’être parfaitement inſtruit de la demeure de Mylady Clemency, j’y vole, je demande Mylord. — Il eſt impoſſible de lui parler, me répond le Suiſſe, Mylord n’eſt viſible pour perſonne. Je ſuis rentré chez moi, & lui ai écrit un billet, par lequel, ſans me nommer, j’annonçois avoir à lui parler pour affaires preſſées, qui, ſûrement l’intéreſſeroient beaucoup. En attendant ſa réponſe, je me ſuis hâté de t’apprendre ces nouvelles ; j’ai beau chercher dans mon eſprit, je ne puis deviner quelle peut être la Perſonne qui en vouloit à ma vie & à mon honneur : je ne me croyois pas d’ennemis ; mais ce qui m’afflige le plus, c’eſt l’idée qu’Émilie a pu être la victime de la calomnie ; ſon Mari l’a cru, puiſqu’il en vouloit tirer vengeance. Ô comme il me tarde de le détromper ! De rendre à ſa divine Épouſe tout l’éclat de ſa vertu… Mon Laquais tarde bien à revenir ; s’il alloit refuſer de me voir, le moindre éloignement à ma juſtification me déſeſpéreroit… J’entends du bruit, c’eſt lui… Mylord Clemency attend la Perſonne qui lui a écrit ; voilà ſa réponſe : j’y vole, je ne fermerai ma Lettre qu’à mon retour …

Continuée deux heures après.

L’explication a été vive, mais je me flatte d’avoir abſolument détruit les ſoupçons jaloux de Clemency ; il m’a écouté d’abord avec aſſez d’impatience, ma préſence avoit répandu un ſombre farouche ſur toute ſa perſonne ; mais à meſure que l’éclairciſſement ceſſoit d’être douteux, ſon front reprenoit de la ſérénité ; lorſqu’il a eu fait la lecture de l’écrit de Nilevar, il lui eſt échappé un ſoupir, & il s’eſt écrié : Les apparences ſont bien trompeuſes : Quoi ! ce n’eſt pas avec vous que je me ſuis battu ? Ô mon cher Clarck, je ſuis bien coupable, ma vie ne ſera pas aſſez longue pour réparer l’énormité de mes fautes. J’ai parfaitement bien compris qu’il vouloir parler de ſa vertueuſe Épouſe ; mais pour le tranquilliſer, j’ai eu l’air de prendre le change & de croire que ſes regrets ne concernoient que moi, je me ſuis hâté de le raſſurer. — Croyez, lui ai-je dit, que votre amitié, que je mérite, me dédommagera de la haine que vous aviez conçue pour moi injuſtement. Comme notre converſation avoit été longue, & que je voulois le mettre à portée de rendre promptement le calme à la divine Émilie, je me ſuis retiré. En me reconduiſant, il m’a juré un véritable attachement pour toute ſa vie. En rentrant chez moi, j’ai voulu voir ma Femme, elle avoit défendu qu’on entrat chez elle de la journée ; comme elle ne m’a point excepté, je n’ai pas inſiſté. Si ma démarche contribue à rendre Mylady Clemency heureuſe, je n’aurai qu’à m’applaudir de l’avoir faite. Adieu, mon cher William ; je ſuis un peu fatigué, peut-être que le repos reſtaurera mon pauvre cœur qui eſt déchiré. Je n’en ſuis pas moins ton ſerviteur & Ami,

Charles Clarck.

De Paris, ce … 17