Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VIII/Chapitre 17

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 559-561).


CHAPITRE XVII


Le prince et Serge Ivanitch montèrent en télègue, tandis que le reste de la société hâtait le pas ; mais les nuages bas et noirs, chassés par le vent, s’amoncelaient si vite et semblaient courir avec une si grande rapidité, qu’à deux cents pas de la maison l’averse devint imminente.

Les enfants couraient en avant, poussant, tout en riant, des cris de frayeur ; Dolly, gênée par ses vêtements, essaya de les suivre ; les hommes, retenant avec peine leurs chapeaux, faisaient de grandes enjambées… ; enfin, au moment où de grosses gouttes commençaient à tomber, on atteignit le logis.

« Où est Catherine Alexandrovna ? demanda Levine à la vieille ménagère qui sortait du vestibule, chargée de plaids et de parapluies.

— Nous pensions qu’elle était avec vous.

— Et Mitia ?

— Au bois probablement, avec sa bonne. »

Levine saisit les plaids et se mit à courir.

Dans ce court espace de temps, le ciel s’était obscurci comme pendant une éclipse, et le vent, soufflant avec violence, faisait voler les feuilles, tournoyer les branches des bouleaux, ployer les arbres, les plantes et les fleurs, barrant obstinément le passage à Levine. Les champs et la forêt disparaissaient derrière une nappe de pluie, et tous ceux que l’orage surprenait dehors couraient se mettre à l’abri.

Luttant vigoureusement contre la tempête pour préserver ses plaids, Levine, penché en avant, avançait de son mieux : il croyait déjà apercevoir des formes blanches derrière un chêne bien connu, lorsque soudain une lumière éclatante enflamma le sol devant lui, tandis qu’au-dessus de sa tête, la voûte céleste sembla s’effondrer.

Dès qu’il put ouvrir ses yeux éblouis, il chercha le chêne à travers l’épais rideau formé par l’averse, et remarqua, à sa grande terreur, que la cime en avait disparu.

« La foudre l’aura frappé ! » eut-il te temps de se dire, et aussitôt il entendit le bruit de l’arbre s’écroulant avec fracas.

« Mon Dieu, mon Dieu ! pourvu qu’ils n’aient pas été touchés ! murmura-t-il glacé de frayeur, et, quoiqu’il sentit aussitôt l’absurdité de cette prière, désormais inutile puisque le mal était fait, il la répéta néanmoins, ne sachant rien de mieux… Il se dirigea vers l’endroit où Kitty se tenait d’habitude ; elle n’y était pas, mais il l’entendit qui appelait du côté opposé ; elle s’était réfugiée sous un vieux tilleul ; là, penchée ainsi que la bonne au-dessus de l’enfant couché dans sa petite voiture, elles l’abritaient de la pluie.

Levine, aveuglé par les éclairs et l’averse, finit enfin par apercevoir ce petit groupe, et courut aussi vite que le lui permettaient ses chaussures remplies d’eau.

« Vivants ! que Dieu soit loué ! Mais peut-on commettre une pareille imprudence ! cria-t-il furieux à sa femme, qui tournait vers lui son visage mouillé.

— Je t’assure qu’il n’y a pas de ma faute ; nous allions partir lorsque…

— Puisque vous êtes sains et saufs, Dieu merci ! Je ne sais plus ce que je dis ! »

Puis, ramassant à la hâte le petit bagage de l’enfant, Levine remit son fils à la bonne, et, prenant le bras de sa femme, l’entraîna en lui serrant doucement la main, honteux de l’avoir grondée.