Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VI/Chapitre 18

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 343-347).


CHAPITRE XVIII


Anna, en regardant Dolly fatiguée, ridée et couverte de poussière, fut sur le point de lui dire qu’elle la trouvait maigrie ; mais l’admiration pour sa propre beauté qu’elle lut dans les yeux de sa belle-sœur, l’arrêta :

« Tu m’examines ? dit-elle avec un soupir ; tu te demandes comment, dans ma position, je puis paraître aussi heureuse ? J’avoue que je le suis d’une façon impardonnable. Ce qui s’est passé en moi tient de l’enchantement ; je suis sortie de mes misères comme on sort d’un cauchemar ; et quel réveil ! surtout depuis que nous sommes ici ! — et elle regarda Dolly avec un sourire craintif.

— Tu me fais plaisir en me parlant ainsi ; je suis heureuse pour toi, répondit Daria Alexandrovna plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu. — Mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?

— Je n’en ai pas eu le courage.

— Pas le courage avec moi ? Si tu savais combien… — et Dolly allait lui parler de ses réflexions pendant le voyage, lorsque l’idée lui vint que le moment était mal choisi. — Nous causerons plus tard, ajouta-t-elle. Qu’est-ce que cette réunion de bâtiments, on dirait une petite ville ? demanda-t-elle, désignant des toits verts et rouges apparus au travers des arbres.

— Dis-moi ce que tu penses de moi, continua Anna sans répondre à sa question.

— Je ne pense rien. Je t’aime et t’ai toujours aimée ; lorsqu’on aime ainsi une personne, on l’aime telle qu’elle est, non telle qu’on la voudrait. »

Anna détourna les yeux et les ferma à demi, comme pour mieux réfléchir au sens de ces mots.

« Si tu avais des péchés, ils te seraient remis en faveur de ta visite et de ces bonnes paroles, — dit-elle, interprétant favorablement la réponse de sa belle-sœur et tournant vers elle un regard mouillé de larmes ; Dolly lui serra silencieusement la main.

— Ces toits sont ceux des dépendances, des écuries, des haras, répondit-elle à une seconde interrogation de la voyageuse. Voici où commence le parc. Alexis aime cette terre, qui avait été fort abandonnée, et à mon grand étonnement il se prend de passion pour l’agronomie. C’est une si riche nature ! il ne touche à rien qu’il n’y excelle ; ce sera un agronome excellent, économe, presque avare ; il ne l’est qu’en agriculture, car il ne compte plus lorsqu’il s’agit de dépenser pour d’autres objets des milliers de roubles. Vois-tu ce grand bâtiment ? C’est un hôpital, son dada du moment, dit-elle avec le sourire d’une femme parlant des faiblesses d’un homme aimé. Sais-tu ce qui le lui a fait construire ? Un reproche d’avarice de ma part, à propos d’une querelle avec des paysans pour une prairie qu’ils réclamaient. L’hôpital est chargé de me prouver l’injustice de mon reproche ; c’est une petitesse, si tu veux, mais je ne l’en aime que mieux. Voilà le château, il date de son grand-père, et rien n’y a été changé extérieurement.

— C’est superbe ! s’écria involontairement Dolly à la vue d’un édifice décoré d’une cotonnade et entouré d’arbres séculaires.

— N’est-ce pas ? du premier étage la vue est splendide. »

La calèche roula sur la route unie de la cour d’honneur ornée de massifs d’arbustes, que des ouvriers entouraient en ce moment de pierres grossièrement taillées ; on s’arrêta sous un péristyle couvert.

« Ces messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant emmener des chevaux de selle. N’est-ce pas que ce sont de jolies bêtes ? Voilà le cob, mon favori… Où est le comte ? demanda-t-elle à deux laquais en livrée, sortis pour les recevoir. Ah ! les voici, ajouta-t-elle en apercevant Wronsky et Weslowsky venant à leur rencontre.

— Où logerons-nous la princesse ? demanda Wronsky en se tournant vers Anna après avoir baisé la main de Dolly ; dans la chambre à balcon ?

— Oh non ! c’est trop loin ; dans la chambre du coin, nous serons plus près l’une de l’autre. J’espère que tu resteras quelque temps avec nous, dit-elle à Dolly. Un seul jour ? C’est impossible.

— Je l’ai promis à cause des enfants, répondit celle-ci, troublée de la chétive apparence de son pauvre petit sac de voyage et de la poussière dont elle se sentait couverte.

— Oh ! c’est impossible, Dolly, ma chérie ; enfin nous en reparlerons. Montons chez toi. »

La chambre qui lui fut offerte avec des excuses, parce que ce n’était pas la chambre d’honneur, avait un ameublement luxueux qui rappela à Dolly les hôtels les plus somptueux de l’étranger.

« Combien je suis heureuse de te voir ici, chère amie, répéta encore Anna, s’asseyant en amazone auprès de sa belle-sœur. Parle-moi de tes enfants : Tania doit être une grande fille ?

— Oh oui, répondit Dolly, étonnée de parler si froidement de ses enfants. Nous sommes tous chez les Levine, et très heureux d’y être.

— Si j’avais su que vous ne me méprisiez pas, je vous aurais tous priés de venir ici ; Stiva est un ancien ami d’Alexis, dit Anna en rougissant.

— Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répondit Dolly confuse.

— Le bonheur de te voir me fait déraisonner, dit Anna l’embrassant tendrement. Mais promets-moi d’être franche, de ne rien me cacher de ce que tu penses de moi, maintenant que tu assisteras à ma vie telle qu’elle est. Ma seule idée, vois-tu, est de vivre sans faire de mal à personne qu’à moi-même, ce qui m’est bien permis ! Nous causerons de tout cela à loisir ; maintenant je vais passer une robe et t’envoyer la femme de chambre. »