Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie V/Chapitre 31

Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 264-269).


CHAPITRE XXXI


Anna, quoiqu’elle s’y fût préparée à l’avance, ne s’attendait pas aux violentes émotions que lui causa la vue de son fils ; revenue à l’hôtel, elle se demandait pourquoi elle était là. « Oui, tout est bien fini, je suis seule ! « se disait-elle ôtant son chapeau et se laissant tomber dans un fauteuil près de la cheminée. Et, regardant fixement une pendule posée entre les fenêtres, au-dessus d’une console, elle s’absorba dans ses réflexions.

La femme de chambre française qu’elle avait ramenée de l’étranger entra pour prendre ses ordres ; Anna parut étonnée et répondit : « Plus tard ». Un domestique, qui vint demander si elle désirait déjeuner, reçut la même réponse.

La nourrice italienne entra à son tour, portant l’enfant qu’elle venait d’habiller : la petite, en voyant sa mère, lui sourit, battant l’air de ses menottes potelées à la façon d’un poisson agitant ses nageoires ; elle frappait les plis empesés de sa jupe brodée et se tendait vers Anna, qui ne lui résista pas. Baisant les joues fraîches et les jolies épaules de sa fille, elle la laissa s’accrocher à un de ses doigts avec des cris de joie, la prit dans ses bras, et la fit sauter sur ses genoux ; mais la vue même de cette charmante créature l’obligea à constater la différence qu’elle établissait dans son cœur entre elle et Serge.

Toutes les forces d’une tendresse inassouvie s’étaient jadis concentrées sur son fils, l’enfant d’un homme qu’elle n’aimait cependant pas, et jamais sa fille, née dans les plus tristes conditions, n’avait reçu la centième partie des soins prodigués par elle à Serge. La petite fille ne lui représentait d’ailleurs que des espérances, tandis que Serge était presque un homme, connaissant déjà la lutte avec ses sentiments et ses pensées ; il aimait sa mère, la comprenait, la jugeait peut-être…, pensa-t-elle, se rappelant les paroles de son fils ; et maintenant elle était séparée de lui, moralement aussi bien que matériellement, et à cette situation elle ne voyait pas de remède !

Après avoir rendu la petite à sa nourrice et les avoir congédiées, Anna ouvrit un médaillon contenant le portrait de Serge au même âge que sa sœur, puis elle chercha d’autres portraits de lui dans un album : la dernière, la meilleure photographie, représentait Serge à cheval sur une chaise, en blouse blanche, la bouche souriante, les sourcils un peu froncés ; la ressemblance était parfaite. Elle voulut, de ses doigts nerveux, tirer le portrait de l’album pour le comparer avec d’autres, mais elle n’y parvenait pas. Pour dégager la carte de son cadre, elle la poussa à l’aide d’une autre photographie prise au hasard.

C’était un portrait de Wronsky fait à Rome, en cheveux longs et chapeau mou.

« Le voilà », se dit-elle et, en le regardant, elle se rappela soudain qu’il était l’auteur de toutes ses souffrances.

Elle n’avait pas pensé à lui de toute la matinée, mais la vue de ce mâle et noble visage, qu’elle connaissait et aimait tant, fit monter un flot d’amour à son cœur.

« Où est-il ? Pourquoi me laisse-t-il seule ainsi en proie à ma douleur ? » se demanda-t-elle avec amertume, oubliant qu’elle lui dissimulait avec soin tout ce qui concernait son fils. Aussitôt elle l’envoya prier de monter, et attendit, le cœur serré, les paroles de tendresse dont il chercherait à la consoler. Le domestique revint lui dire que Wronsky avait du monde et qu’il faisait demander si elle pouvait le recevoir avec le prince Yavshine, nouvellement arrivé à Pétersbourg. « Il ne viendra pas seul, et il ne m’a pas vue depuis hier, au moment de dîner ! » pensa-t-elle ; « je ne pourrai rien lui dire, puisqu’il sera avec Yavshine » Et une idée cruelle lui traversa l’esprit : « S’il avait cessé de m’aimer ! »

Elle repassa aussitôt dans sa mémoire tous les incidents des jours précédents ; elle y trouvait des confirmations de cette pensée terrible. La veille, il n’avait pas dîné avec elle ; il n’habitait pas le même appartement, et maintenant il venait en compagnie, comme s’il eût craint un tête-à-tête.

« Mais son devoir est de me l’avouer, le mien de m’éclairer ! Si c’est vrai, je sais ce qui me reste à faire », se dit-elle, bien que hors d’état d’imaginer ce qu’elle deviendrait si l’indifférence de Wronsky était prouvée. Cette terreur voisine du désespoir lui donna une certaine surexcitation ; elle sonna sa femme de chambre, passa dans son cabinet de toilette, et prit un soin extrême à s’habiller, comme si Wronsky, devenu indifférent, avait dû redevenir amoureux à la vue de sa toilette et de sa coiffure. La sonnette retentit avant qu’elle fût prête.

En entrant au salon, ce fut Yavshine qu’elle aperçut d’abord, examinant les portraits de Serge qu’elle avait oubliés sur la table.

« Nous sommes d’anciennes connaissances, lui dit-elle, allant vers lui et posant sa petite main dans la main énorme du géant tout confus (cette timidité semblait bizarre, contrastant avec la taille gigantesque et le visage accentué de Yavshine). Nous nous sommes vus l’année dernière aux courses… Donnez, dit-elle, reprenant à Wronsky par un mouvement rapide les photographies de son fils qu’il regardait, tandis que ses yeux brillants lui jetaient un regard significatif… Les courses de cette année ont-elles réussi ? Nous avons vu les courses à Rome, au Corso. Mais vous n’aimez pas la vie à l’étranger ? ajouta-t-elle avec un sourire caressant. Je vous connais, et, quoique nous nous soyons peu rencontrés, je connais vos goûts.

— J’en suis fâché, car mes goûts sont généralement mauvais », dit Yavshine mordant sa moustache gauche.

Après un moment de conversation, Yavshine, voyant Wronsky consulter sa montre, demanda à Anna si elle comptait rester longtemps à Pétersbourg et, prenant son képi, se leva, déployant ainsi son immense personne.

« Je ne crois pas, répondit-elle, et elle regarda Wronsky d’un air troublé.

— Alors nous ne nous reverrons plus ? dit Yavshine se tournant vers Wronsky : où dînes-tu ?

— Venez dîner avec moi, — dit Anna d’un ton décidé ; et, contrariée de ne pouvoir dissimuler sa confusion toutes les fois que sa situation fausse s’affirmait devant un étranger, elle rougit. — Le dîner ici n’est pas bon, mais du moins vous vous verrez ; de tous ses camarades de régiment, vous êtes celui que préfère Alexis.

— Enchanté, — répondit Yavshine avec un sourire qui prouva à Wronsky qu’Anna lui plaisait beaucoup. Yavshine prit congé et sortit, Wronsky resta en arrière.

— Tu pars aussi ? lui demanda-t-elle.

— Je suis déjà en retard. — Va toujours, je te rejoins », cria-t-il à son ami.

Elle lui prit la main et, sans le quitter des yeux, chercha ce qu’elle pourrait bien dire pour le retenir.

« Attends, j’ai quelque chose à te demander, et pressant la main de Wronsky contre sa joue. Je n’ai pas eu tort de l’inviter à dîner ?

— Tu as très bien fait, répondit-il avec un sourire tranquille.

— Alexis, tu n’as pas changé pour moi ? demanda-t-elle en lui serrant la main entre les siennes. Alexis, je n’en puis plus ici. Quand partons-nous ?

— Bientôt, bientôt : tu n’imagines pas combien à moi aussi la vie me pèse, – et il retira sa main.

— Eh bien, va, va ! » dit-elle d’un ton blessé et elle s’éloigna précipitamment.