Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 22

Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 129-135).


CHAPITRE XXII


Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et sa mère montèrent le grand escalier brillamment éclairé et orné de fleurs, sur lequel se tenaient des laquais poudrés, en livrées rouges. Du vestibule où, devant un miroir, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant d’entrer, on entendait un bruissement semblable à celui d’une ruche, et le son des violons de l’orchestre se mettant d’accord pour la première valse.

Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux blancs devant un autre miroir, et répandait autour de lui les parfums les plus pénétrants, regarda Kitty avec admiration ; il l’avait rencontrée sur l’escalier et se rangea pour lui faire place. Un jeune homme imberbe, de ceux que le vieux prince Cherbatzky appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en cœur et une cravate blanche qu’il rectifiait tout en marchant, les salua, puis vint prier Kitty de lui accorder une contredanse. La première était promise à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit jeune homme. Un militaire, boutonnant ses gants, se tenait à la porte du salon ; il jeta un regard admiratif sur Kitty et se caressa la moustache.

La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaires à ce bal, avaient certes causé bien des préoccupations à Kitty, mais qui s’en serait douté en la voyant entrer maintenant dans sa toilette de tulle rose ? Elle portait si naturellement ses ruches et ses dentelles, qu’on l’aurait pu croire née en robe de bal avec une rose posée sur le sommet de sa jolie tête.

Kitty était en beauté ; elle se sentait à l’aise dans sa robe, ses souliers, et ses gants, mais le détail qu’elle approuvait le plus dans sa toilette, était l’étroit velours noir qui entourait son cou et auquel, devant le miroir de sa chambre, elle avait trouvé du « genre ». On pouvait à la rigueur critiquer le reste, mais ce petit velours, jamais. Kitty lui sourit avant d’entrer au bal en passant devant une glace ; sur ses épaules et ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui lui plaisait ; ses yeux brillaient, ses lèvres roses souriaient involontairement ; elle avait le sentiment d’être charmante.

À peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle approchée du groupe de femmes couvertes de tulle, de fleurs et de rubans qui attendaient les danseurs, que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le principal cavalier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur de cotillons, le beau, l’élégant Georges Korsunsky, un homme marié. Il venait de quitter la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le bal, lorsqu’il aperçut Kitty ; aussitôt il se dirigea vers elle, de ce pas dégagé spécial aux directeurs de cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait danser, il entoura de son bras la taille souple de la jeune fille ; celle-ci se retourna pour chercher quelqu’un à qui confier son éventail, et la maîtresse de la maison le lui prit en souriant.

« Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit Korsunsky, je ne comprends pas le genre de venir tard. »

Kitty posa son bras gauche sur l’épaule de son danseur, et ses petits pieds, chaussés de rose, glissèrent légèrement et en mesure sur le parquet.

« On se repose en dansant avec vous, dit-il en faisant quelques pas moins rapides avant de se lancer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté, quelle précision, c’est charmant ! » C’était ce qu’il disait à presque toutes ses danseuses.

Kitty sourit de l’éloge et continua à examiner la salle par dessus l’épaule de son cavalier, elle n’en était pas à ses débuts dans le monde, et ne confondait pas tous les assistants dans l’ivresse de ses premières impressions ; d’autre part, elle n’était pas blasée, et ne connaissait pas tous ces visages au point d’en être lasse. Elle remarqua donc le groupe qui s’était formé dans l’angle de la salle, à gauche ; c’est là que se réunissait l’élite de la société : la belle Lydie, la femme de Korsunsky, outrageusement décolletée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine, qu’on voyait toujours avec la société la plus brillante. Bientôt Kitty aperçut Stiva, puis la taille élégante d’Anna. Lui aussi était là ; Kitty ne l’avait pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine. Ses yeux le virent de loin, et elle remarqua même qu’il la regardait.

« Faisons-nous encore un tour ? Vous n’êtes pas fatiguée ? demanda Korsunsky légèrement essoufflé.

— Non, merci.

— Où voulez-vous que je vous conduise ?

— Mme Karénine est là, il me semble : menez-moi de son côté.

— Où vous l’ordonnerez. »

Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant toujours, la dirigea vers le groupe de gauche, en disant sur sa route : « Pardon, mesdames ; pardon, mesdames. » Et, tournoyant adroitement dans ce flot de dentelles, de tulle et de rubans, il l’assit, après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe sur les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage de tulle, tout en découvrant deux petits souliers roses.

Korsunsky salua, se redressa d’un air dégagé, et offrit le bras à sa danseuse pour la mener auprès d’Anna. Kitty, un peu étourdie, débarrassa Krivine de ses jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine. Celle-ci n’était pas en mauve, comme Kitty l’avait rêvée, mais en noir. Elle portait une robe de velours décolletée, qui découvrait ses épaules sculpturales et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de Venise ; une guirlande de myosotis était posée sur ses cheveux noirs, et un bouquet pareil attachait un nœud noir à son corsage. Sa coiffure était très simple ; elle n’avait de remarquable qu’une quantité de petites boucles qui frisaient naturellement, et s’échappaient de tous côtés, aux tempes et sur la nuque. Autour de son beau cou, ferme comme de l’ivoire, était attachée une rangée de perles fines.

Kitty voyait Anna chaque jour et s’en était éprise ; mais elle ne sentit tout son charme et toute sa beauté qu’en l’apercevant maintenant en noir, après se l’être imaginée en mauve ; l’impression fut si vive qu’elle crut ne l’avoir encore jamais vue. Elle comprit que son grand charme consistait à effacer complètement sa toilette ; sa parure n’existait pas, et n’était que le cadre duquel elle ressortait, simple, naturelle, élégante, et cependant pleine de gaieté et d’animation.

Lorsque Kitty parvint jusqu’au groupe où Anna causait avec le maître de la maison, la tête légèrement tournée vers lui, et se tenant, comme toujours, extrêmement droite, elle disait :

« Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je n’approuve pas. » Et, apercevant Kitty, elle l’accueillit d’un sourire affectueux et protecteur. D’un rapide coup d’œil féminin, elle jugea la toilette de la jeune fille, et fit un petit signe de tête approbateur que celle-ci comprit.

« Vous faites même votre entrée au bal en dansant, lui dit-elle.

— Un bal où se trouve la princesse devient aussitôt animé. Un tour de valse, Anna Arcadievna ? ajouta Korsunsky en s’inclinant.

— Ah ! vous vous connaissez ? demanda le maître de la maison.

— Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et moi ? répondit Korsunsky : nous sommes comme le loup blanc. Un tour de valse, Anna Arcadievna ?

— Je ne danse pas quand je puis m’en dispenser.

— Vous ne le pouvez pas aujourd’hui. »

En ce moment Wronsky s’approcha.

« Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en prenant vivement le bras de Korsunsky sans faire attention au salut de Wronsky.

— Pourquoi lui en veut-elle ? » pensa Kitty, qui remarqua fort bien que c’était avec intention qu’Anna ne répondait pas à Wronsky.

Celui-ci s’approcha de Kitty, lui rappela la première contredanse, et lui exprima le regret de ne pas l’avoir vue de quelque temps. Kitty regardait Anna danser et l’admirait tout en écoutant Wronsky ; elle s’attendait à être invitée par lui à valser, et comme il n’en faisait rien, elle le regarda d’un air étonné.

Il rougit, l’invita avec une certaine hâte ; mais à peine avaient-ils fait les premiers pas, que la musique cessa. Kitty regarda son danseur, son visage était si près du sien… pendant longtemps, — bien des années après, elle ne put se rappeler un regard plein d’amour auquel il ne répondit pas, sans qu’un sentiment de honte lui déchirât le cœur.

— Pardon, pardon ! Valse, valse ! » cria Korsunsky de l’autre côté de la salle, et, s’emparant de la première danseuse venue, il recommença à danser.