Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/23

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 396-400).


XXIII

Vronskï avait déjà essayé plusieurs fois, bien qu’avec moins d’insistance que maintenant, de provoquer l’examen de leur situation, et chaque fois il s’était heurté à cette légèreté de raisonnement avec laquelle elle répondait maintenant à ses questions, comme s’il y avait en cela quelque chose qu’elle ne pouvait ou ne voulait pas s’expliquer ou comme si, dès qu’elle commençait à en parler, la vraie Anna disparaissait pour laisser répondre à sa place une femme qui lui était étrangère, qu’il n’aimait pas et qu’il craignait. Mais aujourd’hui il était résolu à aller jusqu’au bout.

— Qu’il sache ou non, cela ne nous regarde pas, dit Vronskï de son ton habituel, ferme et calme. Nous ne pouvons… Vous ne pouvez rester ici, surtout maintenant.

— Que faire selon vous ? demanda-t-elle avec la même légèreté moqueuse.

Elle qui craignait tant qu’il ne prit légèrement sa grossesse était maintenant dépitée qu’il en tirât la nécessité d’entreprendre quelque chose.

— Lui avouer tout et le quitter.

— Très bien. Supposons que je le fasse, dit-elle, savez-vous ce qui en adviendra ? Je vais vous le dire d’avance.

Et une flamme méchante s’alluma dans ses yeux tout à l’heure si tendres : « Ah ! vous en aimez un autre et vous avez avec lui des relations criminelles ! (singeant tout à fait son mari, elle accentuait comme lui le mot criminelles). Je vous ai prévenue des conséquences d’un tel acte au point de vue religieux, mondain et familial. Vous ne m’avez pas écouté, maintenant je ne puis donner mon nom au fruit de la honte… »

« Et mon fils ! allait-elle dire, mais sur ce sujet elle ne pouvait pas plaisanter ». Voilà ce qu’il dira, ou quelque chose de ce genre ? ajouta-t-elle.

— En un mot, il dira, avec ses façons d’homme d’État, dans un langage clair et net, qu’il ne peut pas m’abandonner mais qu’il prendra toutes les mesures dépendant de lui pour arrêter le scandale. Et ce qu’il dira il le fera avec calme, ponctuellement. Voilà ce qu’il adviendra. Ce n’est pas un homme, c’est une machine, et une machine méchante quand elle se fâche, ajouta-t-elle, se rappelant Alexis Alexandrovitch avec tous les détails de sa personne, ses façons de parler ; elle lui faisait un crime de tout ce qu’elle pouvait trouver en lui de défectueux et ne lui pardonnait rien pour le crime terrible dont elle-même était coupable envers lui.

— Mais, Anna, reprit Vronskï d’une voix persuasive et douce en tâchant de la calmer, il faut néanmoins tout lui dire et ensuite se guider sur ce qu’il entreprendra.

— Que faire ? fuir ?

— Pourquoi pas ! Je ne vois pas la possibilité de vivre ainsi. Et ce n’est pas pour moi, je vois que c’est vous qui souffrez.

— Oui, fuir et devenir votre maîtresse, dit-elle avec colère.

— Anna ! prononca-t-il avec un doux reproche.

— Oui, continua-t-elle, devenir votre maîtresse et perdre tout !

De nouveau elle voulait parler de son fils et ne pouvait prononcer ce mot. Vronskï ne pouvait comprendre comment, avec sa nature forte et honnête, elle pouvait supporter cet état de mensonge et ne pas désirer en sortir, et il ne devinait pas que la cause principale en était dans son fils, ce mot qu’elle ne pouvait pas prononcer. Quand elle pensait à son fils et à son attitude future envers la mère qui aurait quitté son père, elle était tellement épouvantée de ce qu’elle avait fait qu’elle ne raisonnait plus ; mais en vraie femme, elle tâchait seulement de se rassurer par de fausses raisons et de vaines paroles, et cela afin de tout laisser comme par le passé et de pouvoir oublier la terrible question suscitée par la présence de son fils.

— Je te le demande, je t’en supplie, dit-elle tout-à-coup, d’un tout autre ton, plein de sincérité et de tendresse, en lui prenant la main, ne me parle jamais de cela.

— Mais, Anna…

— Jamais. Laisse-moi faire. Je connais toute la bassesse, toute l’horreur de ma situation, mais ce n’est pas si facile à résoudre que tu penses… Laisse-moi agir et obéis-moi. Et ne me parle plus jamais de cela. Tu me le promets ? Non, non, promets-le-moi !…

— Je promets tout, mais je ne puis être tranquille surtout après ce que tu as dit. Je ne puis être tranquille quand toi-même ne peux l’être.

— Moi ! répéta-t-elle. Oui, parfois je souffre, mais cela passera si tu ne me parles jamais de cela. Quand tu m’en parles, c’est alors seulement que je souffre.

— Je ne comprends pas, dit-il.

— Je sais, l’interrompit-elle, combien, il t’est difficile de mentir et je te plains. Je pense souvent que pour moi tu as gâché ta vie.

— À l’instant, je pensais la même chose : combien à cause de moi tu dois souffrir. Je ne puis me pardonner ton malheur.

— Moi, malheureuse ! fit-elle en s’approchant de lui et le regardant avec un sourire plein d’amour. Moi je suis un être qui a faim et à qui l’on donne à manger. Il a peut-être froid, son habit est peut-être déchiré et il en a honte, mais il n’est pas malheureux. Moi malheureuse ! Non, voici mon bonheur !…

Elle entendit la voix de son fils qui approchait, et, jetant un regard rapide sur la terrasse, elle se leva brusquement. Son regard s’enflamma d’un feu qu’il connaissait. D’un mouvement rapide elle leva ses belles mains chargées de bagues, le prit par la tête, le regarda longuement et, approchant de son visage ses lèvres ouvertes et souriantes, rapidement elle lui baisa les yeux et les lèvres puis le repoussa. Elle voulait s’en aller mais il la retenait.

— Quand ? murmura-t-il en la regardant avec enthousiasme ?

— Aujourd’hui, à une heure, répondit-elle ; et avec un long soupir, de son pas léger et rapide, elle alla au devant de son fils.

La pluie avait atteint Serge dans le grand jardin et avec sa vieille bonne il s’était mis à l’abri sous une tonnelle.

— Eh bien, au revoir, dit-elle à Vronskï. Il va falloir bientôt aller aux courses, Betsy a promis de passer me chercher.

Vronskï regarda sa montre et partit hâtivement.