Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/22

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 387-395).


XXII

La pluie cessa bientôt, et quand Vronskï arriva au galop, le soleil paraissait de nouveau ; les toits des villas, les vieux tilleuls du jardin, de chaque côté de la rue principale, brillaient déjà, et l’eau gouttait gaiement des branches et des toits. Il ne pensait déjà plus à l’état dans lequel cette pluie mettrait l’hippodrome ; il se réjouissait seulement d’être sûr, grâce à cette pluie, de la trouver à la maison et seule, puisqu’il savait qu’Alexis Alexandrovitch, rentré récemment d’une ville d’eaux, n’était pas encore installé à la villa de Peterhof.

Espérant la trouver seule, Vronskï, comme il le faisait toujours pour ne pas attirer l’attention, descendit de voiture avant le pont et alla à pied. Il n’entra pas par le perron de la rue, mais par la cour.

— Monsieur est-il arrivé ? demanda-t-il au jardinier.

— Non. Madame est chez elle. Mais allez par le perron, il y a là-bas des domestiques qui vous ouvriront, dit le jardinier.

— Non, je passerai par le jardin.

Certain désormais de la trouver seule, il désirait la surprendre à l’improviste ; en effet, il n’avait pas promis de venir ce jour-là et elle ne l’attendait pas avant les courses. Il marchait en relevant son sabre et s’avançait prudemment sur le sable des allées bordées de fleurs.

En se dirigeant vers la terrasse qui accédait au jardin, Vronskï oubliait soudain toutes les pensées qu’il avait eues le long de la route au sujet de leur situation difficile et pénible. Il n’envisageait plus qu’une chose : qu’il allait la voir à l’instant, non pas en imagination, mais en réalité. Il arrivait déjà, posant tout le pied sur les marches de la terrasse pour ne pas faire de bruit, quand, tout à coup, il se rappela ce qu’il oubliait toujours, ce qui, dans leurs relations, était leur plus grand tourment, son fils, avec son regard qui lui semblait interrogateur et hostile.

Ce garçon plus que tout était un obstacle à leurs relations. Quand il était là ni Vronskï ni Anna ne se permettaient de parler de quoi que ce soit qu’il ne pût répéter devant tous, ni même de faire des allusions que l’enfant n’eût pas comprises. Ils ne s’étaient pas concertés pour agir ainsi, c’était venu naturellement. Ils considéraient comme une offense pour eux-mêmes de tromper cet enfant. Devant lui ils causaient comme de simples connaissances. Mais malgré cette prudence, Vronskï remarquait souvent le regard attentif et étonné qu’il fixait sur lui ; il constatait une timidité étrange, une variabilité d’humeur chez cet enfant qui se montrait tantôt caressant, tantôt froid avec lui, comme s’il eût compris qu’entre cet homme et sa mère il existait un lien sérieux dont il ne pouvait comprendre la signification.

En effet, l’enfant sentait qu’il ne pouvait comprendre ce rapport et il en était offensé ; il ne pouvait s’expliquer le sentiment qu’il devait avoir pour cet homme. Avec le flair particulier des enfants pour la manifestation du sentiment, il sentait nettement que son père, sa gouvernante, la vieille bonne, que tous, non seulement n’aimaient pas Vronskï, mais le regardaient avec horreur et crainte : bien qu’ils n’osassent rien dire de lui et que lui-même le considérât comme son meilleur ami. « Que signifie donc cela ? Qui est-il ? Comment faut-il l’aimer ? Si je ne comprends pas, je suis coupable, ou bien alors je suis un sot ou un mauvais garçon ? » pensait l’enfant, et c’étaient ces reflexions qui lui donnaient cette expression indécise, interrogative, un peu hostile, cette timidité et cette versatilité qui gênaient tant Vronskï. La présence de cet enfant éveillait toujours en lui un sentiment étrange de dégoût sans cause, surtout dans les derniers temps.

Vronskï et Anna éprouvaient en face de lui un sentiment semblable à celui du navigateur qui verrait d’après la boussole que la direction dans laquelle il avance rapidement n’est pas la bonne, mais qui n’aurait pas la force d’arrêter le mouvement et s’éloignerait de plus en plus, sachant qu’avouer l’écart de la vraie direction c’est avouer la perte.

Cet enfant, avec son instinct naïf de la vie, était la boussole qui leur montrait le degré de l’écart qu’ils connaissaient mais ne voulaient pas avouer.

Serioja, cette fois, n’était pas à la maison ; elle était seule, assise sur la terrasse, attendant le retour de son fils qui était allé se promener et que la pluie avait dû surprendre. Elle avait envoyé un domestique le chercher et s’était assise en l’attendant.

Vêtue d’une robe blanche flottante, elle était dans un coin de la terrasse, derrière des plantes, et n’avait pas entendu marcher. Sa tête, brune et frisée, était inclinée ; elle serrait contre son front l’arrosoir froid, qu’elle retenait de ses deux belles mains ornées de bagues, qu’il connaissait si bien. La beauté de toute sa personne, de sa tête, de son cou, de ses mains, frappait chaque fois Vronskï comme une chose inattendue. Il s’arrêta, la regardant avec admiration. Mais, dès qu’il voulut faire un pas pour s’avancer vers elle, elle sentit aussitôt son approche, repoussa l’arrosoir et tourna vers lui son visage brûlant. « Qu’avez-vous ? Vous êtes souffrante ? » dit-il en français en s’ approchant d’elle. Il voulut s’élancer vers elle, mais se rappelant que des étrangers pouvaient les voir, il retourna à la porte du balcon et rougit comme il rougissait chaque fois qu’il se sentait obligé de se contraindre et de s’arrêter.

— Non, je me porte bien, dit-elle en se levant et serrant fortement sa main tendue. Je ne t’attendais pas.

— Mon Dieu, quelles mains froides ! dit-il.

— Tu m’as effrayée, je suis seule et j’attends Serioja. Il est allé se promener, ils reviendront par ici.

Mais malgré ses efforts pour conserver son calme, ses lèvres tremblaient.

— Pardonnez-moi d’être venu, mais je ne peux passer un jour sans vous voir, continua-t-il en français comme toujours, évitant ainsi le froid vous impossible entre eux et le toi, dangereux en russe.

— Pourquoi pardonner, je suis si heureuse !

— Mais vous êtes souffrante et attristée, continua-t-il sans lâcher sa main et s’inclinant sur elle. À quoi pensez-vous ?

— Toujours à la même chose, dit-elle en souriant.

Elle disait vrai. À quelque moment qu’on lui demandât à quoi elle pensait, elle pouvait répondre sans mentir : toujours à la même chose, à son bonheur et à son malheur. Au moment de son arrivée elle se demandait précisément pourquoi pour les autres, pour Betsy, par exemple, dont elle connaissait la liaison, ignorée du monde, avec Toutchévitch, tout cela était-il si facile, tandis qu’elle se tourmentait tant ? Cette pensée, par suite de certaines considérations, la tourmentait toujours particulièrement.

Elle l’interrogea sur les courses. La voyant émue, il lui répondit en tâchant de la distraire, et du ton le plus dégagé lui narra les détails et les préparatifs des courses.

« Dois-je le dire ou ne pas le dire ? » pensa-t-elle en regardant ses yeux calmes et tendres. « Il est si heureux, il est si occupé des courses qu’il ne le comprendra pas comme il faut. Il ne comprendra pas toute l’importance pour nous de cet événement. »

— Mais vous ne m’avez pas dit à quoi vous pensiez quand je suis arrivé ? dit-il interrompant son récit. Dites-le moi, s’il vous plaît ?

Elle ne répondit pas et baissa un peu la tête, le regardant en dessous d’un air interrogateur ; ses yeux brillaient à travers ses longs cils. Sa main qui jouait avec une feuille détachée tremblait. Il la regardait et son visage exprimait cette docilité, ce dévoûment servile qui l’avait tant charmée.

— Je vois qu’il est arrivé quelque chose ; puis-je être tranquille un seul instant lorsque je sais que vous avez un chagrin que je ne partage pas ? Parlez au nom de Dieu, suppliait-il.

« Oui, je ne lui pardonnerai pas s’il ne comprend toute l’importance de ce que j’ai à lui dire. Mieux vaut n’en pas parler. À quoi bon tenter des épreuves ! » pensait-elle toujours en le regardant de la même façon et sentant que sa main et la feuille tremblaient de plus en plus.

— Au nom de Dieu ! répéta-t-il en lui prenant la main.

— Faut-il le dire ?

— Oui, oui…

— Je suis enceinte ! prononça-t-elle d’une voix basse et lente.

La feuille que tenait sa main tremblait encore plus fort mais elle ne le quittait pas des yeux, cherchant à voir comment il acceptait cette nouvelle.

Il pâlit, voulut dire quelque chose mais s’arrêta, lâcha sa main et baissa la tête.

« Oui, il a compris toute l’importance de cet événement ! » pensa-t-elle, et, avec reconnaissance, elle lui pressa la main.

Mais elle se trompait en croyant qu’il avait compris l’importance de la nouvelle de la même façon qu’elle-même — une femme — la comprenait.

À cette nouvelle, il éprouva ce même sentiment étrange de dégoût qu’il avait maintes fois ressenti, mais à un degré moindre, et, en même temps, il comprit que la crise qu’il désirait était enfin arrivée, qu’on ne pouvait plus se cacher du mari et que, d’une façon ou de l’autre, il fallait couper court à cette situation fausse. En outre, son émotion physique se communiquait à lui. Il la regarda d’un regard attendri et docile, baisa sa main, se leva et, en silence, se mit à marcher sur la terrasse.

— Oui, dit-il résolument en s’approchant d’elle, ni vous ni moi n’avons envisagé nos relations comme un plaisir et maintenant le sort en est jeté. Il faut mettre fin à ce mensonge dans lequel nous vivons, dit-il en la regardant.

— En finir ! comment faire, Alexis ? dit-elle tout bas.

Elle se calmait et son visage brillait d’un sourire tendre.

— Quitter votre mari et unir nos vies.

— Elles le sont déjà, répondit-elle d’une voix à peine distincte.

— Oui, mais les unir complètement, complètement.

— Mais comment, Alexis… dites-moi comment ? fit-elle avec une ironie d’autant plus amère que la situation était plus critique. Y a-t-il une issue à pareille situation ? Ne suis-je pas la femme de mon mari ?

— Chaque situation a une issue. Il faut se décider, dit-il. Tout est préférable à la situation où tu vis. Je vois combien tu souffres à cause du monde, de ton fils, de ton mari.

— Non, pas de mon mari ! fit-elle avec un sourire, très simple, je l’ignore et ne pense pas à lui. Il n’existe pas pour moi.

— Tu ne dis pas la vérité. Je te connais, tu souffres aussi pour lui.

— Mais il ne le sait même pas, dit-elle ; et tout à coup une vive rougeur couvrit son visage, et des larmes de honte parurent dans ses yeux. Mais ne parlons plus de lui.