Anglicismes et canadianismes/L’Électeur du 25 février 1888

Typographie C. Darveau (p. 95-106).

De l’Électeur du 25 février


Il y a quatre mots qui reviennent sans cesse et presque dans chaque colonne des journaux quotidiens : ce sont les mots « Système, Résignation, Réquisition et Votation ». Ces quatre mots exécrables me rendent le plus malheureux des hommes, et ils apparaissent à tout bout de champ, à tout propos, comme un cauchemar dont on ne peut se défaire, comme un remords qui vous poursuit partout, comme le fantôme vengeur de quelque innocente victime. Ô système, ô résignation, ô réquisition, ô votation, que vous ai-je donc fait ? Je ne vous veux d’autre mal que de vous tenir à votre place, là où vous avez raison d’être, et vous empêcher simplement de nous barrer les jambes à tout instant du jour, de nous crever les yeux à chaque paragraphe.

Sans doute « Système » est français ; sans doute aussi « résignation et réquisition ». Quant à « votation », je le relègue avec « passion » dans les actes notariés de l’avant-dernier siècle. Hélas ! l’autre jour encore, en ouvrant un journal de Montréal, je trouve, dès la première colonne de la première page, l’affreux « système » répété trois fois dans un petit entrefilet de six lignes, d’abord en titre, puis deux fois dans le corps de l’entrefilet, comme vous pouvez le voir ci-dessous :

Nouveau système. — Nous appelons l’attention du public sur le nouveau système adopté par la maison si bien connue de… qui a renoncé à l’ancien système de vendre à crédit et offre aujourd’hui de grands avantages à ceux qui achètent au comptant.

Ah ! c’est un système que de vendre à crédit, ou au comptant ? En vérité ! Vous ne connaissez vraiment pas un autre mot que celui-là pour exprimer ce que vous voulez dire ? L’idée de « mode de paiement » ne vous vient pas ? Mais non : dans ce pays-ci tout est « système ». C’est le mot général dont on se sert pour exprimer n’importe quoi. Un tel a pour « système » de se lever de bonne heure ; un autre a pour « système » de payer ses comptes au mois……… On n’en finirait plus.

Je ne m’arrêterai pas à donner ici la définition du mot « système » ; ce serait trop long ; je me contente de gémir sur l’abus ridicule que l’on fait de ce pauvre mot sacrifié à tout venant, dans toutes les occasions et pour tous les objets.

Je lis ce matin même dans un de nos organes : le « système » du jury, pour « l’institution » du jury. Celle-là est assez bonne, mais elle est encore loin d’être l’une des plus roides.

Et réquisition donc ! pour « demande, requête ». En voilà un mot qui se porte bien ! En voilà un qui règne en maître incontesté, absolu, depuis qu’il a détrôné les ayants droit légitimes ! En voilà un qui ne cèderait pas sa place pour des sommes folles ! Et cependant, c’est le plus affreux des barbares qui se soient jamais introduit chez M. Molière ou chez M. Fénelon. Enfin ! que voulez-vous ?

Mais que dire de résignation ?

Donner sa résignation !…… Un tel a résigné…… Mon Dieu ! étendez votre miséricorde sur mes compatriotes, car ils ne pourront plus à l’avenir endurer leurs maux ; ils n’ont plus de résignation ; ils l’ont donnée ! Ils ne pourront pas non plus se résigner, puisqu’ils ne connaissent pas cela ; ils passent leur temps à « résigner. » Mille tonnerres ! Me montrera-t-on enfin quelqu’un qui m’apprenne ce que cela veut dire « résigner » ? Je sais très-bien ce que c’est que de se démettre, donner sa démission, prendre sa retraite, résigner un bénéfice, une fonction ou une charge quelconque en faveur de quelqu’un, mais donner sa résignation !  ! À qui diable voulez-vous donner ça, votre résignation ? Vous en avez donc trop, ou bien jugez-vous qu’elle vous soit inutile, elle qui seule peut vous aider à supporter vos chagrins, vos ennuis, vos tribulations, enfin, dans cette vallée de larmes où le carême revient systématiquement tous les ans, avec accompagnement de poisson pris du temps de Noé et vendu pour du poisson frais, sur le marché Montcalm ? Après tout, c’est votre affaire. Donnez votre résignation si vous voulez ; il ne manquera pas de gens qui la prendront, parce qu’ils en ont bien besoin, moi tout le premier.

On voit cette détestable « résignation » s’étaler en plein jusque dans les titres des articles. Ainsi, nous lisions encore dernièrement :

Résignation de M. McShane.

Résignation de M. Peachy.

Mettez donc Retraite, et vous n’en serez pas malade, les autres encore moins.

Mais un journal de Montréal va encore plus loin, lui. Il écrit « l’abdication » de M. McShane !

On pourrait encore essayer « renonciation. »

« Répudiation » ne ferait pas mal.

J’ai ressenti une immense joie en entrant l’autre jour au nouveau palais de justice. Au-dessus du passage qui conduit au greffe se lit l’avis ci-dessous : « Entrée interdite au public. » On avait d’abord mis, suivant l’usage antique et légèrement solennel, l’écriteau « Pas d’admission, » mais on s’est dépêché de l’enlever et on l’a relégué honteusement derrière la porte.

« Cette substitution est due à vos chroniques » me dit avec un fin sourire l’un des employés du greffe. « Vous voyez qu’on fait plus que de vous lire ici ; on se corrige. »

— Encore si jeune et déjà récompensé ! m’écriai-je, et je levai au plafond un regard rempli d’une profonde reconnaissance pour mon peuple et d’amour pour l’humanité en général.

II

Cet affreux Tardivel, qui n’a qu’une idée en tête, bouleverser ma conscience et me tenir dans l’eau bouillante, par anticipation, écrit ce qui suit dans son journal La Vérité :

« M. Buies fait la guerre aux anglicismes et aux barbarismes dans les colonnes de l’Électeur. C’est un travail utile, car il est important de conserver notre belle langue française dans toute sa pureté. Mais M. Buies se laisse guider plutôt par son imagination que par la froide raison. Dans sa chronique, il fait une sortie furibonde contre le mot passation qu’il accable d’une colonne de prose indignée et imagée…… Si peu élégant qu’il soit, le mot passation se trouve dans tous les dictionnaires et signifie : Action de passer un contrat, un acte. Par analogie, on dit ici la passation d’une loi. C’est, incorrect, mais enfin le mot n’est pas d’invention canadienne. »

Mes chers lecteurs, écoutez bien l’histoire suivante au sujet de « passation, » et vous déciderez ensuite, comme moi, de le bannir à tout jamais, non seulement de notre langue, mais encore même des actes des notaires, qui n’en sont pas une.

J’étais en 1859 élève du lycée St-Louis, à Paris. Il est d’usage, dans les lycées de France, de faire faire aux élèves chaque semaine deux ou trois dissertations, l’une littéraire, l’autre historique, une autre enfin philosophique ou même scientifique, suivant que la chose se présente. Ces dissertations ne sont pas du tout de rigueur, mais elles constituent un excellent exercice de l’esprit et les élèves s’y prêtent avec une ardeur réelle, d’autant plus que la matière à traiter est laissée absolument à la discrétion de l’élève. Mon tour venu, j’avais choisi de faire une composition sur la « guerre de sept ans, » cette guerre maudite par nos pères, parce qu’elle les avait asservis au rosbif et au plum-pudding, plantes qui croissent sur les bords de la perfide Albion, comme on dit.

Mais vous comprenez bien que la guerre de sept ans n’était qu’un vaste et ingénieux prétexte, c’est au Canada que je voulais en venir. Je voulais entr’ouvrir, aux yeux de mes camarades, étonnés et ravis à la fois, la plus belle page de notre histoire, celle où notre immortel Garneau a mis toute son âme et qu’il a écrite dans un style où la douleur, l’amertume des souvenirs, la tristesse de l’abandon et une sorte de stoïcisme résigné, mais fier, en présence de l’inconcevable délaissement de la mère-patrie, portent au cœur et à l’esprit du lecteur quelques flammes du patriotisme ardent dont l’auteur est consumé, et qui a fait, autant que son admirable histoire de notre peuple, la gloire de sa vie.[1]

Je venais de citer Dussieux, Henri Martin, Michelet, et, maintenant, j’entrais à pleines voiles dans le récit de Garneau, au cœur même de ces pages émues où l’historien raconte notre dernière et inutile victoire, celle de Carillon, et enfin, le désastre des Plaines d’Abraham qui, l’année suivante, amenait le drapeau britannique sur la citadelle de Québec.

Ma voix tremblait bien un peu en citant, à côté de grands historiens comme Martin et Michelet, notre populaire et bien-aimé Garneau, dont le nom, hélas ! était encore bien peu connu en France, à cette époque. Je sentais bien, sans avoir besoin de lever les yeux sur eux, que mon émotion gagnait et le professeur et mes condisciples qui m’écoutaient dans un silence avide, qui dévoraient cette page retrouvée de l’histoire de France, et qui sentaient l’humiliation et l’orgueil leur monter au front, au souvenir de ce qu’une poignée de héros abandonnés sans ressources, sans secours, sans appui, sans vivres et presque sans munitions, avaient pu accomplir pour elle sur une plage lointaine, et à l’idée que la France est toujours aimée, partout où elle a passé, n’importe où, malgré tout, malgré toutes ses fautes comme femme, parce qu’elle n’a jamais cessé d’être mère.

J’étais arrivé presque au terme de ma lecture lorsque hélas ! un écueil que je n’avais pas aperçu, faillit me faire perdre le fruit de mon travail et des sentiments nouveaux que j’avais éveillés dans mon auditoire. Ô mes amis ! comment rouvrir cette vilaine blessure ? Comment rappeler ce souvenir détesté ? J’avais lu Garneau au Canada, mais je ne l’avais pas relu avant de le citer devant mes camarades du lycée St-Louis. Tout à coup, comme je tournais une page, Passation se dressa devant moi ; j’étais lancé à fond de train, je ne pus l’éviter et j’envoyai ce mot effrayant en pleine rhétorique-lettres.[2]

Ce fut un holà général. Mon professeur, qui était un docteur-ès-lettres en la Sorbonne et, de plus, un agrégé de la Faculté des Sciences Historiques, eut un haut-le-corps des plus escarpés, et mes camarades se précipitèrent de leurs sièges et roulèrent jusqu’à moi. En un instant je fus entouré, pressé, serré. Chacun voulait voir Passation, contempler Passation : « Où est Passation ? Montre-nous Passation. Qu’est-ce que c’est que ça, Passation ? » Les plus réservés disaient : Passation !…… pas vu, connais pas. « L’as-tu vu, toi ? »…… Enfin, je cédai sous l’orage, et j’exhibai Passation, un de ces mots étranges qui sont le résultat de notre longue séparation de la France, une démonstration frappante de ce que nous avons perdu du génie de la langue par cette séparation prolongée.

Tardivel invoque l’autorité des dictionnaires. Je sais bien que l’on trouve, entre autres, Passation dans Littré, avec une seule acception, remarquez-le bien, lorsqu’il s’agit uniquement et exclusivement d’un contrat. Quand j’ai prétendu que « Passation » n’avait d’origine dans aucune langue, est-ce que je me trompais par hasard ? Qui dit langue veut dire la langue vulgaire, la langue usuelle, celle que l’on parle, celle que l’on écrit communément, et qui change avec les époques. Est-ce qu’en bonne vérité c’est une langue, ça, les actes des notaires ? C’est fait exprès pour eux ; c’est un langage à part, une construction et des mots imaginés pour une espèce d’hommes spéciale. Introduisez-moi un peu le style d’un bail ou d’un contrat de mariage dans le « Génie du Christianisme, » et vous me direz quel effet cela fera.

Savez-vous maintenant pourquoi l’horrible « Passation » n’a qu’une acception dans le dictionnaire ? C’est parce que ce mot est tellement barbare, tellement anti-français qu’on a refusé absolument de le laisser pénétrer dans la langue commune, et qu’on l’a, avec une répugnance énorme, permis exclusivement aux notaires qui, de leur côté, ont le bon sens de ne pas s’en servir. Et c’est ce mot-là que vous voudriez appliquer par extension à l’adoption des lois, quand déjà on n’ose s’en servir dans le plus baroque des styles ! Savez-vous quelle est l’expression reçue en France quand il s’agit de lois, de mesures, et autres choses « pareille comme » que la Chambre adopte ? On dit : Le passage d’une loi, le passage d’une mesure… voilà ce que vous entendrez communément tous les jours. S’il avait été possible d’adopter Passation, pensez-vous qu’on ne l’aurait pas fait ?

Et cependant, vous ne trouvez pas dans Littré le mot « passage » dans l’acception ci-dessus, ce qui prouve encore une fois que les Français qui, eux, ont le génie de leur langue, n’ont pas besoin de dictionnaires pour donner à un mot un sens nouveau ou pour étendre indéfiniment le sens primitif, suivant que ce génie le permet.

Des dictionnaires ! ah ! bien oui ; parlons-en. Mais il y a des milliers de mots dans les dictionnaires qu’il serait absolument impossible d’employer aujourd’hui, qui cependant étaient français il y a trois, quatre ou cinq cents ans, et que, pour cette raison, le lexicographe est obligé d’enregistrer, mais qui aujourd’hui ne sont plus français. Allez donc parler comme Froissart ou comme Rabelais dans les rues de Québec, l’Athènes du Canada ; je vous donne la douce certitude qu’avant huit jours on vous enverra finir vos phrases à l’asile de la Longue-Pointe. De même, il y a une foule de mots, consacrés par les meilleurs écrivains de notre siècle, et que vous ne trouverez cependant pas dans les dictionnaires. De nouveau, je le répète, pour pouvoir se servir avec fruit des dictionnaires, il faut posséder le génie de la langue ; sans cela on est exposé à des aberrations fatales et parfois très amusantes, comme cet anglais qui, entendant à Paris son voisin de table appeler un des convives « cornichon », avait de suite eu recours à son dictionnaire et avait trouvé « petit concombre que l’on confit dans le vinaigre, » ce qui n’avait fait que le dérouter davantage. Si, au lieu du lexique, il avait eu recours à quelque français et lui eût demandé l’explication de ce mot, employé comme il l’avait été dans la circonstance, il eût été éclairé de suite. Ainsi dirai-je à l’excellent canadien qui m’a jeté « Passation » en plein sur le nez ; « Allez, mon ami, allez passer trois ou quatre ans en France ; mêlez-vous y avec les hommes instruits ; parlez comme ils parlent ; pénétrez-vous du génie de leur langue, et vous en saurez plus long que si vous appreniez tout Littré par cœur ; et même, vous pourrez imaginer des mots qui ne sont dans aucun lexique, et qui, cependant, n’en seront peut-être pas moins d’un admirable français.


FIN
  1. Voir la dernière édition de « l’Histoire du Canada » revue, corrigée et augmentée par le fils de l’historien, M. Alfred Garneau, poète autant que fin et délicat lettré.
  2. Dans les lycées de France, les études, malheureusement, se bifurquent en deux sections, à partir de la troisième classe ; section des lettres et section des sciences.