ANGLETERRE.




ADMINISTRATION LOCALE..




LETTRE ii


COMTÉ.


LORD LIEUTENANT. – SHÉRIF. – MAGISTRATS OU JUGES DE PAIX.


Avant de parler des juges de paix ou Magistrats proprement dits, dont le pouvoir domine toutes les parties de l’administration locale, il est nécessaire de dire quelques mots de deux magistratures qui, bien moins importantes, quant à l’étendue réelle de leurs attributions, le sont cependant beaucoup par l’influence et la considération qu’elles donnent à ceux qui en sont revêtus.

Le lord-lieutenant a, dans chaque comté, le commandement de la milice. C’est une fonction peu laborieuse en temps de paix, puisqu’il ne reste alors de la milice que les cadres et les états-majors, conservés comme une source de sinécures pour l’aristocratie. Mais, par une cumulation d’emplois, qui paraîtra bizarre sans doute, le lord lieutenant est aussi un des juges de paix du comté, et même il en est le garde des archives (custos rotulorum). C’est lui qui, en cette qualité, nomme les autres magistrats ses collègues.

La dignité de lord lieutenant est, rigoureusement parlant, à la nomination du Roi ; mais elle est de fait, dans chaque comté, le partage héréditaire de quelque grande famille, d’où elle ne sort presque jamais. On a regardé comme un des actes les plus violens du ministère de Castelreagh, d’avoir dépouillé lord Fitz-William de la lieutenance du Yorkshire, pour le punir de son opposition aux vues du gouvernement.

Le second des magistrats dont je voulais parler, le shérif, est nommé annuellement par le Roi, sur la présentation des douze juges. Il doit toujours être pris parmi les propriétaires du comté, et même parmi les plus riches ; car sa charge oblige à une grande représentation, et n’est guère briguée que par ceux qui l’ambitionnent comme un moyen de faire connaître leur nom, et de se préparer, pour l’avenir, l’entrée au parlement.

Les fonctions administratives du shérif se réduisent à régler tout ce qui est relatif à l’élection des membres du parlement, et à présider la réunion générale des propriétaires du comté ; réunion dont quelques-uns des principaux habitans peuvent toujours requérir la convocation, pour délibérer sur des objets d’intérêt public. Ses fonctions judiciaires sont plus étendues ; elles sont en partie les mêmes que celles de nos procureurs du Roi et présidens pour l’exécution des ordres des tribunaux. Il n’exerce point personnellement. Les actes de sa charge sont faits par un sous-shérif salarié, nommé, comme lui, annuellement. La responsabilité des actes reste cependant au shérif, et il est fréquemment exposé, en conséquence, à des pertes pécuniaires assez considérables.

On a prétendu que le shérif pouvait sommer tout habitant de se joindre à lui, pour assurer le maintien de la paix publique ; cela n’est point exact. Le shérif ne peut imposer cette obligation aux habitans, qu’en leur faisant prêter serment comme constables ; et dès-lors, ils ont droit, en cette qualité, à une indemnité pécuniaire (environ une demi-couronne par jour). Il n’existe aucuns fonds pour couvrir cette dépense ; elle retomberait à la charge du shérif, qui n’a garde de s’y exposer. Cependant on verrait avec plaisir ces magistrats remis en possession d’un pouvoir qu’ils ont anciennement possédé ; ce serait un moyen d’apaiser les troubles, facile et sans danger pour les libertés publiques. Mais le gouvernement préfère laisser les choses dans l’état actuel, parce que, faute au shérif de pouvoir se faire assister par les habitans, on est forcé d’avoir recours à l’intervention militaire ; et c’est précisément ce qui convient le mieux aux ministres de Sa Majesté Britannique.

J’arrive maintenant à cette institution dont le nom est célèbre, mais la nature réelle peu connue, qui, soit par une action directe, soit par une intervention judiciaire, pénètre toutes les parties de l’administration locale ; enfin, qui, monopolisée par l’aristocratie, est à la fois le principe et l’expression du pouvoir que celle-ci possède dans tous les degrés de l’ordre social. Les juges de paix ou Magistrats des comtés, ou, plus simplement, Magistrats, selon l’appellation ordinaire, n’exercent pas seulement un pouvoir administratif et judiciaire-administratif ; ils jouissent encore d’une juridiction criminelle très-étendue ; ce sont trois ou quatre mille juges adjoints aux douze juges des hautes cours du royaume, et qui ne laissent pas de supporter une assez bonne part du fardeau, qu’on suppose en général, je ne sais d’après quelle autorité, peser entièrement sur les douze juges.

Si je voulais me borner rigoureusement à mon sujet, je ne devrais parler que de fonctions administratives des Magistrats, et laisser de côté leurs fonctions judiciaires ; mais j’aurais regret de ne pas montrer dans son ensemble une des institutions les plus extraordinaires que nous présente l’histoire des sociétés modernes, et qui, ne figurant pas sur le premier plan de la scène politique, est restée presque toujours inaperçue de ceux qui ont traité de la constitution anglaise. On verra toutefois, après en avoir étudié les différentes parties, que c’est uniquement sous le rapport qui nous intéresse le plus directement, sous le rapport administratif, qu’elle offre un modèle digne, au moins à certains égards, d’être imité par les autres nations.

Le corps des Magistrats, ou pour me servir du mot technique, la Commission de la paix (the Commission of the peace), est choisie dans chaque comté parmi les principaux habitans. Tous les Magistrats ont des pouvoirs égaux ; leur autorité s’étend à tout le comté, et à chaque district en particulier ; elle s’exerce d’ailleurs sous des formes diverses.

1o  Tantôt les Magistrats siégent individuellement, et alors une des salles de leur maison leur sert de prétoire.

2o  Tantôt la loi exige, pour la validité d’une décision, qu’elle soit prise concurremment par deux Magistrats au moins. Leur réunion constitue une petty sessions (petite session). Pour l’expédition des affaires qui ne peuvent se traiter qu’en petty sessions, les Magistrats d’un même voisinage ont, en général, l’habitude de se réunir régulièrement dans la ville la plus proche, soit tous les quinze jours, soit même chaque jour de marché ; une chambre d’auberge est leur salle de séance, et l’homme de loi de quelqu’un d’eux remplit les fonctions de greffier. Même un grand nombre des affaires qui peuvent être décidées par les Magistrats individuellement, sont ajournées par eux à ces petty sessions ; pour la décharge de leur responsabilité, ils préfèrent agir avec le concours de leurs collègues.

3o  D’autres attributions des Magistrats ne peuvent être exercées par eux que dans les assemblées générales, ou quarter sessions (session trimestrielle), qui se tient quatre fois l’année au chef-lieu du comté.

4o  Enfin, il y a encore un certain nombre d’objets spéciaux, pour lesquels l’assemblée générale est convoquée à des époques déterminées. Elle prend alors le nom de special sessions (session spéciale).

Cela posé, imaginez un corps dont les membres, tantôt individuellement ou en petty sessions, tantôt collectivement en quarter et special sessions, exercent tout ou partie des fonctions de nos procureurs du Roi et juges d’instruction ; voilà pour la police judiciaire : de nos juges de police, juges en matière correctionnelle, juges au criminel ; voilà pour le pouvoir judiciaire : de nos commissaires de police, maires, préfets, ministres et conseils-généraux de département ; voilà pour l’action administrative et politique : de nos conseils de préfecture, préfets, ministres et conseil d’état ; voilà pour le contentieux administratif : cet assemblage surprenant, cette hydre aux cent têtes, ce Protée aux mille formes, vous donnera une image assez fidèle de ce qu’est, dans chaque comté d’Angleterre, le corps des Magistrats, la commission de la paix.

Individuellement ou en petty sessions, les Magistrats procèdent à la recherche, dans leur voisinage, des contraventions, délits et crimes de toute espèce. Ils décernent des mandats de perquisition, de comparution et d’arrêt. Ils instruisent les affaires criminelles, renvoient les plus graves aux assises du comté, tenues deux ou trois fois l’année par les juges de Westminster, et réservent les autres pour le jugement des magistrats siégeant en quarter sessions. Ils font incarcérer les prévenus, ou ordonnent, sous caution, la mise en liberté provisoire : voilà bien le procureur du Roi et le juge d’instruction.

Toujours individuellement ou en petty sessions, ils prononcent par voie sommaire et sans jury sur une multitude de délits et de contraventions : par exemple, délits et contraventions de chasse, de pêche, de voirie publique, de voies de fait, de vagabondage, de fraude mercantile, de fraude envers le fisc, et une infinité d’autres ; appel de ces jugemens est porté aux quarter sessions, qui prononcent également sans jury : voilà le juge de police, et en matière correctionnelle[1].

Réunis en quarter sessions, à chaque trimestre, ils prononcent, avec l’assistance du jury, sur les délits et les crimes qui n’emportent pas plus de quatorze années de déportation, les affaires plus graves étant renvoyées aux assises : voilà le juge au criminel.

Individuellement ou en petty sessions, ils exercent une police de surveillance sur les divers débits et métiers, sur les boulangers, les bouchers, les débitans de bière, de beurre, de charbon, etc. Ils peuvent, dans un district quelconque du comté, établir une taxe du pain, et forcer les boulangers à s’y conformer. Ils font inspecter les poids et mesures, et nomment à cet effet des vérificateurs. Ils inspectent les manufactures de laine et de coton, et veillent à ce que les ouvriers, et surtout les enfans, y soient convenablement traités. Ils ont un immense pouvoir discrétionnaire pour la répression et la punition du vagabondage.

Ils choisissent, parmi les habitans, les officiers de police, constables, headboroughs, etc., là, du moins, où ces officiers ne sont pas nommés par les cours des manoirs. Ils choisissent aussi les agens de l’administration paroissiale, les intendans des pauvres et les inspecteurs des routes. Ils surveillent et dirigent même jusqu’à un certain point leurs opérations, inspectent et vérifient leurs comptes. Ils sont de droit membres de toutes les commissions de grandes routes dans l’étendue du comté, et ont les mêmes pouvoirs que les autres commissaires.

Quoique le recrutement se fasse en entier par engagemens volontaires, et sous la direction du commandant en chef de l’armée, ce sont les Magistrats qui reçoivent et constatent l’engagement des recrues ; ils sont également chargés de fournir des logemens, des vivres et des fourrages aux troupes en marche. Ce sont eux encore qui délivrent les certificats de vie.

Tous les ans, à une session spéciale tenue au mois de septembre, les Magistrats accordent ou refusent, retirent ou continuent les patentes (licences), que tout individu doit solliciter auprès d’eux chaque année, pour avoir le droit de tenir un cabaret ou bien une auberge.

Enfin de nouvelles attributions administratives se rattachent aux quarter sessions. Quoique cette assemblée ne se réunisse que périodiquement, elle a un greffe permanent qui correspond tout-à-fait au secrétariat de nos préfectures. Outre que les archives judiciaires y sont conservées, c’est là que sont enregistrés, pour y être ouverts à l’inspection des habitans, les comptes des commissions de voirie urbaine. C’est là que sont déposés les statuts et réglemens des caisses d’épargne, ceux des sociétés de prévoyance entre les ouvriers, les plans des entreprises nouvelles qui peuvent affecter en quelque manière les propriétés particulières, et le livre dans lequel les propriétaires intéressés doivent signifier leur consentement ou leur opposition ; c’est là qu’est rectifiée annuellement la liste du jury sur les documens fournis par les paroisses. Enfin c’est à la trésorerie des quarter sessions que sont déposés les fonds, que sont tenus les états de recette et de dépense pour le comté. Ces dépenses sont principalement relatives à l’entretien des ponts, qui ne sont pas, comme les routes, administrés par des commissions spéciales ; à l’entretien des prisons, maisons de correction, maisons d’aliénation ; aux frais de justice pour la poursuite et le transport des criminels ; à l’entretien de la milice, enfin aux frais généraux d’administration pour le comté[2].


Les Magistrats prennent connaissance des divers objets que j’ai énumérés, et d’autres encore qui m’échappent ; mais ceux-ci suffisent pour donner une juste idée des attributions administratives des quarter sessions ; ils en délibèrent, s’il y a lieu, et donnent leur décision. Ils arrêtent les dépenses pour les différens services, et fixent en conséquence la taxe du comté (county rate), qu’ils répartissent ensuite proportionnellement entre les différentes paroisses. Ils entendent les rapports des magistrats qui ont été chargés d’examiner les prisons, les maisons de correction, et les maisons d’aliénés, espèce d’établissement qui, depuis quelques années, a beaucoup occupé l’attention des Magistrats. S’il est besoin de faire des constructions nouvelles, on prépare le bill qui doit être présenté au parlement pour obtenir l’autorisation d’emprunter les fonds nécessaires, et d’imposer une taxe spéciale sur le comté.

Enfin rien de ce qui intéresse le comte n’est étranger aux quarter sessions. Chaque magistrat, chaque membre du grand jury[3], chaque habitant exerçant des fonctions administratives, même un habitant quelconque, d’après les anciens usages, peut et doit présenter ses observations sur ce qui lui paraît être un objet d’utilité publique.

Quelquefois enfin les Magistrats, sortant de la sphère des intérêts purement locaux, abordent des questions d’une nature tout-à-fait générale. Ils examineront, par exemple, les conséquences de tel ou de tel impôt ; ils rechercheront les causes de la multiplication des crimes, de l’extension toujours croissante du paupérisme ; ils adopteront des résolutions sur les remèdes qui leur paraissent propres à mettre un terme aux souffrances publiques, et les adresseront au parlement

Un chef-lieu de comté présente, pendant la tenue des sessions, l’aspect le plus animé. Hommes de loi, témoins, habitans, fonctionnaires, gens de toute sorte, amenés par les affaires, soit judiciaires, soit administratives, soit par leurs affaires privées, affluent de toutes les parties du comté. C’est à chaque trimestre une espèce de rendez-vous.

Voilà toute la série des pouvoirs administratifs des Magistrats, depuis la simple surveillance des métiers, et la nomination des officiers paroissiaux, jusqu’aux actes des quarter sessions. N’avais-je pas raison de les assimiler aux pouvoirs exercés par toute notre hiérarchie administrative, depuis le commissaire de police jusqu’au ministre, et même au pouvoir politique exercé quelquefois par nos conseils-généraux, dans la rédaction de leurs cahiers ?

Enfin, on se rappelle qu’outre les Magistrats, nous avons compté trois autres classes d’administrateurs locaux : ceux des manoirs et corporations, ceux des paroisses, ceux des travaux publics. Dans les paroisses, les intendans des pauvres, les inspecteurs des chemins, remplissent des fonctions que leur nom même fait suffisamment connaître. Pour l’exercice de ces fonctions, ils agissent plus ou moins dans la dépendance des Magistrats ; mais ceux-ci sont toujours juges des contestations qui naissent entre les officiers paroissiaux et les habitans, à l’occasion de leurs actes administratifs, ou de la répartition des taxes qu’ils sont autorisés à percevoir. Les plaintes sont jugées en première instance par les petty sessions, en appel, par les quarter sessions. Dans les affaires administratives, le jugement de cette dernière cour est ordinairement définitif. La même juridiction s’applique au contentieux des commissions pour les routes à barrière, la voirie urbaine, et les édifices publics ; mais elle n’atteint pas les commissions de voirie fluviale, ni les cours des manoirs et corporations : les unes et les autres ont, comme on le verra, leur juridiction particulière, contre laquelle il n’y a de recours que devant une des hautes cours judiciaires du royaume.

Voilà bien le contentieux administratif ; voilà bien sous ce rapport, et quant aux affaires locales, nos conseils de préfecture, préfets, ministres et conseil d’état.

Police judiciaire, police administrative, juridiction criminelle, dont les crimes les plus graves sont seuls exceptés ; administration du district, administration du comté  ; juridiction pour le contentieux administratif local, le tout presque souverainement, et sans le contrôle d’une autorité supérieure, tel est l’ensemble des attributions dévolues aux juges de paix, et dont on chercherait en vain l’équivalent dans les magistratures d’aucun autre état de l’Europe ; je serais tenté de dire, d’aucune autre nation policée : car, pour trouver quelque chose qui ressemble à la commission de paix d’un comté d’Angleterre, il faut remonter à ces tribus demi-sauvages, dans lesquelles un conseil de vieillards juge et administre souverainement la communauté.

Mais je n’ai encore tracé qu’une simple nomenclature des pouvoirs possédés par les Magistrats. Comment ces pouvoirs sont-ils exercés ? Comment, sous le rapport administratif, sous le rapport judiciaire, les Magistrats remplissent-ils la haute mission qui leur est confiée ? Si le pays n’a pas lieu d’être satisfait de leur régime, est-ce sous tous les rapports, ou seulement sous quelques-uns ? La faute en est-elle au principe même de l’institution, ou bien à des circonstances extérieures, accidentelles, qui la modifient et la dénaturent ? Enfin l’institution peut-elle être améliorée, en la dégageant de ces accessoires corrupteurs ? Méritera-t-elle alors de conserver sa place dans un ordre social régénéré, ou même d’être importée chez d’autres nations ? Telles sont les questions qu’il nous reste à examiner.

Nous nous occuperons d’abord des circonstances qui, sans une liaison essentielle avec le principe même de l’institution, en peuvent cependant modifier les effets. La composition du corps des Magistrats, l’étendue de la responsabilité à laquelle ils sont assujétis, ont, indépendamment de la constitution particulière de leurs pouvoirs, la plus grande influence sur la nature de leurs rapports avec la société. La cumulation de ces pouvoirs a des résultats non moins importans. Ce n’est qu’après avoir éclairci ces trois points préliminaires, qu’il nous sera possible d’apprécier la valeur intrinsèque de l’institution, si je puis m’exprimer ainsi, sous le rapport des attributions, soit judiciaires, soit administratives, qui lui sont confiées.

Les élémens ne manquent pas pour un pareil examen. Depuis que l’esprit de réforme s’est développé en Angleterre, la Magistrature y a été attaquée avec la même énergie, la même violence que toutes les anciennes institutions. Autant le caractère du juge de paix avait été exalté par les anciens écrivains, admirateurs passionnés de la constitution de leur pays, autant il a été dénigré, rabaissé par les partisans de la réforme. Ils ont soumis à une sévère investigation les diverses parties du pouvoir des Magistrats, et n’ont fait grâce à aucun abus. Leurs plaintes, malgré leur véhémence, ont été justes en général. Ils n’ont attaqué dans l’institution des Magistrats que ce qui méritait effectivement de l’être, et s’ils ont oublié le bien pour ne parler que du mal, du moins la justice de leurs griefs n’a été que trop bien démontrée par les faits les plus incontestables.

Le même sujet a d’ailleurs été traité en dernier lieu par un homme dont la sagesse et l’impartialité égalent la pénétration et les vastes connaissances, et je me trouve heureux d’avoir un pareil guide pour me diriger. Dans son célèbre discours sur la réforme des lois, prononcé en 1828, M. Brougham s’est longuement étendu sur les attributions des Magistrats ; et quoiqu’il ne les ait considérées que sous le rapport judiciaire, une grande partie de ses observations s’appliquent également à toutes les branches de leur pouvoir. Je tâcherai autant que possible d’emprunter l’autorité de ses paroles.


de la composition du corps des magistrats.


La première origine des juges de paix remonte aux conservateurs de la paix chez les Anglo-Saxons (conservators of the peace), officiers dont le nom indique assez les attributions, et qui étaient élus parmi les hommes les plus influens du comté. Sous Édouard iii, la couronne s’empara du droit de les nommer, et peu après, par le statut 34 du même règne, des fonctions judiciaires furent jointes à leurs attributions de police. C’est alors qu’ils prirent le nom de juges (justices).

Ce statut portait que le corps des Magistrats, dans chaque comté, se composerait d’un lord, de trois ou quatre des hommes les plus dignes du comté, et de quelques gens de loi. Dans la suite, le nombre des juges de paix, en conséquence des ambitions individuelles, devint si considérable que, sous Richard ii, il fut nécessaire de le réduire d’abord à six et ensuite à huit. Mais cette loi a été depuis long-temps mise en oubli, et le titre de juge de paix, qui donne à celui qui en est investi les pouvoirs les plus étendus sur la vie et la liberté de ses concitoyens, est aujourd’hui prodigué. Tout homme de quelque importance dans le comté a une espèce de droit à l’obtenir, et il faut des considérations bien graves pour empêcher le lord lieutenant de le lui accorder. À défaut de grands propriétaires dans quelques localités, le brevet est accordé à des artisans ayant la fortune nécessaire. Beaucoup d’ecclésiastiques sont aussi membres de la commission de la paix. En 1796, on comptait 2351 juges de paix dans les quarante comtés de l’Angleterre, ce qui fait à peu près soixante par comté. Le nombre en est plus considérable aujourd’hui ; mais il y en a beaucoup qui, une fois en possession du titre, n’exercent jamais les fonctions de leur charge.

Toute personne qui possède un revenu foncier de 100 liv. sterl., qui n’est ni avoué ni procureur, et qui a sa résidence dans le comté, peut être Magistrat.

Il faut ajouter que la profession de foi religieuse exigée par les lois avait jusqu’ici exclu des fonctions de la Magistrature tous ceux qui n’étaient pas membres de l’église établie. La révocation du test and corporation act, en 1828, a fait cesser pour les dissidens cette exclusion. Le bill d’émancipation, en 1829, la fera cesser pour les catholiques.

Le serment du Magistrat (oath of qualification) est admis comme preuve suffisante qu’il remplit les conditions pécuniaires légales. Mais il est permis à un tiers de lui contester sa qualité, et c’est au Magistrat d’administrer la preuve de sa fortune, et d’exhiber à son adversaire ses titres devant le tribunal. Sur le vu des titres, il est permis au réclamant de se désister en payant les frais. S’il poursuit l’action, et qu’il perde sa cause, il est condamné à triples dépens ; s’il gagne, le juge de paix qui a fait une fausse déclaration paie 100 l. st. d’amende.

Les pairs et leurs fils aînés, les membres du conseil privé, et quelques autres fonctionnaires sont, de droit, juges de paix, et dispensés du serment de qualification.

Dans quelques villes de corporation, les magistrats supérieurs, le maire et les aldermen possèdent dans l’intérieur de la ville les pouvoirs de juge de paix, et en portent le titre ; mais ils ne sont soumis à aucune autre condition pécuniaire que celle exigée par les statuts de la corporation.

En droit, c’est le roi qui nomme les juges de paix : la formalité est d’envoyer à chacun d’eux les lettres-patentes pour le comté, dans lesquelles sont enregistrés les noms de tous les Magistrats. Lorsqu’un nouveau Magistrat est nommé, de nouvelles lettres-patentes sont expédiées avec addition de son nom. Si l’un d’eux, au contraire, est privé de ses fonctions, on expédie de nouvelles lettres-patentes dans lesquelles son nom est omis. Mais la destitution d’un Magistrat est une mesure de rigueur dont il n’y a maintenant presque jamais d’exemple.

En fait, la nomination des magistrats est entièrement abandonnée au lord lieutenant du comté qui place lui-même tels noms qu’il désire sur les lettres-patentes.

« Le premier doute qui se présente à mon esprit, dit M. Brougham, dans le discours dont j’ai parlé, est de savoir s’il est bien convenable que les juges de paix soient nommés comme ils le sont par les lords lieutenans seuls, sans aucune intervention de la part des ministres responsables de la couronne. Il est vrai que c’est du chancelier qu’émanent les lettres-patentes  ; mais c’est le lord lieutenant qui désigne les noms qui doivent y figurer. Une intervention à ce sujet, de la part du lord chancelier, est une chose à peu près inouie. Il s’en rapporte entièrement, pour le choix des individus, au lord lieutenant, ou plutôt au custos rotulorum, qui presque partout n’est autre que le lord lieutenant lui-même. Celui-ci, par conséquent, nomme, suivant son bon plaisir, tous les juges de paix du comté.

» Or, en considérant la classe de personnes qui le plus souvent sont introduites dans la commission, je ne puis trouver que les choix soient faits avec toute la discrétion nécessaire. Et, par exemple, je puis tout aussi bien déclarer d’abord que je doute beaucoup qu’il y ait convenance à prendre des ecclésiastiques pour Magistrats. C’est une pratique que je désirerais voir changer, excepté là le nombre des propriétaires laïques n’est pas suffisant. Mon opinion est qu’un magistrat ecclésiastique, en unissant deux caractères, très-nobles, très-excellens, assez généralement gâte l’un et l’autre ; la combinaison produit ce que les alchimistes appellent un tertium quid, avec peu des bonnes qualités des deux composans, et beaucoup de leurs mauvaises ; avec des vices nouveaux qui naissent du mélange. L’excès de zèle est à mes yeux une grande faute dans un Magistrat, et cependant la plupart de ceux qui se font remarquer par un excès de zèle sont des ecclésiastiques. Ajoutez à cela les petites haines, les petites affections locales, et en général, quelque chose de mesquin et de rétréci dans leurs opinions, qui semble inhérent au caractère d’un ministre de paroisse, caractère d’ailleurs si digne de nos respects, lorsqu’il reste exempt de la souillure des passions politiques. Il y a quelques lords lieutenans qui se font une règle de ne jamais admettre un ecclésiastique dans la magistrature, et c’est une conduite que j’approuve entièrement, parce que les hommes de cette classe n’ont ni les habitudes ni l’éducation du monde, et conviennent peu, par cette raison, aux fonctions d’une pareille charge.

» D’un autre côté, il y a des lords lieutenans qui choisissent les Magistrats pour leurs opinions politiques. Il y en a qui les choisissent pour l’activité qu’ils ont déployée dans des contestations locales. Il y en a enfin dont la partialité va jusqu’à exclure entièrement de la Magistrature ceux qui prennent parti contre eux dans des matières où il devrait être libre à chacun de suivre l’impulsion de sa conscience. Et dans l’exercice de ce patronage, ils ne sont effectivement soumis à aucune responsabilité. »

Les griefs de M. Brougham contre les Magistrats ecclésiastiques ne sont que l’expression d’un sentiment général en Angleterre. Comme il le dit, c’est surtout de leur excès de zèle que l’on se plaint, et le mal serait beaucoup moindre, si leurs collègues laïques voulaient imiter leur activité, et ne pas se décharger sur eux de la plus grande partie du travail. Sur trois ou quatre Magistrats siégeant à un tribunal de quarter sessions, on peut affirmer, presque coup sûr, qu’il y a un Magistrat ecclésiastique.

En général, c’est à sa fortune, à son influence seule qu’un Magistrat doit sa nomination. Ces titres-là lui suffisent pour acquérir le droit d’administrer et de juger ses concitoyens, sans examen, sans élection préalable ; il faut ajouter, sans responsabilité subséquente.


d’E…


  1. Voyez pour la juridiction sommaire des magistrats en petty sessions, l’ouvrage de H. J. Pye, Duties of a justice of the peace, out of sessions, London, 1827 ; et pour leurs attributions en général, Burn’s Justice of the peace.
  2. Voici le tableau de ces dépenses en 1825, pour tous les comtés d’Angleterre, tiré de l’ouvrage intitulé : Statistical Illustrations of the british empire, p. 29, Londres, 1827 :
    Livres sterl. Francs.
    Ponts 
    65,000 1,625,000
    Prisons 
    123,000 3,075,000
    Maisons de correction 
    114,000 2,850,000
    Transport de criminels 
    24,000 600,000
    Poursuites en justice 
    84,000 2,100,000
    Mendians 
    13,000 325,000
    Coroners 
    13,000 325,000
    Milice des comtés 
    4,000 100,000
    Hôtels des comtés 
    24,000 600,000
    Greffes des quarter sessions 
    21,000 525,000
    Trésoriers 
    7,000 175,000
    Totaux 
    550,000 13,750,000


    On sera peut-être surpris de voir figurer dans ce compte 84,000 liv. st. pour frais de poursuites en justice, puisqu’elles sont toujours faites par les particuliers, et non par un officier public. Cela est vrai ; mais en même temps, il est d’usage, pour les comtés, d’accorder à la partie plaignante au moins une portion de ses frais.

  3. Le grand jury, soit aux assises du comté, soit aux quarter sessions, est une espèce de chambre d’accusation, qui examine l’instruction de toutes les causes envoyées devant la cour, et décide s’il y a ou non lieu à poursuivre. Il se compose de vingt-quatre jurés, choisis par le shérif, parmi les habitans les plus considérables du comté.