Maison Aubanel père, éditeur (p. 167-).

XVI


Un matin du mois de novembre où une tempête furieuse faisait rage, de nombreux naufragés, que la vague avait rejetés sans secours sur le rivage, vinrent demander asile à l’hospice de Notre-Dame-de-la-Garde, à Havre-Saint-Pierre. Mère Saint-Vincent-de-Paul se multipliait afin d’hospitaliser tous ces malheureux désemparés, que la Providence lui envoyait, disait-elle.

La Sœur portière arriva précipitamment vers elle pour lui dire :

— Mère, un jeune homme portant une longue barbe, habillé de riches fourrures, demande à vous parler.

— Est-ce un blanc ou un sauvage ? répondit Mère Saint-Vincent-de-Paul, sans se retourner.

— C’est un blanc, Mère ! Les sauvages n’ont pas de barbe, comme vous savez.

— En effet, ma Sœur, vous me rappelez une chose que j’avais oubliée.

— Ce jeune homme a une allure étrange et il insiste pour vous voir seule.

— Lui avez-vous demandé son nom ?

— Oui, mais il n’a pas voulu me le dire.

— C’est étrange ! Quelle apparence a-t-il ?

— Il est brun, grand de taille, port droit à la militaire, voix très douce, mais en même temps autoritaire.

Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel passèrent sur la figure de Mère Saint-Vincent-de-Paul.

— Se pourrait-il que ce fût lui, grand Dieu ? murmura-t-elle tout bas.

— Dois-je éconduire le jeune homme ? dit la petite Sœur voyant l’émotion que ressentait sa supérieure.

Non ! Il ne faut jamais éconduire personne, fût-ce un sauvage. L’apparence de celui-ci, d’après la description que vous en faites (un babil de fourrures ne renferme pas nécessairement un sauvage), doit avoir quelque chose de particulier à me dire. J’irai seule au parloir.

— Mais, Mère.

— Il n’y a aucun danger ! D’ailleurs tenez-vous prête à répondre, si j’appelle.

Pressentant un événement extraordinaire, Mère Saint-Vincent-de-Paul tressaillait de tous ses membres, quand elle posa sa main tremblante sur la clenche de la porte du modeste parloir de l’hospice. Elle recula un instant sentant que tout son sang se retirait au cœur. Elle déclencha enfin la porte, qui sembla s’ouvrir d’elle-même.

Pâle comme la mort, le jeune homme se tenait debout en proie aux mêmes émotions, quand la porte s’ouvrit.

Quand leurs yeux se rencontrèrent, ils restèrent figés comme deux statues.

Les yeux remplis de larmes, Jacques s’avança vers elle et, prenant la main qu’elle lui offrit inconsciemment, la baisa avec respect. Un long silence suivit ce premier geste.

— Suis-je bien éveillée, ou suis-je victime d’une hallucination ? Est-ce l’âme de Jacques Vigneault, mort depuis trois ans, qui m’apparaît ? demanda Sœur Saint-Vincent-de-Paul à demi-inconsciente.

— Vous n’êtes victime d’aucune hallucination, ma Sœur. Je suis ici eu chair et en os. Celui que vous croyiez irrémédiablement perdu est ici bien vivant et vous demande pardon d’être venu troubler votre quiétude, mais…

— Je vous en aurais voulu, Jacques, de n’être pas venu me voir après votre résurrection ; car, pour moi, vous êtes bien ressuscité d’entre les morts. Depuis trois ans que je prie pour le repos de votre âme !

— Vos prières n’ont pas été vaines, car au lieu de sauver mon âme, vous avez sauvé ma vie.

— Voici, dit-elle, le dernier souvenir qui me restait de vous, en lui montrant l’hélice de son aéroplane qu’une petite Sœur avait enchâssée en l’honneur du plus grand bienfaiteur de la communauté. Elle lui raconta en détail comment elle était venue en possession de ce précieux objet et ajouta : Je brûle du désir de vous entendre raconter comment vous avez échappé à la mort.

— Mon histoire est longue, Mère, dit Jacques, dont la voix tremblait d’émotion, et il vous faudra peut-être un peu de patience pour m’écouter jusqu’au bout.

— Parlez, capitaine ! Tout ce que vous pourrez me raconter à votre sujet ne pourra que m’intéresser, dit la religieuse en lui désignant un siège.

— Eh bien ! voici, dit Jacques en s’asseyant, le récit de mon aventure. Comme vous le savez, j’ai quitté la Rivière-au-Tonnerre dans mon avion, le matin du premier lundi de septembre, pour me rendre à la chute mystérieuse. Pendant quatre jours tout alla bien, quand, le soir du cinquième, après avoir travaillé toute la journée et chargé autant du précieux métal que mon hydravion pouvait porter, je partis pour la grotte de Gethsémani pour y déposer mon fardeau. Une fausse manœuvre me précipita dans une touffe de grands sapins au sortir de la chute que je survolais pour m’orienter. Je réussis cependant, avec une hélice avariée, à amerrir dans un petit lac situé à proximité de la chute. Je réparai l’hélice tant bien que mal, et jetai la partie qui a été trouvée à l’eau. Quand je vins pour prendre mon vol vers la Rivière-au-Tonnerre, je m’aperçus que j’avais perdu ma boussole.

— La boussole a aussi été retrouvée, interrompit Mère Saint-Vincent-de-Paul. Je vous raconterai plus tard aussi comment elle est restée en possession de Monsieur le Curé.

— Comment faire pour m’orienter, dans un brouillard qui recouvrait la forêt comme un épais rideau ? Étant en retard d’une journée et craignant de vous causer de l’inquiétude….

— Pardon, dit Mère Saint-Vincent-de-Paul, en portant son mouchoir à ses yeux ; mais continuez, et oubliez que le cœur d’Angéline Guillou bat encore sous la livrée de la Sœur de Charité.

Un long silence suivit cette interruption, puis Jacques continua :

— Je partis à tout hasard, me disant que mon instinct me guiderait. Je m’élevai très haut dans les airs au point de ressentir les morsures du froid contre lequel je ne m’étais pas prémuni. Je planai à l’aventure tout en surveillant mon réservoir à essence qui baissait rapidement. Soudain, le nuage se dissipa et je pus tranquillement m’approcher de la terre, cherchant une nappe d’eau propice à l’amerrissage. Une petite mer s’ouvrait devant moi m’invitant à m’y laisser glisser. Je vis par le soleil couchant, après avoir consulté ma montre, que je m’étais passablement écarté de ma route ; mais où étais-je ? Dieu le sait ! La baie était à l’abri du vent et, comme le soir tombait, je cherchai un abri sur terre pour y passer la nuit et me réconforter, car je n’avais pas mangé depuis le soir précédent. J’allumai un feu pour me réchauffer, et me mis en train d’apprêter une perdrix que j’avais tuée la veille à la chute. Je goûtai à l’eau et constatai qu’elle était salée ; alors j’y plongeai mes pommes de terre que je mis sur le feu.

J’entendais bien le bruissement des branches à travers le crépitement de mon feu, mais je mis cela au compte du vent. Tout à coup, je me vis entouré d’une bande de sauvages qui se mirent à danser autour de moi, me faisant force révérences ; puis, enlevant leur couvre-chef à plumes, ils se jetaient à plat ventre.

Ils renouvelèrent plusieurs fois cette danse ronde qui commençait un peu à m’intriguer ; mais je me dis que ce devait être leur manière de dire bonjour. Je fis signe au chef que j’avais faim et de vouloir bien suspendre leur séance pour quelques minutes, pendant que je prendrais mon souper, non sans avoir invité le chef à le partager. Celui-ci se contenta de jeter un regard de dédain sur ma perdrix et mes pommes de terre et me fit signe de les suivre.

— Ça doit être des cannibales, me dis-je, s’ils font la grimace sur la perdrix, mon sort en est jeté.

Je suivis la bande jusqu’à leur village et là, on m’installa sur un trône où on m’apporta toutes sortes de victuailles, composées surtout de chair de bêtes sauvages, qu’on me pria de vouloir bien accepter.

— Ils veulent m’engraisser avant de me manger, me dis-je.

Le chef alla quérir un habit de fourrure de la plus grande richesse, que vous voyez, et me fit signe de m’en revêtir. Quand je m’en fus paré, il commença à me débiter une harangue en langue esquimaude. Pour n’être pas en reste de politesse, je fis ma réponse en français, mais personne n’y comprit goutte, pas plus que je n’avais compris la harangue du chef.

Après la cérémonie, on m’offrit le plus beau wigwam du village où un bon lit de plumes d’outardes m’attendait. On plaça une sentinelle à ma porte et tout retomba dans le plus morne silence. Je me perdis en conjectures sur la signification de cette réception, mais force me fut d’attendre les événements.

Si j’avais pu m’informer où j’étais, j’aurais pu faire une tentative d’évasion ; mais peut-être aussi que les balles auraient percé mon avion à la première tentative. Je me laissai donc aller au sommeil tout en recommandant mon âme à Dieu, s’il m’arrivait malheur pendant la nuit.

Je fus éveillé le lendemain matin par toute la tribu, qui vint me présenter les armes. J’acceptai tous ces honneurs, sans mot dire, mais je n’étais pas plus avancé. Je me décidai donc d’apprendre leur langue. Au bout de six mois j’étais maître de leur idiome. Je conversais avec la facilité d’un naturel, au grand étonnement de mes admirateurs. C’est alors que le chef m’expliqua la signification de la réception qu’il m’avait faite. M’ayant entendu planer une partie de la journée dans le brouillard sans me voir et tout à coup descendre à la mer, ils crurent que j’étais le Grand-Esprit, ce qu’ils continuèrent de croire malgré mes dénégations, et me retinrent prisonnier, attendant toujours de moi des prodiges. Si un des leurs venait à mourir, c’était moi qui devais présider la cérémonie et envoyer l’âme du défunt dans le pays des chasses éternelles. Un nouveau garçon venait-il à faire son entrée dans le monde, on m’invitait à la fête. J’en profitai pour baptiser tous les enfants qui naquirent durant mon séjour dans la tribu. Chose étrange, personne ne toucha à mon avion jusqu’à ce que je fus sur le point de partir. Alors ils le mirent en pièces et se distribuèrent les morceaux entre eux.

Je fus toujours traité avec les plus grands égards et je profitai de leurs bonnes dispositions pour essayer de les évangéliser. Je me laissai persuader, pour la forme, que j’étais le Grand-Esprit et que j’étais venu sur la terre pour voir mes enfants qui n’avaient jamais entendu parler de moi. Ils parurent très satisfaits quand j’avouai enfin ce qu’ils croyaient dur comme roche. Je leur promis de leur envoyer une Robe Noire pour les évangéliser.

Il y a trois mois, on se décida de me laisser partir pour aller chercher la Robe Noire ; mais je ne pus faire démarrer mon avion. Les batteries étaient épuisées et l’essence s’était évaporée. C’est alors qu’ils le mirent en pièces.

Je ne savais trop comment quitter ces landes sauvages qui me retenaient depuis trois ans, quand, un jour, j’aperçus dans le lointain un petit bateau fréteur qui vint ancrer à quelques verges du village. Je fis des signes de détresse et on vint à mon secours, pour venir ensuite faire naufrage près de Baie Johan-Beets après deux mois de navigation.

Je ne m’attendais pas aux événements qui se sont succédés depuis mon départ ; mais j’avais décidé de consacrer ma fortune à l’évangélisation des sauvages.

À ces paroles, Mère Saint-Vincent-de-Paul eut un mouvement de contrariété que Jacques saisit immédiatement.

— Soyez tranquille, Mère. Depuis mon arrivée ici, j’ai entendu raconter le récit de votre histoire ; de votre inquiétude à mon sujet,… votre maladie,… les angoisses de vos proches… et le dévouement de Mademoiselle Dupuis.

Jacques s’arrêta et pleura longtemps pour se soulager des sanglots qui l’étreignaient.

— J’avais aussi promis de donner la moitié de ma fortune aux pauvres. Comment aurais-je pu en disposer mieux que vous ne l’avez fait vous-même ? Je ratifie tout ce que vous avez fait comme dernier acte de ma vie civile. Vous m’avez donné l’exemple, Mère ! et ce sera encore un des grands bonheurs de ma vie de marcher sur vos traces, avec l’espérance de vous rencontrer dans un monde meilleur. Après avoir visité ma famille, j’entrerai chez les Oblats de Marie Immaculée pour me dévouer désormais à l’évangélisation des sauvages.

Ces dernières paroles, qui tombaient dans le cœur de Mère Saint-Vincent-de-Paul comme une rosée bienfaisante après une journée de chaleur, étaient dites avec tant de bonté, que la douce figure de la religieuse s’illumina de ce sourire mélancolique qui fascinait tous ceux qui avaient le bonheur de l’approcher, et elle dit tout simplement :

— Jacques ! je vous remercie d’être venu. Merci aussi pour mes pauvres, merci pour votre générosité à mon égard, merci pour ces chers sauvages qui recevront l’évangélisation de votre bouche. Si Dieu ne permet pas que nous nous revoyions sur cette terre, je vous dis : Au revoir ! au Ciel !

Jacques baisa cette main qu’il avait naguère obtenue du père Guillou, et que Mère Saint-Vincent-de-Paul lui présentait pour la dernière fois.

La porte de l’hospice des Petites Sœurs de Notre-Dame-de-la-Garde se referma sur le futur Père Vigneault. Il écouta grincer, avec un serrement de cœur, la clef dans la serrure, la porte qui désormais ne s’ouvrirait plus pour lui.

Mère Saint-Vincent-de-Paul s’achemina tout émue vers la chapelle où elle alla confier les sentiments intimes de son cœur au Dieu du Tabernacle, qui en a toujours jalousement gardé le secret.


l’homme s’agite et dieu le mène !





AVIGNON, MAISON AUBANEL PÈRE