André Réville (Petit-Dutaillis)


ANDRÉ RÉVILLE

(1867-1894).




André Réville, agrégé d’histoire, archiviste paléographe, professeur à l’Enseignement populaire supérieur de Paris, est mort à Neuville, près de Dieppe, le 22 juillet 1894, d’un mal foudroyant qui l’a emporté en trois jours.

Il était né en Hollande, à Rotterdam, de parents français[1], le 28 janvier 1867. Sa famille revint en France quelques années après, et il commença ses études au collège de Dieppe. Il était de saine et vigoureuse constitution ; on ne lui avait pas fait aimer seulement les livres, mais le grand air, la mer, les exercices physiques. À treize ans, il entra au lycée Henri IV, à Paris, et y termina son instruction secondaire. De ces premières études d’André Réville, je veux retenir ici et la constance de son labeur, récompensée par d’innombrables succès, et la solidité de sa culture littéraire, — il écrivait le latin avec une correction et une aisance peu fréquentes aujourd’hui, — et surtout le goût qu’il manifestait pour les sciences exactes : il eut dans presque toutes les classes un prix de mathématiques. Son esprit précis trouvait un vif plaisir dans la démonstration des vérités absolues de la géométrie. Dès ce moment, cependant, et bien avant qu’il fût temps pour lui de choisir une carrière, il avait résolu de se consacrer à l’histoire, qu’il voyait cultiver avec éclat dans sa famille même. Mais quelle voie choisirait-il ? Ses professeurs le poussaient sur la route de l’École normale et s’efforçaient de lui démontrer que hors de là il n’était point de salut. André Réville cependant ne se laissa pas convaincre. Il accomplit un acte d’indépendance très rare alors, au moins à Paris, parmi ceux qui voulaient suivre la carrière universitaire : il ne se présenta point à l’École normale. En même temps qu’il préparait à la Sorbonne la licence et l’agrégation, il entrait à l’École des chartes en 1886, et il y faisait de fortes études, qui eussent été plus brillantes encore s’il avait pu y consacrer tout son temps. À l’École des Hautes-Études, il fut un des élèves les plus assidus de M. Bémont.Ces travaux multiples ne le rebutaient pas un instant, n’altéraient jamais la sérénité de son humeur. Parmi les archivistes de la promotion 1890, qui ne se souvient de l’excellent camarade qu’était André Réville, si affable, si discret, et, à l’occasion, de si bon conseil ?

André Réville soutint sa thèse pour obtenir le diplôme d’archiviste paléographe en janvier 1890. Elle avait pour sujet un épisode important de l’histoire sociale de l’Angleterre. C’était une Étude sur le soulèvement des paysans d’Angleterre sous Richard II en 1381 ; la révolte dans les comtés de Hertford, Suffolk et Norfolk. Il avait fait deux voyages à Londres pour en recueillir les matériaux. Mais le temps lui avait manqué pour mettre en œuvre à sa propre satisfaction tous les éléments qu’il avait amassés au cours de ses recherches. Néanmoins il fut classé dans un bon rang. Il sortit troisième de l’École[2] et la même année fut reçu second à l’agrégation d’histoire. Son apprentissage scientifique était terminé. Il en garda un bon souvenir. Il se sentait les reins solides et parlait avec confiance de l’œuvre qu’il voulait entreprendre. Il obtint une bourse de voyage et séjourna pendant l’année 1890-1891 en Angleterre pour reprendre jusque dans ses fondations le travail qu’il avait fait sur la rébellion de 1381 et le transformer en thèse de doctorat ès lettres. Sa tâche le passionnait. Il se sentait déjà attiré vers l’histoire économique et sociale : décrire la condition des classes laborieuses dans les anciens âges, leurs croyances, leurs espoirs et leurs révoltes, lui paraissait à juste titre un travail plein d’intérêt et d’utilité. D’autre part, il étudiait depuis longtemps avec un goût particulier le passé de l’Angleterre. Si français qu’il fût par ses sentiments et la générosité de son cœur, il aimait et admirait les Anglais, leur sang-froid, leur énergie, leur joie de vivre et d’agir. Pendant son séjour à Londres, il prenait plaisir, le dimanche, à gagner les pelouses lointaines de Victoria-Park, pour entendre discourir les orateurs socialistes ; il notait avec curiosité les progrès que l’idée démocratique a faits outre-Manche depuis l’année où Taine écrivit son livre sur l’Angleterre ; et puis il aimait à retrouver, parmi ces hommes à la face enluminée qui écoutaient les démagogues, la même tranquillité, la même tolérance, le même profond respect de la liberté qu’il voyait pratiquer par les gentlemen. Accueilli affablement par nombre de notabilités scientifiques, il put en effet connaître et apprécier à sa valeur la haute société anglaise. Après avoir terminé ses recherches au British Museum et au Record Office, il passa une partie de l’été de 1891 à Oxford et à Cambridge. Il y fit de bonne besogne, et notamment découvrit une série de sermons du xive siècle qui jettent un jour singulier sur les aspirations sociales de ce temps. Il quitta l’Angleterre sans avoir terminé des recherches qu’il ne devait jamais reprendre.

De puissants intérêts l’appelaient à Paris. Il avait appris que la Commission d’enseignement du Conseil municipal voulait créer une nouvelle chaire dans l’Enseignement populaire supérieur ; il s’agissait d’une chaire d’histoire du travail. Aucun enseignement ne pouvait mieux plaire à André Réville. Sa candidature réussit, et il inaugura ses cours dans l’hiver de 1891-1892. Quelques mois après, il épousait une jeune fille digne de lui. On parlait de lui comme d’un homme heureux ; il l’était, en effet, et avait pleine conscience de l’être.

Les trois dernières années de la vie d’André Réville furent consacrées à l’étude approfondie de l’histoire économique et sociale. Les notes laissées par lui témoignent du prodigieux travail qu’il fournit alors et qui, ajouté aux fatigues antérieures, usa peut-être sa santé. Du reste, ces longs labeurs préparatoires n’alourdissaient nullement les cours qu’il faisait ; il rejetait résolument mille détails qu’il avait eu grand’peine à réunir, mais qui auraient ralenti sans réelle utilité son exposé. Il n’était pas seulement un habile orateur, sachant mettre en ordre et exprimer ses idées ; il prenait grand soin d’adapter ses leçons à l’intelligence et à la culture du public qui les écoutait. Il multipliait les anecdotes caractéristiques et pensait qu’un de ses premiers devoirs était de ne jamais ennuyer. Une fois rentré chez lui, il notait les impressions qu’il avait lues sur le visage de ses auditeurs et en faisait son profit. Ce public assidu et chaleureux de bourgeois, de petits employés et d’ouvriers, il se préoccupait de le retenir, de le voir s’augmenter sans cesse. Il fournissait avec une patience infatigable les éclaircissements qu’on venait souvent lui demander. Pénétré de l’importance des faits qu’il exposait et des idées qu’il semait, il voulait avoir beaucoup d’auditeurs, parce qu’il était sûr d’être utile : il avait une foi absolue dans l’histoire. Quelques mois avant sa mort, appelé à faire des conférences à Genève, il eut la satisfaction de parler, avec un succès éclatant, devant un public bien plus nombreux encore que celui de l’Hôtel de ville. Au retour, il disait à ses amis combien il regrettait de voir l’attention du peuple parisien attirée par tant d’objets, parfois indignes d’intérêt, par tant de distractions, souvent peu relevées, combien il déplorait de ne réunir qu’une centaine d’auditeurs et de ne pouvoir donner à ses cours la portée d’un véritable enseignement populaire, pénétrant profondément dans l’âme de la foule.

André Réville alliait en effet à une rare intelligence les plus nobles dons du caractère et du cœur. La pureté de sa vie, l’étonnante sérénité de son humeur, son désintéressement et sa bonté, l’ardeur discrète et constante de ses affections étaient un objet de réelle admiration pour ses parents et ses amis.

Cependant, ce n’était pas à eux seuls qu’il se dévouait. Tandis qu’il était étudiant, il faisait partie d’une société pour secourir les pauvres à domicile. Depuis 1889, il était membre du Comité des anciens élèves du lycée Henri IV, où l’on s’occupe surtout d’œuvres de bienfaisance. Il compta parmi les promoteurs les plus ardents de l’Association des étudiants et fut nommé membre du Comité en 1889. Toutefois, lors des scandaleux incidents qui l’année dernière provoquèrent la démission d’un grand nombre de membres honoraires, et au moment où quelques-uns d’entre eux étaient attaqués par une certaine presse, il n’hésita point à prendre parti : il écrivit au nouveau président qu’il comptait sur lui pour relever l’Association, mais qu’à l’heure présente il voulait se ranger « du côté des bafoués. » Enfin il attachait à son enseignement, nous l’avons dit, une importance sociale, et en recherchant la vérité historique il croyait aussi faire le bien. Ses études lui donnaient d’ailleurs la faculté de connaître des souffrances que trop de gens ignorent, et son amour de l’humanité devenait ainsi chaque jour plus compréhensif, plus éclairé. Né et armé pour l’action, peut-être désirait-il quitter un jour l’enseignement pour servir plus utilement encore la cause qu’il croyait juste ; en tout cas, conscient des maux créés par cette évolution économique dont il connaissait les origines, il avait confiance dans un avenir meilleur et voulait contribuer à le préparer.

En même temps son intelligence s’élargissait, se dégageait des idées toutes faites que l’éducation moderne impose aux hommes cultivés, et la précision minutieuse de ses travaux ne faisait point tort au développement de son esprit. Il avait toutes les qualités d’un historien ; il eut à peine le temps de les montrer. Son œuvre imprimée se réduit à peu près à un compte-rendu détaillé du livre de Henri Baudrillart sur les Populations agricoles de la France[3], où il critique vivement la méthode ou plutôt le manque de méthode de l’auteur, et indique avec netteté le plan qu’il aurait fallu suivre ; — à deux chapitres de l’Histoire générale, rédigés en collaboration avec M. Giry[4] ; — enfin à l’étude approfondie d’une institution anglaise, l’Abjuratio regni, application atténuée du droit d’asile, dont il est déjà question dans les textes du xiie siècle, et qui ne fut abolie qu’en 1623[5]. — Quant aux cours qui furent professés par André Réville, sur l’histoire des classes laborieuses en Occident depuis l’époque romaine jusqu’à la Révolution française, il ne nous en reste malheureusement que les plans. Du moins, les quatre conférences qu’il fit à Genève sur les Paysans au moyen âge, et qu’il avait rédigées entièrement, pourront-elles être publiées et donner une idée de l’étendue de son information, de l’excellence de sa méthode.

Les amis d’André Réville ne pensent pas non plus qu’il leur soit permis de laisser inédite la thèse qu’il fit à l’École des chartes (250 pages de texte manuscrit, environ 700 pages de pièces justificatives). Le soulèvement de 1381, comme l’expliquait l’auteur dans son Introduction, est un des grands événements de ce temps-là ; c’est la manifestation spontanée de l’état moral et des besoins sociaux du peuple anglais à cette époque ; or, Pauli, Green, Stubbs et les autres historiens qui s’en sont occupés n’ont guère puisé qu’aux sources narratives et se sont contentés de décrire la révolte de Londres, les gestes et la mort de Wat Tyler ; quant à Rogers, dans son Histoire de l’agriculture en Angleterre, il n’a fait que noter les causes économiques du mouvement. Restait donc à exploiter les sources diplomatiques, et particulièrement les documents d’ordre judiciaire, à compléter les indications de Rogers, enfin à décrire les soulèvements si différents d’origine et de caractère qui se produisirent hors de Londres, dans les divers comtés. André Réville recueillit au British Museum et surtout au Record Office les éléments d’un travail presque entièrement neuf. Lorsqu’il quitta l’Angleterre en 1891, il avait poussé très loin ses recherches à Londres, à Oxford, à Cambridge et à Ély. Il lui restait encore quelques archives locales à explorer. Malheureusement, la préparation de ses cours ne lui permit point de retourner en Angleterre. Sa thèse de l’École des chartes, comme nous l’avons dit, ne traite que de la révolte dans le Herts, le Suffolk et le Norfolk, où le soulèvement fut particulièrement intéressant et a été mal connu des chroniqueurs.

Il n’a pas été donné à André Réville de vivre assez pour inscrire son nom parmi les noms illustres. Mais la mémoire de tels hommes ne périt pas entière ; ils ont suscité des affections plus fortes que la mort, ils vivent dans le cœur de ceux qui les ont connus. Emporté si jeune dans la tombe, André Réville nous laisse mieux encore qu’un livre d’histoire, il nous lègue l’exemple de sa vie, qui fut sereine, heureuse et bienfaisante.


Ch. Petit-Dutaillis.
  1. Son père, aujourd’hui professeur au Collège de France, était pasteur de l’Église réformée française de cette ville.
  2. Les trois premiers de cette promotion étaient à peu près ex æquo.
  3. Revue internationale de sociologie, février 1894. — Signalons pour mémoire un compte-rendu de la publication des Chartes des libertés anglaises, par M. Bémont(Bibl. de l’École des chartes, LIII, 459).
  4. T. II, ch. viii.
  5. Revue historique, t. L, p. 1-42. — Cette étude était faite en partie d’après des documents inédits recueillis au Record Office.