André Castagne ou Histoire d'un vieux marin

André Castagne ou Histoire d'un vieux marin
du brigantin Swordfish, naufragé dans le golfe St-Laurent en 1867
Eusèbe Senécal & Fils, Imprimeur.

ANDRÉ CASTAGNE
ou
Histoire d’un vieux Marin
Du brigantin « SWORDFISH »
Naufragé dans le golfe Saint-
Laurent, en 1867.
Séparateur
MONTRÉAL
EUSÈBE SENÉCAL & FILS, IMPRIMEURS
6, 8 et 10, rue Saint-Vincent.

1882

Le récit qui va suivre fait connaître les terribles épreuves auxquelles fut mis l’équipage du brigantin SWORDFISH, et particulièrement André Castagne, matelot à bord, dans le naufrage de ce bâtiment au Mont-Louis, dans le golfe Saint-Laurent.

Avant le malheur qui l’a frappé, Castagne avait parcouru presque toutes les mers du globe. Le brave homme n’avait que onze ans lorsqu’il embrassa la profession de marin. Il en a maintenant cinquante-deux.

Personne plus que lui ne mérite la sympathie et la commisération du public.

HISTOIRE

D’UN VIEUX MARIN

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Naufrage du Swordfish. — Mort du capitaine du vaisseau et d’une femme. — Affreuse situation de l’équipage. — André Castagne privé de ses extrémités.

Le 27 novembre 1867, le brigantin Swordfish quittait le port de Québec pour Halifax. À bord se trouvaient le capitaine Duquet, Cyprien Morin, second, André Castagne, premier matelot, Antoine Laprise et sa femme, — celle-ci agissait comme cuisinière, — Patrick Reilly et Lawrence Boyle.

Quelques jours avant le départ, la température s’était montrée inclémente ; le froid avait été très intense. Mais, dans le moment, les rigueurs hâtives de la saison étaient en relâche. Un vent favorable enflait les voiles du bâtiment ; tout faisait présager un prompt et heureux voyage. Les marins du Swordfish, habitués depuis longtemps à voir sans crainte la furie des flots, et à entendre sans frayeur le mugissement de la tempête, étaient loin de penser alors au malheur qui les attendait.

Le 28, à dix heures du matin, le pilote fut débarqué à la Pointe-au-Père.

Une grande brise qui s’était levée un peu auparavant souffla jusqu’à onze heures du soir. À une heure après minuit le calme existait.

Mais la tranquillité de la mer ne dura pas longtemps. Le vent de l’est se levant, bientôt après la neige commença à tomber en gros flocons.

Le capitaine ne tarda pas à ordonner une nouvelle manœuvre. Les voiles de haut furent amenées et fortement amarrées : le vaisseau était mis en cape.

À six heures du matin, le 29, les matelots larguèrent le cordage des ris. Le vent du travers avait cessé de souffler, et la neige, de tomber. Il ventait du nord-ouest.

Vers cinq heures de l’après-midi, la Pointe-des-Monts fut doublée. Le temps était clair ; l’équipage apercevait les deux rives du fleuve. Le capitaine fit alors route pour passer au sud de l’Île d’Anticosti.

À huit heures, le Swordfish était en pleine tempête. La tourmente sévissait avec fureur. Deux voiles furent emportées.

En même temps, il faisait un froid hyperboréen. La timonerie se couvrait de glace. Bientôt il fut impossible de tourner la roue du gouvernail.

Les vagues en furie se dépliaient sur le couronnement. Impossible de diriger le bâtiment dans sa course. On ferla les voiles et mit le cap vers terre, mais dans le dessein de virer de bord, à quatre heures du matin.

Il était à peu près minuit, lorsque la fureur de la tempête sembla redoubler. La neige poussée par le vent le plus violent fouettait la figure des marins et ne leur permettait pas de voir un objet, même à une distance de dix pieds.

Le brigantin prenait eau, ballotté qu’il était à travers les flots dont la crête écumante venait s’abattre sur lui. Les pompes, à l’exception d’une, étaient presque remplies de glace, et hors de service. Celle qui pouvait fonctionner fut tenue en mouvement pendant plusieurs heures, en dépit des lames qui déferlaient sur le pont. Les malheureux matelots, imbibés d’abord jusqu’aux os par l’eau glaciale, devinrent couverts d’une épaisse couche du liquide congelé.

Quelques minutes avant quatre heures du matin, on entendit le capitaine crier de toutes ses forces : « Terre ! terre : je vois la terre ! Virons de bord au plus tôt car grand Dieu !… nous sommes perdus ! »

En un instant chacun se rendit à son poste pour se mettre à l’œuvre. Mais cet empressement fut inutile. Le second ne put faire tourner la roue et les matelots ne réussirent pas à brasser les voiles, le timon du gouvernail et les poulies des brasses étant glacées.

Le bâtiment frappa avec violence le rocher qui se dressait en face ; un craquement sinistre se fit entendre ; le vaisseau devint comme rompu, puis il pencha sur le côté. À chaque vague qui venait se briser sur le roc, le Swordfish disparaissait sous l’eau.

Que dire de l’affreuse situation dans laquelle se trouva alors le malheureux équipage, de la terreur qui s’empara de ces êtres humains, soutenus par une épave au-dessus de l’abîme ?

Se sauver en chaloupe n’était pas possible. Les vagues en se ruant sur le rocher abrupt atteignaient par leur sommet une hauteur de cinquante à soixante pieds. On ne pouvait ni s’orienter, ni reconnaître l’endroit où le malheur venait si tristement faire une moisson ; il neigeait trop abondamment.

De tous les hommes de l’équipage, le capitaine paraissait le plus désespéré. Saisissant un câble entre ses mains, il s’écria : « Tenons-nous tous ensemble après cette amarre. Si la mer nous enlève d’ici, nous périrons les uns à côté des autres. » Le hardi marin avait déjà vu le danger de bien près, mais jamais encore son âme n’avait été accablée d’un pressentiment aussi pénible que celui qu’il éprouvait à cette heure suprême.

Une lueur d’espérance traversa le cœur du premier matelot, André Castagne. Il alla chercher une petite hache dans la cabine dans le but de couper les haubans du grand mât et le faire tomber, afin d’alléger le vaisseau. Au moment où notre héros s’emparait de l’instrument, une vague brisa une partie de la cabine et emporta les débris. Castagne ne se déconcerta point cependant. Il se mit aussitôt à l’œuvre.

Le premier hauban coupé, le grand mât tomba de lui-même, du côté du cap. De suite on s’aperçut que le bâtiment était moins balancé.

Alors, les marins se groupèrent au milieu du pont et se cramponnèrent à un câble, attendant avec anxiété la fin de ce drame épouvantable dont ils étaient les acteurs involontaires.

À huit heures le temps était assez clair pour laisser voir le rivage et reconnaître que le rocher menaçant au pied duquel s’agitait le brigantin était la pointe du Gros-Mâle, immense jetée naturelle taillée presque perpendiculairement, avec une plage d’un côté, longue d’environ cinquante verges, sur la côte de la Gaspésie.

Cyprien Morin engagea ses compagnons à tenter le débarquement. Le courageux second s’engagea le premier sur le mât abattu. Le gros bout de cette pièce de bois se trouvait encore attaché au vaisseau, mais l’autre extrémité ne touchait point le rocher ; il s’en manquait de vingt-cinq à trente pieds. Le capitaine Duquet suivit C. Morin.

À l’occasion de ce débarquement, une scène des plus navrantes eut lieu. La femme d’Antoine Laprise, après une nuit passée dans d’horribles angoisses, devait dire un bien poignant adieu à son mari.

Celui-ci, le cœur déchiré par la douleur, dit en sanglotant :

— Ma chère femme, je ne sais pas quoi faire. Il n’y a aucun moyen pour toi de débarquer.

— Mon cher mari, répondit l’épouse résignée, sauve-toi s’il est possible. Il vaut mieux que je périsse seule.

La séparation se fit au milieu de gémissements à fendre le cœur de l’homme le plus barbare.

Tous les marins, Castagne excepté, passèrent ensuite sur le mât. Une épaisse couche de glace le recouvrait. Le second, à la terre ferme, recevait ses compagnons, qui, une fois parvenus à l’extrémité de la pièce de bois, glissaient sur une corde tendue sur l’eau. Malheureusement, le capitaine ne put atteindre le rivage. Épuisé de fatigues et ayant les mains gelées, M. Duquet perdit l’équilibre, au passage d’une lame. Le vaillant capitaine fut entraîné au loin par l’onde en furie et disparut pour toujours.

Castagne avait d’abord persisté à ne pas descendre sur le rivage, mais bientôt, changeant de résolution, il imita les autres naufragés. Pendant la traversée du vaisseau à la plage du Gros-Mâle, il se gela les deux mains et les deux pieds.

Rendu à terre, il se traîna plutôt qu’il ne marcha vers l’est du cap, puis en commença l’ascension.

Avec des efforts inouïs, le brave matelot parvint jusqu’à mi-côte. Mais l’infortuné ne devait pas aller plus loin. Une pierre ayant cédé sous ses pieds, il roula au bas de la pente rapide. Incapable de se relever, presqu’insensible, il resta étendu, sans mouvement, sur le sol glacé.

Si Castagne avait pu gravir le rocher, il aurait trouvé au sommet trois habitations, un bon feu, et des personnes capables de lui prodiguer des soins. Mais le malheur avait décidé qu’il en fût autrement.

Le pauvre homme, la tête nue, la chevelure collée sur la glace, en promenant ses yeux égarés autour de lui, ne vit qu’un tableau déchirant. Partout la solitude, la désolation ; la mer toujours tourmentée déferlait en mugissant sur le rivage désert ; le vaisseau naufragé, secoué en tous sens avec une violence extrême, se démantibulait rapidement.

Jugeant de son affreuse position, le malheureux perdit tout espoir de se sauver. Dès lors il se prépara à mourir. Il demanda pardon à Dieu pour les fautes de sa vie, et offrit son sacrifice au souverain Maître de toutes choses. Sa pensée se porta également vers le foyer domestique. Bien loin, dans une maison de Québec, se trouvaient des êtres chéris, une femme et des enfants, qu’il fallait se résigner à ne plus revoir.

Le second, Morin, s’était séparé de ses compagnons et avait pris la direction de l’ouest. Après avoir parcouru péniblement la distance de trois milles, épuisé de fatigues et engourdi par le froid, il s’était affaissé sans espoir de ne jamais se relever, quand deux étrangers se présentèrent à lui :

— Monsieur, que faites-vous ici ? demandèrent-ils.

Morin leur raconta la triste aventure qui le faisait venir dans ces parages, puis il ajouta :

— Je ne puis marcher davantage. Est-ce qu’il y a encore loin d’ici aux habitations ?

— Non, pas plus d’un demi-mille, lui fut-il répondu. Nous allons vous y conduire immédiatement.

Sur ce, les deux hommes relevèrent le naufragé et l’emmenèrent avec eux. Il n’avait que le dessus des mains de gelé. Sa bouche ne tarissait pas d’exclamations de joie. Pensant aux autres malheureux dont il s’était séparé, il dit à ses sauveurs :

— Je vous dois beaucoup de reconnaissance pour m’avoir sauvé du péril, mais je ne puis m’empêcher de vous demander une autre faveur. Là bas, sur le rivage, il y a quatre hommes, paralysés par le froid, incapables de marcher. À bord du vaisseau naufragé se trouve une femme… De grâce, allez les chercher au plus vite !

Cinq maisons composaient le petit village de l’endroit qu’on désignait du nom d’Anse Pleureuse, et que le marin atteignit heureusement avec ses deux aides. Aussitôt après l’arrivée, l’un d’eux, M. Bouchard, alla apprendre à toutes les familles de la localité, le malheur qui était arrivé à l’équipage du Swordfish et leur demanda du secours.

Bientôt une quinzaine d’hommes vigoureux se mirent en marche pour se rendre au lieu du naufrage.

Le trajet se fit assez lentement et avec difficulté. La grève était déjà recouverte d’une épaisse couche de neige et il ventait si fort qu’on avait peine à se tenir debout.

Antoine Laprise fut découvert le premier. C’était vers quatre heures de l’après-midi. Le pauvre marin était assis, le dos au vent, sur une pierre, au pied du rocher, à environ 150 verges du bâtiment. Depuis longtemps déjà, l’espoir avait fui le cœur du malheureux.

Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il aperçut qu’on venait à son secours. Tout l’or du monde apporté à un mendiant ne produirait pas plus d’effet.

— Bonté du ciel ! s’écria Laprise. Que Dieu est bon pour moi ! J’étais désespéré ; je n’attendais plus rien des hommes… La Providence a donné la force à notre second de se rendre près de vous et d’appeler à notre secours.

— Où sont les autres naufragés, demandèrent les hommes de l’Anse Pleureuse. Le second nous a dit que vous étiez quatre ?

— Il est vrai que nous sommes quatre, mais j’ignore où sont les autres. Je sais seulement que ma femme est à bord du vaisseau. Est-elle morte ou vivante ? c’est ce que je ne puis dire.

— Allons en recherche, dirent ensemble les nouveaux venus.

À l’exception de deux, tous partirent aussitôt et se dirigèrent vers le Swordfish. Rendus vis-à-vis, ils trouvèrent les deux matelots anglais assis sur une roche. Comme Laprise, ils avaient perdu toute espérance. Aussi ne manquèrent-ils pas de montrer leur étonnement et leur satisfaction.

En ce moment, le reflux arrivait à son terme et le vaisseau était presque à sec. On parvint à bord sans peine.

Un spectacle navrant s’offrit aux regards de ceux qui pénétrèrent dans la cabine d’arrière. La femme de Laprise vivait encore, mais l’agonie était déjà commencée. Quelques lambeaux de vêtements couvraient à peine les membres de la malheureuse.

La partie supérieure de son corps était renversée en arrière, tandis que les jambes, dans une position verticale, se trouvaient engagées entre les débris du tillac effondré. Un fidèle caniche se blottissait sur la poitrine de sa maîtresse et poussait des hurlements effroyables.

Après avoir retiré la pauvre femme de sa position, on la transporta au rivage près du feu qu’on avait allumé dans un angle du rocher où Laprise et les deux matelots anglais s’étaient rendus quelques instants auparavant.

Laprise avait la consolation de revoir son épouse ; mais hélas la mort était déjà maître de sa victime. Une demi heure après le débarquement, elle rendit le dernier soupir, entre les bras du mari désolé. Il est facile d’imaginer la douleur qui s’empara de lui, dans cette terrible épreuve, qu’il eut à subir après tant d’autres.

Pendant qu’une scène aussi poignante se passait au pied du cap, les gens de l’Anse Pleureuse débarrassaient le brigantin de tous les effets laissés à bord par les marins. Chacun faisait son paquet ou s’emparait d’un objet qu’ensuite il allait porter à terre. Les sauveteurs avaient l’habitude de se payer ainsi, lors de presque tous les naufrages, pour leurs troubles et leur secours.

Un des pillards, en allant cacher dans un endroit reculé, un ballot de vêtements, entendit des gémissements étouffés. Un peu étonné d’abord, il s’arrêta ; mais comme les plaintes continuaient à frapper son oreille, il prit la direction du lieu d’où elles partaient : Castagne était découvert.

Lui aussi s’était cru, depuis longtemps, abandonné pour toujours. Il avait eu connaissance de presque tout ce qui venait d’avoir lieu, à peu de distance de lui ; mais, en dépit de ses efforts, sa bouche était restée à peu près muette et ses cris de détresse avaient expiré dans sa gorge.

L’homme envoyé par la Providence pour sauver le marin délaissé, incapable seul de le conduire au campement, alla quérir de l’aide. Peu de temps après, on étendait Castagne et on le plaçait près du feu avec ses compagnons d’infortune.

Il fallut fendre ses bottes pour les lui ôter des pieds ; ces membres ainsi que les mains étaient gelés de part en part.

Tout avides de pillage, les sauveteurs voulurent négliger les victimes du naufrage dont ils profitaient. La bande entière s’apprêta à partir pour se rendre sur le brigantin. Cette démarche effraya Castagne. S’adressant à un vieillard, il lui dit :

— Bon vieillard, de grâce, restez auprès de nous. Ne nous abandonnez pas ainsi. Nous éprouvons de cruelles douleurs, ayez donc la bonté de me donner de la neige pour m’humecter la bouche, j’ai la fièvre. Ne vous éloignez donc pas, je vous en prie. Ayez un peu de compassion pour des malheureux. Ce sera peut-être la dernière bonne action que vous ferez.

Ces paroles, prononcées d’un ton suppliant touchèrent le cœur de celui à qui elles étaient adressées. Il ne suivit pas les autres.

Au retour de la chasse au butin, une tente fut dressée avec des voiles, et tout ce qu’il y avait de monde en cet endroit y passa la nuit.

Le lendemain matin, 2 décembre, le vent n’avait pas moins d’impétuosité que la veille. La neige était soulevée en immenses tourbillons, et s’amoncelait par bancs élevés. Le froid vif et piquant se faisait cruellement sentir chez les hommes que le malheur avait rassemblés au pied du Gros-Mâle.

Quatre des habitants de ces parages restèrent auprès des naufragés, tandis que les autres retournèrent dans leur village.

Le second avait eu la bonne pensée d’envoyer quelqu’un au Mont-Louis pour informer le missionnaire de cet endroit de l’événement qui venait d’arriver. M. l’abbé David Roussel — tel était le nom du prêtre, — aussitôt après avoir appris la triste nouvelle, se mit à la recherche de logements pour héberger les marins du Swordfish. Les familles à qui il s’adressa répondirent avec empressement à sa demande. Cette démarche accomplie, le ministre du Seigneur dirigea ses pas vers l’Anse Pleureuse, où il attendit l’arrivée des victimes du naufrage.

Le matin du 3, la tempête s’étant apaisée et la mer étant devenue plus calme, deux barges furent appareillées. On alla chercher les malheureux, plutôt morts que vivants, qui gémissaient loin des habitations, dans un abri ouvert de tous côtés. Des toiles furent étendues dans les embarcations, et on y déposa, dans la position qui leur convenait, les impotents, et le corps de Mme Laprise, qui fut inhumé ensuite au Mont-Louis.

Aucune contrariété ne survint pendant le retour au village ; le débarquement se fit aussi sans difficulté. Mais le bon missionnaire, qui voulut en être témoin, ne put s’empêcher de verser des larmes à la vue des marins sur lesquels l’infortune avait fait sa marque. Ce visage hâle, défiguré, ces yeux caves et ternes, ces lèvres crispées, ces membres immobiles, disaient assez ce que les affligés avaient dû souffrir et ce qu’ils souffraient encore.

On les transporta dans une maison où des aliments apprêtés pour eux leur furent servis. Ils n’avaient presque pas mangé depuis trois jours ; mais malgré cela leur repas ne fut pas long. Avec les forces, les quatre matelots avaient perdu l’appétit. C’est à peine s’ils prirent quelques bouchées insuffisantes.

M. l’abbé Roussel fit emmener au Mont-Louis Cyprien Morin, le second, A. Laprise, Reilly et Boyle. Quant à André Castagne, le missionnaire jugea qu’il était prudent de le laisser à l’Anse Pleureuse ; notre héros paraissait déjà trop malade pour pouvoir supporter les fatigues d’un nouveau trajet. Le pauvre homme aurait cependant aimé suivre ses compagnons. Pour le consoler, le prêtre lui dit qu’il viendrait le chercher dans quelques jours.

Le maître de la maison reçut l’ordre de veiller soigneusement auprès de son hôte et d’aller avertir le ministre de Dieu, dans le cas d’un changement pour le pire.

La maison où se trouvait le malade était délabrée ; des fissures laissaient passer la neige à travers les pans de mur. Une famille bien pauvre habitait cette masure. La seule nourriture qu’on y voyait consistait en hareng et en patates ; pas de viande et pas de pain. Lorsqu’il s’agit de frictionner avec de la graisse les membres gelés du malheureux Castagne, il fallut tuer un chat pour se procurer la substance onctueuse.

Le 5 décembre, le malade reçut la visite de MM. Rousseau et Saucier qui venaient des Îles de la Madeleine et se dirigeaient sur Québec, après avoir recueilli les agrès d’un vaisseau naufragé. Castagne, fort content de cette rencontre inattendue, chargea ses visiteurs d’aller apprendre à sa femme, à leur arrivée au port de destination, dans quelle situation il se trouvait.

Cependant le mal, au lieu de diminuer, augmentait d’heure en heure, et se traduisait chez le malheureux par d’atroces souffrances. Les membres endoloris, les pieds et les mains, s’enflaient démesurément et devenaient noirs comme du charbon. Dans la journée du 6, un frisson mortel parcourut tout le corps du malade. Plusieurs fois il perdit connaissance. Son hôte voyant cela, courut le faire savoir à M. l’abbé Roussel, qui s’empressa de se mettre en route. Il était 10 heures du soir, lorsqu’il arriva auprès du moribond. Le trajet entre le Mont-Louis et l’Anse Pleureuse ne pouvait se faire que difficilement, sur une grève couverte de monceaux de neige.

Castagne reçut tous les secours que l’Église prodigue à ses enfants à la veille de rendre le dernier soupir. Ces bienfaits inappréciables d’une religion toute d’espérance parurent consoler et ranimer le mourant. Dès ce moment, il se montra parfaitement soumis à la volonté divine. Il fut décidé alors de le transporter, dans une couple de jours, à un meilleur endroit.

Le jour convenu, huit hommes, du Mont-Louis, accompagnés du missionnaire, vinrent, selon la promesse faite, au village de l’Anse Pleureuse. Ils avaient aves eux une sleigh attelée d’un bœuf de deux ans. Dans ces parages, point de chevaux.

Le malade était un peu mieux. Il fut couché sur la voiture, et enveloppé dans de bonnes couvertes.

La distance à parcourir était de neuf milles. Castagne, s’effrayant de la longueur de la route, dit à M. l’abbé Roussel :

— Je crois que cette voiture est ma tombe. Je vais mourir en chemin.

— Ne craignez pas, répondit le bon prêtre, vous ne mourrez pas. Lorsque des passages difficiles se rencontreront, nous porterons la voiture.

On arriva heureusement à la maison de M. Joseph Fournier où un lit avait été préparé pour le naufragé. En l’apercevant, les gens de la maison reculèrent de frayeur, tant il était hâve et défait. Remis de cette première impression, ils lui donnèrent tous les soins possibles. Mais, malgré leur bonne volonté, ils ne purent soulager le malade comme ils auraient eu besoin de le faire. Bien des choses nécessaires à la vie, entre autres le pain, manquaient à ces pêcheurs. Chez eux, la base de la nourriture étaient les pommes de terre.

Dans ces régions de la Gaspésie, c’est ce qui arrive toutes les fois que la pêche a été infructueuse pendant l’été.

Quand on a peu de produits à vendre l’automne, naturellement les approvisionnements d’hiver sont peu considérables, car on est obligé de tout acheter, à part le poisson et les patates qu’on a la précaution de cultiver. En égard à ces conditions, l’état de notre héros était loin de s’améliorer. Il souffrait toujours horriblement. Bien plus, ses extrémités vinrent à se corrompre, et un empoisonnement lent, mais le plus cruel, commença.

L’amputation des membres gelés était d’absolue nécessité : malheureusement le médecin le plus proche demeurait loin. Il se passa plusieurs jours avant l’apparition de l’homme de l’art. Ce ne fut qu’après avoir reçu une lettre de M. l’abbé Roussel que l’agent des douanes à Québec, envoya au Mont-Louis, le Dr Parke, M. Griffin, et un guide, Joseph Lavoie, avec des vêtements pour les naufragés. Les chemins étaient impassables ; il fallut aller en raquettes à partir de Ste Anne des Monts : et, quatorze lieues séparaient cet endroit du lieu de destination.

Castagne fut le premier visité par le docteur. La présence de M. Park donna du courage au marin.

Ah ! que je suis content de vous voir, dit-il. Je vous attendais avec impatience pour me débarrasser des membres qui me font si cruellement souffrir.

— Je vais voir les autres. Demain je reviendrai faire l’amputation nécessaire.

Comme il l’avait promis, le médecin était auprès du malade le lendemain 1er  janvier 1868. Les phalanges des deux mains gelées furent enlevées.

Après l’opération, le patient, s’adressant au chirurgien, dit :

— Voilà mes étrennes du jour de l’an ! Continuez votre ouvrage, puisque vous avez commencé. Faites aussi l’amputation de mes pieds.

Non, vous êtes trop faible. Je vais me rendre au Manche d’Épée, où m’attendent les malheureux échappés au naufrage du navire Woodstock. À mon retour, je continuerai à vous donner les soins que votre état requiert.

Lorsque M. Parke fut revenu au Mont-Louis, il amputa un pied à Laprise qui demeurait chez M. Laflamme. Les deux matelots anglais ne voulurent pas consentir à une opération. Mais, peu de temps après, les phalanges de leurs pieds se séparèrent d’elles-mêmes du reste du corps.

Le 4, le médecin et le missionnaire allèrent visiter notre héros. Il se trouvait bien du mieux.

— La puanteur qui s’exhalait de mes mains n’existe plus, dit-il. Je peux maintenant manger avec appétit. Mon cher docteur, vous allez en faire autant pour mes pieds. Otez les moi de suite, si c’est possible.

— Mais, vous êtes encore trop faible, l’ami ! Vous n’avez presque pas de sang dans les veines. Il est à peu près certain que vous ne survivriez pas à une seconde opération.

— Peu importe, je ne mourrai que si Dieu le veut. Vous avez été envoyé ici pour faire des amputations, eh bien faites-les.

— C’est bien, dit le médecin, je vais faire ce que vous désirez, mais je ne vous soumettrai pas à l’influence du chloroforme ; vous n’êtes pas assez fort pour cela.

Pendant le temps que dura le travail chirurgical, le patient rongea le tuyau d’une vieille pipe. Après, ses yeux s’obscurcirent et il perdit l’entendement. Le lendemain, les forces lui revinrent quelque peu. À partir de ce jour-là, la condition de Castagne fit de rapides progrès

Le dix, eut lieu le départ du Dr Park. Il partit accompagné de Cyprien Morin, le second, qui se rendait à Québec. Le premier matelot du Swordfish ne manqua pas de lui recommander d’aller donner des nouvelles à sa femme. Elle lui avait écrit tous les mois depuis que Rousseau et Saucier l’avaient informée du malheur arrivé à son mari.

Castagne passa quatre mois au lit, sans pouvoir se coucher sur le dos ; il avait les reins au vif. À tant de maux, il faut dire aussi que la démangeaison de la gale était venue s’ajouter. Cette maladie contagieuse, prise dans la maison de ses bienfaiteurs, le tourmenta extraordinairement, d’autant plus qu’il était privé de la consolation de se gratter.

Le huit mai, tous les naufragés qui avaient passé l’hiver au Mont-Louis furent embarqués dans une petite barge et on les conduisit sur la route d’un vapeur transatlantique en destination de Québec. Mais la brume était si épaisse que le gros vaisseau ne fut pas aperçu. On revint donc au rivage,

Ces retards contrariaient beaucoup les pauvres marins. Ils avaient hâte de quitter ces lieux témoins de leurs maux et de leurs souffrances.

Enfin, le vingt mai, les vœux de ces braves gens furent exaucés. On les fit monter à bord de la goélette de M. Rousseau, plongeur qui était venu chercher les agrès du Swordfish et son équipage. Le voyage jusqu’à Québec fut on ne peut plus heureux.

Les marins, si tristement éprouvés, reçurent à l’hôpital de Marine, où on les conduisit, les soins des Drs Landry et Lemieux. Ils jugèrent que Castagne avait besoin d’une nouvelle amputation à un pied. Notre héros supporta avec le même courage que précédemment la torture à laquelle on le soumit. Ses blessures se cicatrisèrent rapidement. Depuis, sa santé a toujours été bonne. Sans son infirmité, il serait encore vigoureux et dispos, capable d’affronter de nouveau les dangers de la navigation. Mais, perclus de ses membres, il est dans l’impossibilité d’accomplir aucun travail ; c’est ce qui l’afflige, lorsqu’il se voit entouré d’une femme et de sept enfants. Dans la condition où il se trouve, ce pauvre père a besoin de l’assistance du public.

Chrétiens, faites-lui l’aumône.

A. Thiboutot.




Le vendeur de ce livre est André Castagne lui-même, une des victimes du naufrage. Le prix de son livre n’est que de 10 cents, mais il sera reconnaissant à toute personne qui voudra bien lui donner plus, car c’est le seul moyen qu’il a de gagner sa vie et celle de sa famille.

DAVID ROUSSEL, Ptre,
Curé de Sainte-Anne de Chicoutimi.