André (illustré, Hetzel 1852)/Notice

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 37-38).


ANDRÉ

NOTICE

C’est à Venise que j’ai rêvé et écrit ce roman. J’habitais une petite maison basse, le long d’une étroite rue d’eau verte, et pourtant limpide, tout à côté du petit pont dei Barcaroli. Je ne voyais, je ne connaissais, je ne voulais voir et connaître quasi personne. J’écrivais beaucoup, j’avais de longs et paisibles loisirs, je venais d’écrire Jacques dans cette même petite maison. J’en étais attristée. J’avais dessein de fixer ma vie alternativement en France et à Venise. Si mes enfants eussent été en âge de me suivre à Venise, je crois que j’y eusse fait un établissement définitif, car, nulle part, je n’avais trouvé une vie aussi calme, aussi studieuse, aussi complètement ignorée. Et cependant, après six mois de cette vie, je commençais à ressentir une sorte de nostalgie dont je ne voulais pas convenir avec moi-même.

Cette nostalgie se traduisit pour moi par le roman d’André. J’avais de temps en temps, pour restaurer mes nippes, une jeune ouvrière, grande, blonde, élégante, babillarde, qui s’appelait Loredana. Ma gouvernante était petite, rondelette, pâle, langoureuse, et tout aussi babillarde que l’autre, quoiqu’elle eût le parler plus lent. Je n’étais pas somptueusement logée, tant s’en faut. Leurs longues causeries dans la chambre voisine de la mienne me dérangèrent donc beaucoup : mais je finissais par les écouter machinalement et puis alternativement, pour m’exercer à comprendre leur dialecte dont mon oreille s’habituait à saisir les rapides élisions. Peu à peu je les écoutais aussi pour surprendre dans leurs commérages, non pas les secrets des familles vénitiennes qui m’intéressaient fort peu, mais la couleur des mœurs intimes de cette cité, qui n’est pareille à aucune autre, et où il semble que tout dans les habitudes, dans les goûts et dans les passions, doive essentiellement différer de ce qu’on voit ailleurs. Quelle fut ma surprise, lorsque mon oreille fut blasée sur le premier étonnement des formes du langage, d’entendre des histoires, des réflexions et des appréciations identiquement semblables à ce que j’avais entendu dans une ville de nos provinces françaises. Je me crus à La Châtre ! Les dames du lieu, ces belles et molles patriciennes, qui fleurissent comme des camélias en serre dans l’air tiède des lagunes, elles avaient, en passant par la langue si bien pendue de la Loredana, les mêmes vanités, les mêmes grâces, les mêmes forces, les mêmes faiblesses que les fières et paresseuses bourgeoises de nos petites villes. Chez les hommes, c’était même bonhomie, même parcimonie, même finesse, même libertinage. Le monde des ouvriers, des artisans, de leurs filles et de leurs femmes, c’était encore comme chez nous, et je m’écriai du mot proverbial : Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia.

Reportée à mon pays, à ma province, à la petite ville où j’avais vécu, je me sentis en disposition d’en peindre les types et les mœurs, et on sait que quand une fantaisie vient à l’artiste, il faut qu’il la contente. Nulle autre ne peut l’en distraire. C’est donc au sein de la belle Venise, au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares errantes, et en face des palais féeriques qui partout projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, que je me rappelai les rues sales et noires, les maisons déjetées, les pauvres toits moussus, et les aigres concerts de coqs, d’enfants et de chats de ma petite ville. Je rêvai là aussi de nos belles prairies, de nos foins parfumés, de nos petites eaux courantes et de la botanique aimée autrefois, que je ne pouvais plus observer que sur les mousses limoneuses et les algues flottantes accrochées au flanc des gondoles, Je ne sais dans quels vagues souvenirs de types divers je fis mouvoir la moins compliquée et la plus paresseuse des fictions. Ces types étaient tout aussi vénitiens que berrichons. Changez l’habit, la langue, le ciel, le paysage, l’architecture, la physionomie extérieure de toutes gens et de toutes choses ; au fond de tout cela, l’homme est toujours à peu près le même, et la femme encore plus que l’homme, à cause de la ténacité de ses instincts.


GEORGE SAND.


Nohant, avril 1851.