André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 16

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 80-85).
◄  XV.
XVII.  ►

XVI.

Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et en touchant toutes ces fleurs qu’André aimait tant, elle y laissa tomber plus d’une larme. « Voici, leur disait-elle dans l’exaltation de ses pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah ! desséchez-vous, tristes filles de mon amour ! Lui seul savait vous admirer, lui seul savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller aux mains des indifférents : parmi eux je vais me flétrir comme vous. Hélas ! nous avons tout perdu ; vous aussi, vous ne serez plus comprises ! »



Ils aperçurent Geneviève assise dans un coin. (Page 84.)

Elle fit un autre paquet des livres qu’André lui avait donnés ; mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. « C’est vous qui m’avez perdue, leur disait-elle. J’étais avide de savoir vous lire, mais vous m’avez fait bien du mal ! Vous m’avez appris à désirer un bonheur que la société réprouve et que mon cœur ne peut supporter. Vous m’avez forcée a dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé mon âme, il fallait donc aussi changer mon sort ! »

Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l’ordre et la précision qui lui étaient naturels. Quiconque l’eût vue arranger tout son petit bagage de femme et d’artiste, et tapisser d’ouate la cage où devait voyager son chardonneret favori, l’eût prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son cœur était cependant dévoré de douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus profondes ; son âme rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son front.

Le lendemain, à sept heures du matin, Geneviève, tristement cahotée dans la patache de Guéret, quitta le pays. Il n’y eut ni amis, ni larmes, ni petits soins à son départ. Elle s’en alla seule, comme elle avait longtemps vécu, ne s’inquiétant ni de la misère ni de la fatigue, se fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne, ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son âme une plaie incurable, le souvenir d’une espérance morte à jamais pour elle.

Henriette remit la lettre à Joseph d’un air de suffisance et de magnanimité auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la signature de Geneviève, il se troubla, eut quelque peine à comprendre la lettre, la relut deux fois ; puis, sans rien répondre aux questions d’Henriette, il se mit à courir et monta tout haletant l’escalier de Geneviève. La clef était à la porte ; il entra sans songer à frapper, trouva la première et la seconde pièce vides, et pénétra dans l’atelier. Il n’y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de roses en baptiste éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût tendrement recueillies ; il les prit dans sa main, les froissa avec colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son cheval et partit pour le château de Morand.

« Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie ! »

C’est ainsi qu’il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d’André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise, sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur à l’idée d’une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et, quand il eut tout dit, s’aperçut enfin qu’il avait affligé et épouvanté André sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève et des ménagements que demandait encore la santé de son ami ; sa première vivacité apaisée, il sentit qu’il s’y était pris d’une manière cruelle et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta sur la table. André lut :

« Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas. J’ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que celle-ci. Dites à André que ma cousine s’est trouvée tout à coup si mal que j’ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu’il put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt ; suivez les instructions que je vous ai données hier. Habituez-le peu à peu à m’oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié ; reportez-la sur André. Je n’ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère et bonne ; ne la rendez pas malheureuse ; sachez, par mon exemple, combien il est affreux de perdre l’espérance. Plus tard, quand tout sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève. »

« Mais pourquoi ? qu’ai-je fait, comment ai-je mérité qu’elle m’abandonne ainsi ? s’écria André au désespoir.

— Je n’en sais, ma foi, rien, répondit Joseph. Le diable m’emporte si je comprends rien à vos amours ! Mais ce n’est pas le moment de se creuser la cervelle. Écoute, André, il n’y a qu’un mot qui vaille : es-tu décidé à épouser Geneviève ?

— Décidé ! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter ?

— Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l’épouser ? as-tu songé à tout ? as-tu prévu la colère et la résistance de ton père ? as-tu fait ton plan ? Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Geneviève dans un autre pays sans l’épouser, et prendre un état qui vous fasse subsister tous deux ?

— Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même le jour où je chercherais à en faire ma maîtresse, quand je puis en faire ma femme.

— Tu résisteras donc à ton père hardiment, franchement ?

— Oui.

— Eh bien ! à l’œuvre tout de suite. Geneviève n’est pas encore loin. Il faut courir après elle : tu es assez fort pour sortir ; je vais mettre François au char à bancs de monsieur ton père. Il le prendra comme il voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la ville. Voilà pour aujourd’hui. Tu coucheras chez moi et tu écriras une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement… ensuite nous verrons venir. »

Ce projet plut beaucoup à André. « Allons, dit-il, je suis prêt. »

Joseph alla jusqu’à la porte, s’arrêta pour réfléchir et revint.

« Que t’a dit ton père, demanda-t-il, lorsque tu lui as parlé de ton projet ?

— Ce qu’il m’a dit ? reprit André étonné ; je ne lui en ai jamais parlé.

— Comment, diable ! tu n’es pas plus avancé que cela ? Et pourquoi ne lui en as-tu pas encore parlé ?

— Et comment pourrais-je le faire ? Sais-tu quel homme est mon père quand on l’irrite ?

— André, dit Joseph en se rasseyant d’un air sérieux, tu n’épouseras jamais Geneviève ; elle a bien fait de renoncer à toi.

— Oh ! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi quand je suis si malheureux ? s’écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je fasse ? que veux-tu que je devienne ? Tu ne sais donc pas ce que c’est que d’avoir vécu vingt ans sous le joug d’un tyran ? Tu as été élevé comme un homme, toi ; et d’ailleurs la nature t’a fait robuste. Moi, je suis né faible, et l’on m’a opprimé…

— Mais, par tous les diables ! s’écria Joseph, on n’élève pas les hommes comme les chiens, on ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel secret a donc trouvé ton père pour t’épouvanter ainsi ? Crains-tu d’être battu, ou te prend-il par la faim ? l’aimes-tu, ou le hais-tu ? es-tu dévot ou poltron ? Voyons, qu’est-ce qui t’empêche de lui dire une bonne fois ; « Monsieur mon père, j’aime une honnête fille, et j’ai donné ma parole de l’épouser. Je vous demande respectueusement votre approbation, et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je serai pour toujours votre fils et votre ami ; si vous refusez, j’en suis au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Geneviève. Vous êtes riche, j’ai de quoi vivre ; séparons nos biens ; ceci est à vous, ceci est à moi ; j’ai bien l’honneur de vous saluer. Votre fils respectueux, André. » C’est comme cela qu’on parle ou qu’on écrit.

— Eh bien ! Joseph, je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique après notre départ. Va préparer le char à bancs ; mais prends bien garde qu’on ne te voie…

— Ah ! voilà une parole d’écolier qui tremble. Non, André, cela ne peut pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la mienne. J’ai des devoirs aussi envers Geneviève. Je suis son ami ; je dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une résolution qu’elle a encore la force d’exécuter, il faut que je sache si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s’agit pas de plaisanter, vois-tu ? Diantre ! la réputation d’une fille honnête ne doit pas être sacrifiée à une amourette de roman.

— Tu es bien sévère avec moi, Joseph ! Il y a peu de temps, tu te moquais de moi parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais d’Henriette comme jamais je n’ai songé à me moquer de ma chère, de ma respectée Geneviève.

— Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que je n’ai jamais dites. Je dois te paraître singulier, mais à coup sûr pas autant qu’à moi-même ; pourtant c’est peut-être tout simple. Écoute, André, il faut que je te dise tout.

— Mon Dieu ! que veux-tu dire, Joseph ? tu me tourmentes et tu m’inquiètes aujourd’hui à me rendre fou.

— Tâche de rassembler toutes les forces de la raison pour m’écouter. Ce que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que tu n’as pas grande envie de l’épouser… ne m’interromps pas. Je sais que tu as bon cœur, que tu es honnête et que tu l’aimes ; mais je sais aussi tout ce qui t’empêchera d’en faire ta femme. Écoute ; Geneviève est déshonorée dans le pays ; mais moi, je ne crois pas qu’elle ait été ta maîtresse… Je mettrais ma main au feu pour le soutenir… elle est aussi pure à présent que le jour de sa première communion.

— Je le jure par le Dieu vivant, s’écria André ; si mon âme n’avait pas eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me l’inspirer !

— Eh bien ! ce que tu me dis là me décide tout à fait. Pèse bien toutes mes paroles et réponds-moi dans une heure, ce soir ou demain au plus tard, si tu as besoin de réflexions ; mais réponds-moi définitivement et sans retour sur ta parole. Veux-tu que j’offre à Geneviève de l’épouser ? Si elle y consent, c’est dit !

— Toi ? s’écria André en reculant de surprise.

— Oui, moi, répondit Joseph. Le diable me pourfende si je n’y suis pas décidé ! Ce n’est pas une offre en l’air. C’est une chose à laquelle j’ai pensé douze heures par jour depuis la nuit où tu as été si malade. Je m’en repentirai peut-être un jour ; mais aujourd’hui, je le sens, c’est mon devoir, c’est la volonté de Dieu. Geneviève est perdue, désespérée. Tu ne peux pas l’épouser, et si tu ne l’épouses pas, tu seras poursuivi par un remords éternel. Je suis votre ami. Une voix intérieure me dit : « Joseph, tu peux tout réparer. On se moquera peut-être de toi, mais ni Geneviève ni André ne seront ingrats. Ils consentiront à se séparer pour jamais, et un jour ils te remercieront. »

En parlant ainsi, Joseph s’attendrit et s’éleva presque à la hauteur du rôle généreux et romanesque à l’abri duquel il espérait persuader à André de renoncer à Geneviève. Joseph n’était rien moins qu’un héros de roman. C’était un campagnard madré qui s’était épris sérieusement de Geneviève, et qui, entrevoyant l’espérance de la séparer d’André, cédait à un égoïsme bien excusable, et n’était pas fâché de hâter cette rupture. Mais son caractère était un singulier mélange de ruse et de loyauté. Aussi, quand il vit qu’André, dupe d’abord de sa fausse générosité, après l’avoir remercié avec effusion, refusait de renoncer à Geneviève, il abandonna sur-le-champ le rêve de bonheur dont il s’était bercé. Quand il entendit André parler de sa passion avec cette espèce d’éloquence dont il n’avait pas le secret, il revint à lui-même : « Non, se dit-il intérieurement, Geneviève ne pourrait pas oublier un si beau parleur pour s’affubler d’un rustre comme moi. Si le respect humain ou le dépit la décidait à m’accepter, elle s’en repentirait, et j’aurais fait trois malheureux, André, elle et moi. D’ailleurs, se dit-il encore, André sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir, mais il sait souffrir et pleurer. Voilà ce qui gagne le cœur des femmes. Ce pauvre enfant n’aura peut-être ni la force de l’épouser ni celle de l’abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux ; mais je ne veux pas qu’il soit dit que j’y aie contribué, moi, Joseph Marteau, son ami d’enfance. Ce serait mal. »

C’est avec ces idées et ces maximes que Joseph Marteau, après avoir passé en un jour par les sentiments les plus contraires, se résolut à hâter de tout son pouvoir la réconciliation d’André avec Geneviève.

« Je m’abandonne à toi comme à mon meilleur, comme à mon seul ami, lui dit André ; dis-moi ce qu’il faut faire, aide-moi, réfléchis et décide. J’exécuterai aveuglément tes ordres.

— Eh bien ! lui dit Joseph, il faut procéder honnêtement, si nous voulons avoir l’assentiment de Geneviève. Va trouver ton père sur-le-champ et demande-lui son consentemenl. S’il te l’accorde, écris à Geneviève pour la prier de revenir ; je porterai la lettre et je lui dirai tout ce qui pourra la décider. S’il refuse, nous partons sans le prévenir, et nous procédons cavalièrement avec lui.

— Ne pourrais-tu me sauver l’horreur de cet entretien ? dit André ; j’aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler à mon père.

— Impossible, impossible ! dit Joseph ; il refusera, il te brutalisera, il n’en faut pas douter ; tant mieux ! tous les torts seront de son côté, et nous aurons le droit d’agir vigoureusement. »

André se décida enfin et trouva son père occupé à nettoyer ses fusils de chasse. Il entra timidement et fit crier la porte en l’ouvrant lentement et d’une main tremblante.

« Voyons, qu’y a-t-il ? qu’est-ce que c’est ? dit le marquis impatienté ; pourquoi n’entrez-vous pas franchement ? Vous avez toujours l’air d’un voleur ou d’un pauvre honteux.

— Je viens vous demander un moment d’entretien, » répondit André d’un air froid et craintif. C’était la première fois qu’il essayait d’avoir une explication avec son père. Le marquis fut si surpris qu’il leva les yeux et toisa André de la tête aux pieds. Il pressentit en un instant le sujet de cette démarche, et la colère s’alluma dans ses veines avant que son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis s’écria : «Allons, tonnerre de Dieu ! êtes-vous venu ici pour me regarder le blanc des yeux ? Parlez, ou allez-vous-en.

— Je parlerai, mon père, dit André, à qui le sentiment de l’offense donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux de Geneviève la fleuriste, et que mon intention est de l’épouser, si vous voulez bien m’accorder votre consentement…

— Et si je ne l’accorde pas, s’écria le marquis en se contenant un peu, que ferez-vous ?

— J’essaierai de vous fléchir ; et si je ne le peux pas…

— Eh bien ?

André resta deux minutes sans répondre. Les yeux étincelants de son père le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de chasse.

« Eh bien ! monsieur l’épouseur de filles, dit le marquis d’un ton moqueur et méprisant, que ferez-vous si je vous défends de mettre les pieds hors de la maison d’ici à un an ?

— Je désobéirai à mon père, répondit André en s’animant, car mon père aura agi avec moi d’une manière injuste et insensée. »

Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus souple aurait su flatter cet orgueil impérieux et brutal ; mais André n’avait pas le courage de caresser un animal si rude. Tout ce qu’il pouvait, c’était de faire bonne contenance devant lui et de ne pas s’abandonner à la tentation de fuir son aspect terrifiant.

« Ah ! nous y voilà ! dit le marquis en grinçant des dents et en se frottant les mains : voilà où nous devions en venir ! Eh bien ! qu’il en arrive ce qu’il plaira à Dieu ; pleurez, maigrissez, mourez ; aussi bien les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre ; mais certainement vous n’aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez ; je n’ai pas encore envie d’en finir pour vous laisser la liberté d’épouser une… »

André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d’écouter un déluge de menaces et d’imprécations. Il fit entrer dans ce sermon très-peu chrétien une espèce de récrimination sentimentale à sa manière. Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta comme des preuves d’une adorable sollicitude les soins vulgaires qu’impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi bouffon qu’il espérait le rendre pathétique, si André eut été capable d’avoir une pensée plaisante en cet instant. « Quand vous êtes venu au monde, lui dit-il, vous étiez si chétif et si laid, que pas une femme de la commune ne voulut vous prendre en nourrice : c’était une trop grande responsabilité que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre misérable à la Chassaigne qui offrit de vous emporter ; mais quand je vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne vous fit fondre dans le trajet, et je vous tirai de là pour vous jeter sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre, une chèvre de deux ans qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et pourtant c’étaient deux beaux chevreaux ! tout le monde avait regret du voir deux élèves d’une si bonne race aller à la boucherie ; mais je ne reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à entendre les criailleries de maillot, que je déteste ; vous n’avez pas fait une dent sans que j’aie donné un mouchoir ou un tablier à la servante qui prenait soin de vous. C’était, ma foi, une belle fille ! je n’avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher ! je voulais qu’on n’eût pas à me reprocher d’avoir négligé quelque chose pour ce fils malingre qui me causait tant d’embarras et qui devait ne m’être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au milieu de la nuit pour vous préparer des breuvages quand on venait me dire que vous aviez des convulsions ! »

André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de son père des explications fort prosaïques. Sans parler des petits cadeaux à la servante qui, dsns le pays, n’étaient pas uniquement attribués à la tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand un de ses bestiaux était malade ; et, quant aux fameux breuvages qu’il préparait lui-même et pareils en tout à ceux qu’il distribuait largement à ses bœufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le rude essai de ses forces contre l’énergie de ces potions diaboliques.

Mais André était si bon et si doux qu’il fut un instant ému et persuadé par ces grossières démonstrations d’amitié. Le marquis l’observait attentivement, tout en poursuivant sa déclamation.

Il vit sur son visage des traces d’attendrissement, et, empressé de ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups. Mais il le fit d’une façon maladroite. Il se risqua à vouloir couvrir d’infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante qui tâchait d’envahir le cœur et la fortune d’un enfant crédule. André retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu’il avait apportées à cet entretien. Il sortit en déclarant à son père qu’il appellerait à son secours la justice, le bon sens et les lois, s’il le fallait. Avec une résistance plus patiente et plus ménagée, il aurait pu vaincre l’obstination du marquis ; mais André craignait trop la fatigue du cœur et de l’esprit pour entreprendre une lutte quelconque.

Joseph vint à sa rencontre sur l’escalier et lui dit : « J’ai entendu le commencement et la fin de la querelle. Cela s’est passé comme je m’y attendais. Le char à bancs est prêt ; partons. »

Ils partirent si lestement que le marquis n’eut pas le temps de s’en apercevoir. Joseph, enchanté de faire un coup de tête, fouettait son cheval en riant aux éclats ; et André, tout tremblant, songeait à la première journée qu’il avait passée avec Geneviève au Château Fondu, et qu’il avait conquise par une fuite pareille.

Ils trouvèrent la patache, inclinée sur son brancard, à la porte d’un cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme du vinaigre, et qu’il préférait fièrement à celui des meilleurs crus. Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle, qu’éclairait faiblement la lueur d’un maigre foyer. Ils aperçurent Geneviève assise dans un coin, la tête appuyée sur ses mains et le corps penché sur une table. André la reconnut à son petit châle violet, qu’elle avait serré autour d’elle pour se préserver du froid du matin, et à une mèche de cheveux noirs qui s’échappait de son bonnet et qui brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d’une nuit de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de résignation si douce et si naïve qu’André sentit son cœur se briser d’attendrissement. Il s’élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de sanglots. Geneviève s’éveilla en criant, crut rêver, et s’abandonna aux caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui dormait sur la cendre du foyer.

Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph à son secours et le conjura d’attester la fermeté de sa conduite envers son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur et exagéra la bravoure et les grandes résolutions d’André. Geneviève avait bien envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au conducteur afin qu’il attendît une heure de plus, ce qui fut d’autant plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.

Geneviève fit observer que son départ devait déjà être connu de toute la ville de L…, qu’un brusque retour avec André serait un sujet de scandale ou de moquerie ; jusque-là on pouvait croire à la maladie de sa cousine. Il ne fallait pas donner à toute cette histoire la tournure d’un dépit amoureux ou d’un caprice romanesque. La jalousie d’Henriette impliquerait Joseph dans cette combinaison d’événements d’une manière étrange et ridicule. André, toujours ardent et courageux quand il ne s’agissait que de prévoir les obstacles, prétendait qu’il fallait fouler aux pieds toutes ces considérations. Joseph, plus tranquille, approuva toutes les observations de Geneviève, et décida, en dernier ressort, qu’elle devait passer huit jours à Guéret, tandis qu’André reviendrait à L… et s’établirait chez lui. Ce temps devait être consacré à faire, par lettres, de nouvelles démarches respectueuses auprès du marquis, après quoi on s’occuperait des démarches légales. Geneviève, à ce mot, secoua la tête sans rien dire ; son parti était pris de ne jamais recourir à ces moyens-là. Elle mettait son dernier espoir dans la persévérance d’André à persuader son père ; elle ignorait que cette persévérance avait duré une demi-heure et ne devait pas se ranimer.

Ils se séparèrent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre à la fin de la semaine et de s’écrire tous les jours. André, selon les conseils de Joseph, écrivit à son père et ne reçut pas de réponse. Geneviève résolut d’attendre le résultat de ces tentatives pour prendre un parti. Nouvelles lettres d’André, nouveau silence du marquis. Geneviève prolongea son absence. André, au désespoir, fit faire une première sommation à son père et partit pour Guéret. Il se jeta aux pieds de Geneviève et la supplia de revenir avec lui, ou de lui permettre de rester près d’elle. Elle était près de consentir à l’un ou à l’autre, lorsqu’il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le dernier acte de fermeté qu’il venait de faire auprès du marquis. Cette nouvelle causa un profond chagrin à Geneviève ; elle la désapprouva formellement et se plaignit de n’avoir pas été consultée. Au milieu de sa tristesse, elle éprouva un peu de ressentiment contre son amant et ne put se défendre de l’exprimer.

« Voilà où tu m’as entraînée, lui dit-elle. J’ai toujours voulu t’éloigner ou te fuir, et par ton imprudence tu m’as jetée dans un abîme dont nous ne sortirons jamais. Me voilà couverte de honte, perdue, et pour laver cette tache, il faut que je t’exhorte à violer tous les devoirs de la piété filiale. Non, c’est impossible, André ; il vaut mieux souffrir et n’être pas coupable. Réussir au prix du remords, c’est se condamner dès cette vie aux tourments de l’enfer. »

André ne savait que répondre à ces scrupules, que d’ailleurs il partageait. Il sentait que son devoir était de la quitter et de lui laisser accomplir son courageux sacrifice, dût-il en mourir de chagrin. Mais cela était plus que tout le reste au-dessus de ses forces ; il se jetait à genoux, pleurait et demandait la pitié et les consolations de Geneviève.

Geneviève était forte et magnanime ; mais elle était femme et elle aimait. Après l’élan qui la portait aux grandes résolutions, la tendresse et l’instinct du bonheur parlaient à leur tour. Elle regrettait de n’avoir pas pour appui un amant plus courageux qu’elle.

« Ah ! disait-elle à André, tu m’entraînes dans le mal, tu me fais manquer à l’estime que je voulais avoir pour moi-même ; je ne m’en consolerai pas et je ne pourrai jamais cesser de t’accuser un peu. Avec un homme plus fort que toi, j’aurais pratiqué les vertus héroïques ; il me semble que j’en suis capable et que ma destinée était de faire des choses extraordinaires. Et pourtant je vais tomber dans une existence coupable, égoïste et honteuse. Je vais travailler sordidement à épouser un homme plus riche que moi, et pourquoi ? pour imposer silence à la calomnie. André, André ! renonce à moi ; il en est encore temps ; crains que, si je te cède aujourd’hui, je ne m’en repente demain.

— Tu as raison, disait André, séparons-nous ; » et il tombait dans les convulsions. Son faible corps se refusait à ces émotions violentes. Geneviève n’avait pas le courage surhumain de l’abandonner et de le désespérer dans ces moments cruels. Elle lui promettait tout ce qu’il voulait, et elle finit par retourner à L… avec lui.