André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 14

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 75-77).
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XIV.

Geneviève pria longtemps ; puis elle s’enveloppa du manteau de Joseph et s’assit sur une tombe, morne et résignée ; puis elle pria de nouveau et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu’elle avait vue se lever et qui maintenant s’abaissait vers l’horizon. L’air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l’approche de l’aube, et Joseph ne revenait pas. Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et s’imaginant qu’André était mort, elle s’enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s’apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n’ayant plus rien à faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu’André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre à l’abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.

Elle s’arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n’arrivait pas à sa rencontre ; mais, n’entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes du château de Morand.

Dans l’agitation d’une si triste veillée, tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers les cours. La vieille cuisinière se signa en disant : « Hélas ! notre jeune maître est achevé. Voilà son esprit qui passe.

— Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c’était l’âme de notre jeune maître, nous l’aurions vue sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette chose-la vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.

— M’est avis, observa la laitière, que c’est plutôt l’âme de sa pauvre mère qui vient le chercher.

— Disons un Ave pour tous les deux, » reprit la cuisinière ; et ils s’agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.

Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu’elle voyait aux fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d’André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s’élançant vers elle avec fureur, s’écria en levant le bras d’un air menaçant :

« Qu’est-ce que je vois là ? qu’est-ce que cela veut dire ? Hors d’ici, intrigante effrontée ! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison ? Il est trop tard, je vous en avertis ; il est mourant, grâce à vous, mademoiselle ; pensez-vous que je vous en remercie ? »

Geneviève tomba à genoux.

« Je n’ai pas mérité tout cela, dit-elle d’une voix étouffée ; mais c’est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie… laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez !

— Que je vous le laisse voir, misérable ! s’écria le marquis, révolté d’une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée ? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras ? »

La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l’écoutait pas ; elle avait jeté les yeux sur le lit d’André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu’à courir vers lui, et, se levant, elle essaya d’en approcher malgré les menaces du marquis.

« Jour de Dieu ! maudite créature, s’écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet !

— Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume ! » dit Joseph en se jetant entre eux deux. Le marquis recula de surprise.

« Comment, Joseph ! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde ? Ne trouvais-tu pas que j’avais raison de la détester et d’empêcher André…

— C’est possible, interrompit Joseph ; mais je ne peux pas entendre parler à une femme comme vous le faites ; sacredieu ! monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.

— J’aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons ! emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais !

— Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.

— Ne me défendrez-vous pas contre lui ? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable ni une effrontée ? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu’il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de mal à personne ; que j’aime André et que j’en suis aimée ; mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil… Monsieur le marquis, demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi approcher du lit d’André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derrière son rideau ; mais laissez-moi le voir pour la dernière fois… Après, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir… Vous n’êtes pas un méchant homme, vous n’êtes pas mon ennemi ; que vous ai-je fait ? Vous ne pouvez maltraiter une femme. Accordez-moi ce que je vous demande. »

En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à s’emparer d’une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs qui, dans l’agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si afflilgé qu’il fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. « Allons, mon cher voisin, dit-il en s’unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu’elle demande, et soyez sûr que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d’ailleurs si sa vue ne guérirait pas André ?

— Elle le tuerait ! s’écria le marquis, dont la colère augmentait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n’est pas en état de s’apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n’espérez pas m’adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j’appelle mes valets d’écurie pour vous chasser. »

En même temps il la poussa si rudement qu’elle tomba dans les bras de Joseph. « Ah ! c’est trop fort ! s’écria celui-ci. Marquis ! tu es un butor et un rustre ! Cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n’as qu’à le dire : en voici un qui te répondra. »

En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l’autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du lit d’André. M. de Morand, stupéfait d’abord, voulut se jeter sur lui ; mais Joseph, selon l’usage rustique du pays, prit une paille qu’il tira précipitamment du lit d’André, et la mettant entre lui et M. de Morand :

« Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à un homme de votre âge ; mais le diable me rompe comme cette paille si je me laisse insulter, fût-ce par mon père ! entendez-vous ?

— Mes frères, au nom de Jésus-Cnrist, finissez cette scène scandaleuse, dit le curé. Monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune fille : c’est peut-être la volonté de Dieu qu’elle le ramène à la vie. C’est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l’épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfants que leur devoir est d’obéir. Mais dans ce moment-ci vous devez céder quelque chose si vous voulez qu’on vous cède tout à fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son enfant, et peut-être auprès du lit de mort d’un chrétien. »

Joseph n’avait pas abjuré un certain respect pour le caractère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main ; mais il n’aurait pas osé entrer dans l’église de son village le chapeau sur la tête, et il n’eût, pour rien au monde, insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.

« Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison ; nous sommes des fous. Que M. de Morand s’apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.

— Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d’un ton d’humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée ; et quant à M. le curé, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l’heure de la messe… Que cette fille sorte d’ici, et tout sera fini.

— Qu’elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin ; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le : ses yeux ont repris un peu de mobilité, et il semble qu’il cherche à comprendre sa situation.

En effet, André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire, commençait à retrouver la mémoire, et, à mesure qu’il distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève qui serra la sienne acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif ; et, se tournant vers les personnes qui l’entouraient et qu’il reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf et puéril : « C’est Geveviève ! et il se mit à la regarder d’un air doucement satisfait.

— Eh bien ! oui, c’est Genviève ! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils ; puis il alla s’asseoir auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.

— Oui, c’est Geneviève ! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.

— C’est Geneviève, qui a prié pour vous, dit le curé d’une voix insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.

— Geneviève !… dit André en regardant alternativement le curé et sa maîtresse d’un air de surprise ; oui, Geneviève et Dieu ! »

Il retomba assoupi, et tous ceux qui l’entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la poussa doucement pour l’y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant, qui de temps en temps s’éveillait, regardait autour de lui avec inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. À chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir et faisait mine de se lever ; mais Joseph, qui s’était assis de l’autre côté de la cheminée et qui lisait un journal oublié derrière le trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l’épaule de Geneviève ; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait immobile. Il est impossible d’imaginer quels furent les tourments de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s’était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre ; il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade ; prêt à s’éveiller au moindre bruit et à effrayer par une sentence menaçante la conscience du marquis pour l’empêcher de séparer les deux amants. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les objets et les pensées qui l’avaient tourmenté durant cette nuit : tantôt la rivière gonflée qui l’emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée, tantôt André mourant lui redemandant Geneviève, tantôt le corbillard d’André suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde et laissait voir sa jolie petite jambe.

À cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l’amitié, et il s’éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements convulsifs de l’impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris. Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. À chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.

Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l’avait tellement brisée, qu’elle ne put résister. Malgré l’anxiété de sa situation, elle céda, et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d’André. Ces deux visages, pâles et doux, dont l’un semblait à peine plus âgé et plus mâle que l’autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois et sous les yeux d’un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle et qui n’osait les séparer.

Quand le jour fut tout à fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire, s’approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d’André et les artères de son front ; puis il revint parler au curé. Celui-ci s’approcha alors de Geneviève, qui s’était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un signe de tête respectueux et résigné ; puis alla trouver Joseph et lui parla à l’oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s’endormir. Quand il s’éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui et lui dit :

« M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l’état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le malade s’est éveillé sans chercher Geneviève et sans montrer la moindre agitation. Tout à l’heure, il m’a demandé si je n’avais pas vu cette nuit une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu’il avait vu en rêve cette apparition ; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales ; je vous déclare que vous pouvez mieux que moi guérir votre fils.

— Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis ; mais n’espérez pas que je donne mon consentement au mariage ; j’aimerais mieux le voir mourir.

— Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin : mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès aujourd’hui ; car, dans ce cas, je n’ai plus rien à faire ici. »

Le marquis n’avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui. Depuis plus de trente ans personne n’avait osé le contrarier, et depuis quelques heures tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu’au jour de la convalescence ; mais, dans son cœur, il amassa contre Geneviève une haine implacable.