André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 12

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 69-71).
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XII.

On pense bien qu’André dans ses nouvelles leçons ne s’en tint pas à la seule science. Ses regards, l’émotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son cœur y répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l’univers et l’histoire des mondes, il voulut l’initier à la poésie, et par la lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son poète favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu’André prenait pour elle dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d’André les plus belles pensées de ses poètes chéris ; et cette affection, d’abord paisible et douce, se revêtit bientôt d’un éclat inconnu. Geneviève s’éleva jusqu’à son amant ; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d’esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu’elle sentait plus vivement que lui ce qu’elle savait, et André fut pénétré d’admiration et de gratitude ; il se sentit heureux bien au delà de ses espérances. Il vit naître l’enthousiasme dans cette âme virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour qu’il avait enseigné.

Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du prochain mariage d’André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit part fut Joseph Marteau ; et, au grand étonnement de la couturière, celui-ci fit une exclamation de surprise où n’entrait pas le moindre signe de joie ou d’approbation.

« Comment ! cela ne vous fait pas plaisir ? dit Henriette ; vous ne me remerciez pas d’avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la plus aimable fille du pays ? »

Joseph secoua la tête. « Cela me paraît, dit-il, la chose la plus folle que vous ayez pu inventer. Quelle diable d’idée avez-vous eue là !

— Fi ! monsieur, je ne comprends pas l’indifférence que vous y mettez.

— Cela ne m’est pas indifférent, répondit Joseph. J’en suis fort contrarié, au contraire.

— Êtes-vous fou aujourd’hui ? s’écria Henriette. Ne vous ai-je pas entendu, hier encore, dire que vous n’estimiez réellement Geneviève que depuis qu’elle aimait M. André ? N’avez-vous pas travaillé vous-même à rendre M. André amoureux d’elle ? Qui est cause de leur première entrevue ? est-ce vous ou moi ? Ne m’avez-vous pas priée d’amener Geneviève chez vous, pour que M. André pût la voir ?…

— Mais non pas l’épouser, reprit Joseph avec une franchise un peu brusque.

— Oh ! quelle horreur ! s’écria Henriette ; je vous comprends maintenant, monsieur ; vous êtes un scélérat, et je ne vous reparlerai de ma vie. Juste Dieu ! séduire une fille et l’abandonner, cela vous paraîtrait naturel et juste ; mais l’épouser quand on l’a perdue de réputation, vous appelez cela une diable d’idée, une invention folle !… Ah ! je vois le danger où je m’exposais en souffrant vos galanteries ; mais, Dieu merci, il est encore temps de m’en préserver. Pauvres filles que nous sommes ! c’est ainsi qu’on abuse de notre candeur et de notre crédulité ! Vous n’abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph ; adieu, adieu pour toujours. »

Et Henriette s’enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de l’apaiser une autre fois, et il chercha André. Mais pendant bien des jours André fut introuvable. Il passait le temps où il était forcé de quitter Geneviève à courir les prés comme un fou, et à pleurer d’amour et de joie à l’ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée, et, à son grand déplaisir, il l’entraîna dans le jardin voisin.

« Ah çà ! lui dit-il, es-tu fou ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Dois-je en croire les bavardages d’Henriette et ceux de toute la ville ? as-tu l’intention sérieuse d’épouser Geneviève ?

— Certainement, répondit André avec candeur. Quelle question me fais-tu là ?

— Allons, dit Joseph, c’est une folie de jeune homme, à ce que je vois ; mais heureusement il est encore temps d’y songer. As-tu réfléchi un peu, mon cher André ? sais-tu quel âge tu as ? connais-tu ton père ? espères-tu lui faire accepter une grisette pour belle-fille ? crois-tu que tu auras seulement le courage de lui en parler ?

— Je n’en sais rien, répondit André un peu troublé de cette dernière question ; mais je sais que j’ai droit à un petit héritage de ma mère, et que cela suffira pour m’enrichir au delà de mes besoins et de ceux de Geneviève.

— Idée de roman, mon cher ! On peut vivre avec moins ; mais quand on a vécu dans une certaine aisance, il est dur de se voir réduit au nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore, qu’il peut se remarier, avoir d’autres enfants, te déshériter ? Songes-tu que tu auras des enfants toi-même, que tu n’as pas d’état, que tu n’auras pas de quoi les élever convenablement, et que la misère te tombera sur le corps à mesure que l’amour te sortira du cœur ?

— Jamais il n’en sortira ! s’écria André, il me donnera le courage de supporter toutes les privations, toutes les souffrances…

— Bah ! bah ! reprit Joseph, tu ne sais pas de quoi tu parles ; tu n’as jamais souffert, jamais jeûné.

— Je l’apprendrai, s’il le faut.

— Et Geneviève l’apprendra aussi ?

— Je travaillerai pour elle.

— À quoi ? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es propre. As-tu fait ton droit ? as-tu étudié la médecine ? Pourrais-tu être professeur de mathématiques ? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue ?

— Je ne sais rien d’utile, je l’avoue, repartit André. Je n’ai vécu jusqu’ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas assez fort pour exercer un métier ; mais le peu que je possède pourra me mettre à l’abri du besoin.

— Essaies-en, et tu verras.

— Je compte en essayer. »

Joseph frappa du pied avec chagrin.

« Et c’est moi qui t’ai mis cette sottise d’amour en tête ! s’écria-t-il ; je ne me le pardonnerai jamais ! Pouvais-je penser que tu prendrais au sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse ?

— J’étais donc un lâche et un misérable à tes yeux ? Tu croyais que je consentirais à voir diffamer Geneviève sans prendre sa défense et sans réparer le mal que je lui aurais fait !

— On n’est pas un lâche et un misérable pour cela, dit Joseph en haussant les épaules ; je ne crois être ni l’un ni l’autre, et pourtant je fais la cour à Henriette ; tout le monde le sait, et je la laisse tant qu’elle veut se bercer de l’espoir d’être un jour madame Marteau. Je veux être son amant, et voilà tout.

— Vous pouvez parler d’Henriette avec légèreté ; quoique je n’approuve pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu’à un certain point. Mais établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève ?

— Pas la moindre ; j’aime Henriette à la folie, et il n’y a pas un cheveu de Geneviève qui me tente ; je n’entends rien à ces sortes de femmes. Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Geneviève et tu lui dois plus qu’à toute autre. Rassure-toi cependant ; tu ne seras pas le dernier, et il n’y a pas de fille inconsolable.

— Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-dessus ; agis avec Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu m’ordonne de le faire. »

Joseph s’épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami ; il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de l’imprudence d’André en se disant tout bas : « Heureusement ce n’est pas encore fait ; la grosse voix du marquis n’a pas encore tonné. »

Cet événement ne se fit pas longtemps attendre. Des amis officieux eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une grisette. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s’en inquiéta peu d’abord. Il fut même content, jusqu’à un certain point, de voir André renoncer à ses rêves d’expatriation. Mais quand on lui eut répété plusieurs fois que son fils avait manifesté l’intention sérieuse d’épouser Geneviève, quoiqu’il lui fût encore impossible de le croire, il commença à se sentir mécontent de cette espèce de bravade, et résolut d’y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André franchissait, joyeux et léger, le seuil de sa maison pour aller trouver Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval et le fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas son père au premier coup d’œil, et, pour la première fois de sa vie, il se mit à jurer contre l’insolent qui l’arrêtait.

« Doucement, monsieur, répondit le marquis, vous me semblez bien mal appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites-moi le plaisir de descendre de cheval et d’ôter votre chapeau devant votre père. »

André obéit ; et quand il eut mis pied à terre, le marquis lui ordonna de renvoyer son cheval à l’écurie.

« Faut-il le débrider ? demanda le palefrenier.

— Non, dit André, qui espérait être libre au bout d’un instant.

— Il faut lui ôter la selle ! cria le marquis d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

André se sentit gagné par le froid de la peur ; il suivit son père jusqu’à sa chambre.

« Où alliez-vous ? lui dit celui-ci en s’asseyant lourdement sur son grand fauteuil de toile d’Orange.

— À L…, répondit André timidement.

— Chez qui ?

— Chez Joseph, répondit André après un peu d’hésitation.

— Où allez-vous tous les matins ?

— Chez Joseph.

— Où passez-vous toutes les après-midi ?

— À la chasse.

— D’où venez-vous si tard tous les soirs ? de chez Joseph et de la chasse, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous n’allez ni chez Joseph ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession quelque beau livre écrit sur l’art de mentir ! Faites-moi le plaisir d’aller l’étudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu mieux à l’avenir. M’entendez-vous ? »

André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit et obéit. Son père le suivit, l’enferma à double tour, mit la clef dans sa poche et s’en fut à la chasse.

André, furieux et désolé, maudit mille fois son sort et finit par sauter par la fenêtre. Il s’en alla passer une heure aux pieds de Geneviève. Mais, dans la crainte de l’effrayer de la dureté de son père, il lui cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une prétendue indisposition du marquis.

Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu’il le retrouva sous les verrous il se sentit fort apaisé et l’emmena souper assez amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire et signalé sa puissance par un acte éclatant. André, de son côté, ne montra guère de rancune ; il croyait avoir échappé à la tyrannie et s’applaudissait de sa rébellion secrète comme d’une résistance intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l’un l’autre et en se trompant eux-mêmes, l’un se flattant d’avoir subjugué, l’autre s’imaginant avoir désobéi.

Le lendemain, André s’éveilla longtemps avant le jour ; et, se croyant libre, il allait reprendre la route de L…, quand son père parut comme la veille, un peu moins menaçant seulement.

« Je ne veux pas que tu ailles à la ville aujourd’hui, lui dit-il ; j’ai découvert un taillis tout plein de bécasses. Il faut que tu viennes avec moi en tuer cinq ou six.

— Vous êtes bien bon, mon père, répondit André ; mais j’ai promis à Joseph d’aller déjeuner avec lui…

— Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d’un ton calme et ferme ; il se passera fort bien de toi pour aujourd’hui. Va prendre ton fusil et la carnassière. »

Il fallut encore qu’André se résignât. Son père le tint à la chasse toute la journée, lui fit faire dix lieues à pied, et l’écrasa tellement de fatigue, qu’il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut un prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Le jour suivant, il l’emmena dans sa chambre, et, ouvrant le livre de ses domaines sur une table, il le força de faire des additions jusqu’à l’heure du dîner. Vers le soir, André espérait être libre : son père le mena voir tondre des moutons.

Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude, lui écrivit quelques lignes, les confia à un enfant du voisinage, qu’elle chargea d’aller les lui remettre. Le message arriva à bon port, quoique Geneviève, ne prévoyant pas la situation de son amant, n’eût pris aucune précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le transportèrent d’amour et de douleur.

« Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l’êtes vous-même, mon ami. Je m’arrête à cette dernière supposition avec raison et avec désespoir. Si vous étiez bien portant, vous m’écririez pour me donner des nouvelles de votre père et pour m’expliquer les motifs de votre absence. Vous êtes donc bien mal, puisque vous n’avez pas la force de penser à moi et de m’épargner les tourments que j’endure ! Ô André ! quatre jours sans te voir, à présent c’est impossible à supporter sans mourir ! »

André sentit renaître son courage. Il viola sans hésitation la consigne de son père, et courut à travers champs jusqu’à la ville. Il arriva plus fatigué par les terres labourées, les haies et les fossés qu’il avait franchis, qu’il ne l’eut été par le plus long chemin. Poudreux et haletant, il se jeta aux pieds de Geneviève et lui demanda pardon en la serrant contre son cœur.

« Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh ! pardonne-moi de t’avoir fait souffrir ?

— Je n’ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle ; quels torts pourriez-vous avoir envers moi ? Je ne vous accuse pas, je ne vous interroge même pas. Comment pourrais-je supposer qu’il y a de votre faute dans ceci ? Je vous vois et je remercie Dieu. »