André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 08

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 55-59).
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VIII.

Le lendemain, lorsque André se retrouva seul dans son grand verger, il s’était passé bien des choses dans sa tête ; mais il avait trouvé une solution à sa plus grande incertitude, et il éprouvait une joie et une impatience tumultueuses. Il s’était demandé bien des fois depuis douze heures si Geneviève était un ange du ciel exilé sur une terre ingrate et pauvre, ou si elle était simplement une grisette plus décente et plus jolie que les autres. Cependant il n’avait pu réprimer une émotion tendre et presque paternelle lorsqu’elle lui avait naïvement demandé de l’instruire. Cet aveu paisible de son ignorance, ce désir d’apprendre, cette facilité de compréhension, devaient lui gagner le cœur d’un homme simple et bon comme elle. Il y avait sous cette inculte végétation une terre riche et fertile, où la parole divine pourrait germer et fructifier. Une âme sympathique, une voix amie pouvait développer cette noble nature et la révéler à elle-même.

Telle fut la conclusion que tira André de toutes ces rêveries, et il se sentit transporté d’enthousiasme à l’idée de devenir le Prométhée de cette précieuse argile. Il bénit le ciel qui lui avait accordé les moyens de s’instruire. Il remercia dans son cœur son bon maître, M. Forez, qui lui avait ouvert le trésor de ses connaissances ; et, dans son exaltation, peu s’en fallut qu’il n’allât aussi remercier son père, qui avait consenti à faire de lui autre chose qu’un paysan. Dans ses jours de spleen, il lui était arrivé souvent de maudire l’éducation, qui, en lui créant des besoins nouveaux, lui rendait sa condition réelle plus triste encore. Maintenant il demandait pardon à Dieu d’un tel blasphème. Il reconnaissait tous les avantages de l’étude, et se sentait maître du feu sacré qui devait embraser l’âme de Geneviève.

Mais toutes ces fumées de bonheur et de gloire se dissipèrent lorsqu’il songea à la difficulté de revoir prochainement Geneviève et à la possibilité effrayante de ne la revoir jamais. Il avait fait avec sa liberté de la veille mille romans délicieux en parcourant à pas lents les allées humides de la rosée du matin ; mais, à force de se créer un bonheur imaginaire, le besoin de réaliser ses rêves devint un malaise et un tourment. Son cœur battait violemment et à chaque instant semblait s’élancer hors de son sein pour rejoindre l’objet aimé. Il s’étonna de ces agitations. Il n’avait pas prévu qu’arrivé à ce point l’amour devait devenir une souffrance de toutes les heures. Il avait cru au contraire que, du moment où il aurait retrouvé l’objet d’une si longue attente, sa vie s’écoulerait calme, pleine et délicieuse ; qu’un jour de bonheur suffirait à ses rêveries et à ses souvenirs pendant un mois, et qu’il aurait autant de douceur à savourer le passé qu’à jouir du présent. Maintenant la veille lui semblait s’être envolée trop rapidement ; il se reprochait de n’en avoir pas profité ; il se rappelait cent circonstances où il aurait pu dire à propos un mot qui lui eût obtenu la bienveillance de Geneviève, et il éprouvait un regret mortel de sa timidité. Il brûlait de trouver l’occasion de la réparer ; mais quand viendrait cette occasion ? dans huit jours ? dans quatre ? un seul lui paraissait éternellement long, et l’ennui dévorait déjà sa vie.

La crainte de se montrer trop empressé et d’effaroucher l’austérité de Geneviève lui faisait seule renoncer aux mille projets romanesques qu’il enfantait presque malgré lui. Mais bientôt il était forcé de s’avouer que vivre sans la voir était impossible, et qu’il fallait sortir de son inaction ou devenir fou.

Il alla vers le soir à la ville. Il s’assit à l’écart sur un des bancs de la promenade, espérant qu’elle passerait peut-être ; mais il vit défiler par groupes toutes les filles de la ville sans apercevoir le petit pied de Geneviève. Il se rappela qu’elle ne sortait jamais à ces heure-là. Il rôda autour de la maison Marteau sans oser y entrer ; car il éprouvait une répugnance infinie à laisser deviner ce qui se passait en lui. À l’entrée de la nuit il vit sortir Henriette et ses ouvrières. Geneviève n’était point avec elles. S’il avait su où elle demeurait, il se serait glissé sous sa fenêtre ; il l’eût peut-être aperçue ; mais il ne le savait pas, et pour rien au monde il ne l’eût demandé à qui que ce fût.

Le lendemain il revint dans la journée ; et, tâchant de prendre l’air le plus indifférent, il alla voir Joseph. Joseph ne fut pas dupe de ce maintien grave. « Voyons, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas de la seule chose qui t’intéresse maintenant ? Tu voudrais bien voir Geneviève, n’est-ce pas ? Ce n’est pas aisé. J’y pensais ce matin ; je cherchais un expédient pour avoir accès dans sa maison, et je n’en ai pas trouvé. Il faudra bien pourtant que nous en venions à bout. Henriette nous aidera. »



Il faut de la dentelle à monsieur le marquis pour dormir en cuvant son vin ! (Page 53.)

L’obligeance indiscrète de Joseph choqua cruellement son ami. Il se mit à rire d’un air d’un air sec et forcé en lui déclarant qu’il ne comprenait rien à cette plaisanterie et qu’il le priait de ne pas l’y mêler davantage.

« Ah ! tu fais le fier ! tu te méfies de moi ! dit Joseph un peu piqué. Eh bien ! comme tu voudras, mon cher ; tire-toi d’affaire tout seul, puisque tu n’as pas besoin d’aide. »

André s’affligea d’avoir offensé un ami si dévoué ; mais il lui fut impossible de revenir sur son refus et sur son désaveu. Il se retira assez triste. Le bon Joseph s’en aperçut ; et, pour lui prouver qu’il n’avait pas de rancune, il le reconduisit jusqu’au bout de l’avenue de peupliers qui termine la ville. Avant de sortir d’une petite rue tortueuse et déserte, il lui montra une vieille maison de briques, dont tous les pans étaient encadrés de bois grossièrement sculpté. Un toit en auvent s’étendait à l’entour et ombrageait les étroites fenêtres. « Tiens, dit Joseph en lui montrant deux de ces fenêtres, éclairées par le soleil couchant et couvertes de pots de fleurs, c’est là que Rose respire. Monter l’escalier, ce n’est pas le plus difficile ; mais franchir le palier et passer la porte, c’est pire que d’entrer dans le jardin des Hespérides. »

André, troublé, s’efforça de prendre un air dégagé et de sourire.

« Aurais-je dit quelque sottise ? dit Joseph. Cela est possible. J’aime trop la mythologie. Je ne suis pas toujours heureux dans mes citations.

— Celle-là est fort bonne, au contraire, répondit André ; j’en ris parce qu’elle est plaisante, et que je ne me sens point le courage d’Alcide et de Jason. »

Quoi qu’il en soit, André était le lendemain sur l’escalier de la vieille maison rouge. Où allait-il ? il le savait à peine. Serait-il reçu ? il ne l’espérait pas. Il avait à la main un énorme bouquet des plus belles fleurs qu’il avait pu réunir : c’était toute sa recommandation. Il était tour à tour pâle comme ses narcisses et vermeil comme ses adonis. Il se soutenait à peine, et à la dernière marche il fut forcé de s’asseoir. C’était déjà beaucoup d’avoir pu arriver jusque-là sans attrouper toute la maison et sans causer un scandale qui eût indisposé Geneviève contre lui. Il avait passé adroitement le long de l’arrière-boutique du chapelier, qui occupait le rez-de-chaussée, sans être aperçu d’aucun des apprentis ; au premier étage, il avait évité un atelier de lingères dont la porte était ouverte et d’où partait le refrain de plusieurs romances très-aimées des grisettes de tous les pays, telles que :

Bocage que l’aurore
Embellit de ses feux, etc.

Ou bien :

Il ne vient pas, où peut-il être, etc.

Ou bien encore :

Fleuve du Tage, etc., etc.

André cacha son bouquet dans son chapeau, et, tournant le dos à la porte entr’ouverte, il franchit cet étage comme un éclair et ne s’arrêta qu’au troisième. Là, tout palpitant, se recommandant à Dieu, il s’approcha de la porte à trois reprises différentes et s’en éloigna aussitôt, incertain s’il ne laisserait pas son bouquet et ne s’enfuirait pas à toutes jambes. Enfin une quatrième résolution l’emporta. Il frappa bien doucement, et, près de s’évanouir, s’appuya contre le mur.



Le Marquis de Morand

Cinq minutes d’un profond silence lui donnèrent le temps de se reconnaître. Il pensa que Geneviève était sortie, et il se réjouit presque d’échapper à la terrible émotion qu’il avait résolu de braver. Cependant le désir de la voir fut plus fort que sa poltronnerie, et il allait frapper de nouveau, lorsque ses yeux, accoutumés à l’obscurité de l’escalier, distinguèrent un petit carré de papier collé sur la porte. Il l’examina quelques instants et réussit à lire :


geneviève, fleuriste


et un peu plus bas, en plus petits caractères : Tournez le bouton, s’il vous plaît.

André, transporté d’une joie étourdie, ouvrit la porte et entra dans une vieille salle proprement tenue, meublée de quatre chaises de paille, d’une petite provision de raisins suspendus au plafond, et d’une toile noire et usée, où l’on retrouvait quelques vestiges d’une figure de Vierge tenant un enfant Jésus dans ses bras. Une petite porte, sur laquelle était encore écrit le nom de Geneviève, était placée au bout de cette salle. Cette fois André sentit toutes ses terreurs se réveiller ; mais, après tout ce qu’il avait déjà osé, il n’était plus temps de renoncer lâchement à son entreprise : il frappa donc à cette dernière porte, qui s’ouvrit aussitôt, et Geneviève parut.

Elle devint toute rouge et le salua avec un embarras où André crut distinguer un peu de mécontentement. Il balbutia quelques mots ; mais il perdit tout à fait contenance en s’apercevant que Geneviève n’était pas seule. Madame Privat était debout auprès d’un carton de fleurs et se composait un bouquet de bal. Elle jeta sur André un regard de surprise et d’ironie : c’eût été une si bonne fortune pour elle de pouvoir publier une jolie médisance bien cruelle sur le compte de la vertueuse Geneviève ! Geneviève sentit le danger de sa position, et prenant aussitôt une assurance pleine de fierté ; « Entrez, dit-elle, monsieur le marquis, ayez la bonté de vous asseoir et d’attendre un instant. Vous voudrez bien me faire votre commande après que j’aurai servi madame. »

Et, se rapprochant de madame Privat, elle ouvrit tous ses cartons avec une dignité calme qui imposa un instant à la merveilleuse provinciale. Mais l’occasion était trop bonne pour y renoncer aisément. Après avoir choisi quelques boutons de rose mousseuse, madame Privat se retourna vers André, qu’elle déconcerta tout à fait avec son regard curieux et impertinent. « Vraiment, dit-elle en s’efforçant de prendre un ton enjoué, c’est la première fois que je vois un jeune homme venir commander des fleurs artificielles. Vous ne recevez pas souvent la visite de ces messieurs, n’est-ce pas, mademoiselle Geneviève ?

— Pardonnez-moi, madame, répondit froidement Geneviève, je reçois très-souvent des commandes de bouquets pour les mariages et pour les présents de noces, et ces messieurs m’apportent quelquefois les fleurs naturelles qu’ils veulent me faire imiter.

— Ah ! M. de Morand se marie ? » dit vivement madame Privat en fixant sur lui un regard scrutateur. Son impertinence étonna tellement André, qu’il hésita un instant à répondre ; mais l’indignation l’emportant sur sa timidité naturelle, il répondit effrontément : « Non, madame, je m’occupe de botanique, et je désire avoir une collection de certaines fleurs que mademoiselle a le talent d’imiter parfaitement. C’est un herbier de nouvelle espèce auquel M. Forez, mon ancien précepteur, s’intéresse beaucoup. Quant au mariage, les pauvres maris sont tellement ridicules pour le moment dans ce pays-ci, que j’attendrai un temps plus favorable. »

Madame Privat se mordit la lèvre et sortit brusquement. La réponse d’André faisait allusion à une aventure récente de son ménage ; et, quoique André ne fut pas méchant, il n’avait pu résister au désir de lui fermer la bouche. Quand elle fut sortie, il regarda Geneviève en souriant, espérant que cet incident allait faire oublier l’audace de sa visite ; mais il trouva Geneviève froide et sévère. « Puis-je savoir, monsieur, lui dit-elle, ce qui me procure l’honneur de votre présence ? »

André se troubla. « Je mérite que vous me receviez mal, répondit-il. J’ai été étourdi, imprudent, mademoiselle, en m’imaginant que c’était une chose toute simple que de venir vous offrir ces fleurs. L’impertinente personne qui sort d’ici m’a fait sentir mon tort ; me le pardonnerez-vous !

— Oui, monsieur, répondit Geneviève, s’il est vrai que vous n’en ayez pas prévu les suites, et si vous me promettez de ne pas m’y exposer une seconde fois.

— J’aimerais mieux renoncer au bonheur de vous revoir jamais que de vous causer une contrariété, répondit André ; et, laissant son bouquet sur la table, il se leva tristement pour se retirer ; mais une larme vint au bord de sa paupière, et Geneviève, qui s’en aperçut, se troubla à son tour.

— Au moins, lui dit-elle avec douceur, je ne vous chasse pas ; et puisque vous n’avez eu que de bonnes intentions aujourd’hui, je vous remercie de votre bouquet. »

En même temps elle le prit et l’examina. André s’arrêta et resta debout et incertain.

« Il est bien joli, dit Geneviève. Comment appelez-vous ces fleurs roses si rondes et si petites ?

— Ce sont des hépatiques, répondit-il en se rapprochant ; voici des belles de nuit à odeur de vanille, de la giroflée-mahon blanche, et des mauves couleur de rose.

— Oh ! celles-là se fanent bien vite, dit Geneviève. Je vais les mettre dans l’eau. »

Elle délia le bouquet et le mit dans un vase plein d’eau fraîche, en arrangeant chaque fleur avec soin. Pendant ce temps, André examinait les cartons ouverts et admirait la perfection des ouvrages de Geneviève. Cependant il lui échappa une exclamation de blâme qui faillit faire tomber le vase des mains de la jeune fille.

« Qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle.

— Ô ciel ! répondit André, des fuxias à calice vert ! Cela n’existe pas, c’est une invention gratuite.

— Hélas ! vous avez raison, dit Geneviève en rougissant, ce n’est pas ma faute. Une demoiselle de la ville, pour qui j’ai fait cette branche de fuxia, l’a voulue ainsi. En vain je lui ai montré l’original ; elle s’est obstinée à trouver ce bouquet trop rouge. — Feuilles, tiges, fleurs, tout, disait-elle, était de la même teinte. Elle m’a forcée d’ajouter ces feuilles, qui sont d’un ton faux, et de doubles calices…

— Qui sont d’une monstruosité épouvantable ! dit André avec chaleur. Quoi ! mutiler une si jolie plante, si gracieuse, si délicate !

— Il y a des gens de si mauvais goût ! reprit Geneviève ; tous les jours on me demande des choses extravagantes. J’avais fait des millepertuis de Chine assez jolis ; aussitôt toutes ces dames en ont demandé ; mais l’une les voulait bleus, l’autre rouges, selon la couleur de leurs rubans et de leurs robes. Que voulez-vous que devienne la vérité devant de pareilles considérations ? Je suis bien forcée, pour gagner ma vie, de céder à tous ces caprices : aussi je ne fais que pour moi des fleurs dont je sois contente. Celles-là, je ne les vends pas : ce sont mes études et mes vrais plaisirs. Je vous les ferais voir si…

— Oh ! voyons-les, je vous en supplie, dit André ; montrez-moi ces trésors. »

Geneviève alla ouvrir une armoire réservée, et montra à son jeune pédant une collection de fleurs admirablement faites. « Voici du véritable fuxia, dit-elle en lui désignant avec orgueil une branche de cette jolie plante.

— Ceci est un chef-d’œuvre, dit André en la prenant avec précaution. Vous ne savez pas quelles immenses ressources vous offre votre talent. Un amateur paierait cette fleur un prix exorbitant. Cependant on pourrait y faire encore une légère critique : les fleurs sont trop régulièrement parfaites ; la nature est plus capricieuse, plus sans façon. Ainsi le calice du fuxia a souvent cinq pétales, et souvent trois, au lieu de quatre qu’il doit avoir. Les caryophyllées sont sujettes à ces erreurs continuelles et n’en sont que plus belles. Voyez ce violier jaune qui est sur votre fenêtre.

— Vous avez peut-être raison, dit Geneviève. Moi j’évitais cela dans la crainte de mal faire. Aimez-vous ces pois de senteur ?

— Il n’y manque que le parfum ; cependant voici un petit défaut : toutes les légumineuses ont dix étamines, mais neuf seulement sont réunies dans une sorte de gaine ; la dixième est indépendante des autres, et vous n’avez pas observé cette particularité.

— Êtes-vous sûr de cela ?

— Il y a du genêt d’Espagne dans mon bouquet : déchirez-en une fleur.

— En vérité, vous avez raison ; mais vous êtes bien sévère. Tant mieux pourtant ; il y a beaucoup à profiter avec vous. Continuez donc à m’instruire, je vous en prie. »

André examina tous les cartons et trouva peu à critiquer, beaucoup à louer ; mais il ne négligea aucune occasion de relever les fautes légères de l’artiste, car il sentit que c’était le moyen de captiver l’attention et de rendre sa présence désirable.

« Puisqu’il en est ainsi, dit Geneviève quand il eut fini, je n’oserai plus achever une fleur nouvelle sans vous consulter ; car vous en savez plus que moi.

— Vous en sauriez bien vite autant si vous vouliez faire de votre art une étude un peu méthodique. Certainement, à force de recherches et d’observations, vous savez une infinité de choses que je ne saurai jamais ; mais l’ordre qu’on m’a fait mettre dans cette étude m’a appris des choses très-simples que vous ignorez. M. Forez avait pour cela une méthode admirable et d’une clarté parfaite.

— Et comment faire pour savoir ? dit Geneviève.

— Laissez-moi vous apporter mes cahiers et mon herbier ; avec une heure d’application par jour, vous en saurez dans un mois plus que M. Forez lui-même.

— Oh ! que je le voudrais ! dit Geneviève ; mais cela est impossible. Orpheline et seule comme je suis, je ne puis recevoir vos visites sans m’exposer aux plus méchants propos.

— N’êtes-vous pas au-dessus de ces puériles attaques ? dit André. À quoi vous a servi toute une vie de retraite et de prudence, si vous êtes aussi vulnérable que la plus étourdie de vos compagnes, et si, au premier acte d’indépendance que votre raison voudra tenter, l’opinion ne vous tient aucun compte d’une sagesse que vous avez si bien prouvée ?

— L’opinion ! l’opinion ! dit Geneviève en rougissant. Ce n’est pas que je la respecte, je sais ce qu’elle vaut, dans ce pays du moins ; mais je la crains. Je n’ai pas de famille, personne pour me protéger ; la méchanceté peut me prendre à partie, comme elle a fait tant de fois pour de pauvres filles qui avaient bien peu de torts à se reprocher. Elle peut me rendre bien malheureuse…

— Oui, si vous manquez de caractère ; mais si vous avez le juste orgueil de la vertu, si vous êtes pénétrée de votre propre dignité…

— Ne dites pas cela, on me reproche déjà d’être trop fière.

— Si j’avais le droit de vous faire un reproche, ce ne serait pas celui-là…

— Et lequel donc ? dit Geneviève vivement ; puis elle s’arrêta tout à coup, et André lut sur son visage qu’elle était fâchée d’avoir laissé échapper cette question, et qu’elle craignait une réponse trop significative.

— Je n’ai pas ce droit, répondit-il tristement, et je ne me flatte pas de l’avoir jamais. Vous craignez le blâme ; quelle raison assez forte auriez-vous pour le braver ? Ne faites pas attention à ce que je vous ai dit. Je déraisonne souvent.

— Cet aveu n’est pas rassurant, dit Geneviève en s’efforçant de sourire, pour quelqu’un qui comptait vous demander souvent des conseils.

— Sur la botanique ? reprit André. Je vous enverrai mes cahiers. Si quelque passage vous embarrasse, veuillez faire un signe sur la marge et me le renvoyer ; je demanderai une explication détaillée à M. Forez et le prierai de la rédiger lui-même. Je vous la ferai parvenir par mademoiselle Marteau, ou par mademoiselle Henriette, ou par telle autre personne que vous me désignerez. De cette manière, il me sera impossible de vous compromettre, et je ne serai pour personne un sujet de trouble et de scandale. »

Geneviève fut affligée de l’entendre s’exprimer d’un ton froid et blessé. Sa douceur et sa sensibilité naturelles parlèrent plus vite que sa raison.

« J’aimerais mieux, dit-elle, recevoir ces explications de vous directement : je comprendrais plus vite et je pourrais vous remercier moi-même de votre complaisance. Je ne sais pas comment il me deviendra possible de recevoir vos avis ; mais j’en chercherai le moyen… S’il me faut y renoncer, croyez que j’en aurai du regret, et que je conserverai de la reconnaissance pour vous. »

Elle s’arrêta toute troublée, et André se sentit si ému qu’il craignit de se mettre à pleurer devant elle. C’est pourquoi il se retira précipitamment, en faisant de profonds saluts et en attachant sur elle des regards pleins de douleur et de tendresse.

Quand il fut sorti, Geneviève se laissa tomber sur une chaise, mit les deux mains sur son cœur et le sentit battre avec violence. Alors, épouvantée de ce qu’elle éprouvait et n’osant s’interroger elle-même, elle se jeta à genoux, et demanda au ciel de lui laisser le calme dont elle avait joui jusqu’alors.

Elle fut presque malade le reste de la journée, et ne toucha point au frugal dîner qu’elle avait préparé elle-même comme à l’ordinaire. Vers le soir, elle s’enveloppa de son petit châle et alla se promener derrière la ville, dans un lieu solitaire où elle était sûre de pouvoir rêver en liberté. Quand la nuit vint, elle s’assit sur une éminence plantée de néfliers, et elle contempla le lever de ces astres dont André lui avait expliqué la marche. Peu à peu ses idées prirent un cours extraordinaire, et les connaissances nouvelles que la conversation d’André lui avait révélées portèrent son esprit vers des pensées plus vagues, mais plus élevées. Lorsqu’elle revint sur elle-même, elle s’étonna de trouver à ses agitations de la journée moins d’importance qu’elle ne l’avait craint d’abord. Elle ressentait déjà l’effet de ces contemplations où l’âme semble sortir de sa prison terrestre et s’envoler vers des régions plus pures ; mais elle ne se rendait raison d’aucune de ces impressions nouvelles, et marchait dans ce pays inconnu avec la surprise et le doute d’un enfant qui lit pour la première fois un conte de fées.

Geneviève n’était point romanesque ; elle n’avait jamais désiré d’aimer ou d’être aimée. Elle ne pensait aux passions qu’avec crainte, et s’était promis de s’y soustraire à la faveur d’une vie solitaire et laborieuse. Naturellement aimante et bonne, elle commençait à pressentir l’amour d’André pour elle. Elle n’eût pas osé se l’expliquer à elle-même ; mais elle avait compris instinctivement ses tourments, ses craintes et son chagrin de la matinée. Elle en avait été émue sans savoir pourquoi, et elle lui avait parlé avec une bienveillance qui ne cachait pas un sentiment plus vif. Geneviève n’avait pas d’amour, et quand elle chercha consciencieusement la cause de son trouble, elle reconnut en elle-même le regret d’avoir commis une imprudence. « Qu’avais-je donc ce matin, en effet ? se demanda-t-elle, et pourquoi me suis-je laissé émouvoir si vite par les idées et les discours de ce jeune homme ? pourquoi l’ai-je tant remercié ? Qu’a-t-il fait pour moi ? Il m’a expliqué des choses bien intéressantes, il est vrai ; mais il l’a fait pour soutenir la conversation ou pour le plaisir de voir mon étonnement. Et puis il m’a apporté un bouquet que j’aurais pu cueillir moi-même dans les prés, et fait une visite dont, grâce à madame Privat, toute la ville jase déjà. Pourquoi m’a-t-il fait cette visite ? si c’était par amitié, il aurait dû prévoir à quels dangers il m’exposait. Et moi qui l’ai si bien senti tout de suite, d’où vient que, sur deux ou trois grandes paroles qu’il m’a dites, j’ai presque promis de braver, pour le voir, les railleries des méchants et des sots ? Ah ! je suis une folle. Je désire m’élever au-dessus de ma fortune et de mon état : qu’y gagnerai-je ? Quand j’aurai appris tout ce que mes compagnes ignorent ; en serai-je plus heureuse ?… Hélas ! il me semble que oui ; mais c’est peut-être un conseil de l’orgueil. Déjà j’étais prête à sacrifier ma réputation au plaisir d’apprendre la botanique et de causer avec un jeune homme savant. Mon Dieu, mon Dieu, défendez-moi de ces idées-là, et apprenez-moi à me contenter de ce que vous m’avez donné. »

Geneviève rentra plus calme et résolue à ne plus revoir André. Elle se tint parole ; car elle reçut les cahiers et les herbiers par Henriette, et ne les ouvrit pas, dans la crainte d’y trouver trop de tentations. Elle s’habitua en peu de jours à penser à lui sans trouble et sans émotion. Une quinzaine s’écoula sans qu’elle sortît de sa retraite et sans qu’elle entendît parler du désolé jeune homme, qui passait une partie des nuits à pleurer sous ses fenêtres.