André (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 05

J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 47-51).
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V.

Henriette essaya en effet, pour complaire à Joseph Marteau, dont elle aurait été bien aise de rendre sérieuses les protestations d’amour. Du reste, elle feignait d’admirer beaucoup la vertu de Geneviève, et, par esprit de corps, elle ne cessait de vanter la supériorité de cette grisette, en sagesse et en esprit, sur toutes les dames de la ville ; mais intérieurement elle n’approuvait pas trop la rigidité excessive de sa conduite. Elle croyait que le bonheur n’est pas dans la solitude du cœur, et son amitié pour elle la portait à lui conseiller sans cesse d’écouter quelque galant.

Elle fut forcée de dissimuler avec Geneviève pour la décider à venir chez madame Marteau. La jeune fleuriste ne se rendit qu’en recevant l’assurance de n’y rencontrer que les filles de la maison et les ouvrières d’Henriette.

Pour aider à ce mensonge, Joseph, sans rien dire à André, le mena faire un tour de promenade dans la ville, et ne rentra que lorsqu’il jugea Geneviève et Henriette arrivées.

Ils les rejoignirent dans le petit jardin qui était situé derrière la maison. Geneviève donnait le bras à la grand’mère, qui s’appuyait sur elle d’un air affectueux en lui disant :

« Viens ici, mon enfant, je veux te montrer mes hémérocales, tu n’as jamais rien vu de plus beau. Quand tu les auras regardées, tu voudras en faire pour le bouquet de Justine ; c’est une fleur du plus beau blanc : tiens, vois ! »

Geneviève ne s’apercevait pas de la présence des deux jeunes gens ; ils marchaient doucement derrière elle, Joseph faisant signe aux autres jeunes filles de ne pas les faire remarquer. Geneviève s’arrêta et regarda les fleurs sans rien dire ; elle semblait réfléchir tristement. « Eh bien, dit la vieille, est-ce que tu n’aimes pas ces fleurs-là ?

— Je les aime trop, répondit Geneviève d’un petit ton précieux rempli de charmes. C’est pour cela que je ne veux pas les copier. Ah ! voyez-vous, madame, je ne pourrais jamais ; comment oserais-je espérer de rendre cette blancheur-là et le brillant de ce tissu ? du satin serait trop luisant, la mousseline serait trop transparente ; oh ! jamais, jamais ! Et ce parfum ! qu’est-ce que c’est que ce parfum-là ? qui l’a mis dans cette fleur ? où en trouverais-je un pareil pour celles que je fais ? Le bon Dieu est plus habile que moi, ma chère dame ! »

En parlant ainsi, Geneviève, s’appuyant sur le vase de fleurs, pencha sur les hémérocales son front aussi blanc que leur calice, et resta comme absorbée par la délicieuse odeur qui s’en exhalait.

C’est alors seulement qu’André put voir son visage, et il reconnut sa dame d’amour, comme il l’appelait dans ses pensées, en souvenir des deux vers de la romance.

Geneviève ne ressemblait en rien à ses compagnes : elle était petite et plutôt jolie que belle ; elle avait une taille très-mince et très-gracieuse, quoiqu’elle se tint droite à ne pas perdre une ligne de sa petite stature. Elle était très-blanche, peu colorée, mais d’un ton plus fin et plus pur que la plus exquise rose musquée qui fût sortie de son atelier. Ses traits étaient délicats et réguliers ; et quoique son nez et sa bouche ne fussent pas d’une forme très-distinguée, l’expression de ses yeux et la forme de son front lui donnaient l’air fier et intelligent. Sa toilette n’était pas non plus la même que celle des grisettes de son pays ; elle se rapprochait des modes parisiennes, car elle avait étudié son art à Paris. Aussi ses compagnes toléraient beaucoup d’innovations de sa part. Seule dans toute la ville elle se permettait d’avoir un tablier de satin noir, et même de porter dans sa chambre un tablier de foulard ; ce qui, malgré toute la bienveillance possible, faisait bien un peu jaser. Elle avait hasardé de réduire les immenses dimensions du bonnet distinctif des artisanes de L… ; elle convenait bien que sur le corps d’une grande femme cette fanfrelucherie de rubans et de dentelles ne manquait pas d’une grâce extravagante ; mais elle objectait que sa petite personne eût été écrasée par une semblable auréole, et elle avait adopté le petit bonnet parisien à ruche courte et serrée, dont la blancheur semblait avoir été mise au défi par celle du visage qu’elle entourait. Elle avait en outre une recherche de chaussure tout à fait ignorée dans le pays ; elle tricotait elle-même avec du fil extrêmement fin ses gants et ses bas à jour. André reconnut à ses mains des gants pareils à celui qu’il possédait ; il admira la petitesse de ses mains et celle des pieds que chaussaient d’étroits souliers de prunelle à cothurnes rigidement serrés ; la robe, au lieu d’être collante comme celle de ses compagnes, était ample et flottante ; mais elle dessinait une ceinture dont une fille de dix ans eût été jalouse, et à travers la percale fine et blanche on devinait des épaules et des bras couleur de rose.

Lorsqu’elle aperçut Joseph, qui lui adressa le premier la parole, elle le salua avec une politesse froide ; mais Joseph avait le moyen de l’adoucir.

« Oh ! mademoiselle Geneviève, lui dit-il, j’ai bien pensé à vous hier à la chasse ; imaginez qu’il y a auprès de l’étang du Château-Fondu des fleurs comme je n’en ai jamais vu ; si j’avais pu trouver le moyen de les apporter sans les faner, j’en aurais mis pour vous dans ma gibecière.

— Vons ne savez pas ce que c’est ?

— Non, en vérité ! mais cela a deux pieds de haut ; les feuilles sont comme tachées de sang ; les fleurs sont d’un rose clair, avec de grandes taches de lie de vin ; on dirait de grandes guêpes avec un dard, ou de petites vilaines figures qui vous tirent la langue ; j’en ai ri tout seul à m’en tenir les côtes en les regardant.

— Voilà une plante fort singulière, dit Geneviève en souriant.

— Je crois, dit timidement André, autant que mon peu de savoir en botanique me permet de l’affirmer, que ce sont des plantes ophrydes appelées par nos bergers herbe aux serpents[1].

— Ah ! pourquoi ce nom-là ? dit Geneviève ; qu’est-ce que ces pauvres fleurs ont de commun avec ces vilaines bêtes ?

— Ce sont des plantes vénéneuses, répondit André, et qui ont quelque chose d’affreux en elles malgré leur beauté ; ces taches de sang d’abord, et puis une odeur repoussante. Si vous les aviez vues, vous auriez trouvé quelque chose de méchant dans leur mine ; car les plantes ont une physionomie comme les hommes et les animaux.

— C’est drôle ce que tu dis là, reprit Joseph ; mais c’est parbleu vrai ! Quand je te dis que ces fleurs m’ont fait l’effet de me rire au nez, et que je n’ai pas pu m’empêcher d’en faire autant !

— D’autant plus que pour les cueillir dans cet endroit, répondit André, il faut courir un certain danger : l’étang de Château-Fondu a des bords assez perfides.

— Où prenez-vous ce Château-Fondu ? demanda Henriette.

— Auprès du château de Morand, répondit Joseph. Oh ! c’est un endroit singulier et assez dangereux en effet. Figurez-vous un petit lac au milieu d’une prairie : l’eau est presque toute cachée par les roseaux et les joncs ; cela est plein de sarcelles et de canards sauvages : c’est pourquoi j’y vais chasser souvent.

— Quand tu dis chasser, tu veux dire braconner, interrompit André.


En parlant ainsi, Geneviève, s’appuyant sur le vase de fleurs…
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— Soit. Je vous disais donc qu’on ne voit presque pas où l’eau commence, tant cela est plein d’herbes. Sur les bords il y a une espèce de gazon mou où vous croyez pouvoir marcher ; pas du tout : c’est une vase verte où vous enfoncez au moins jusqu’aux genoux, et très-souvent jusque par-dessus la tête.

— La tradition du pays, reprit André, est qu’autrefois il y avait un château à la place de cet étang. Une belle nuit le diable, qui avait fait signer un pacte au châtelain, voulut emporter sa proie et planta sa fourche sous les fondations. Le lendemain on chercha le château dans tout le pays ; il avait disparu. Seulement on vit à la place une mare verte dont personne ne pouvait approcher sans enfoncer dans la vase, et qui a gardé le nom de Château-Fondu.

— Voilà un conte comme je les aime, dit Geneviève.

— Ce qui accrédite celui-là, reprit André, c’est que dans les chaleurs, lorsque les eaux sont basses, on voit percer çà et là des amas de terres ou de pierres verdâtres que l’on prend pour des créneaux de tourelles.

— Je ne sais ce qui en est, dit Joseph ; mais il est certain que mon chien, qui n’est pas poltron, qui nage comme un canard, et qui est habitué à barboter dans les marais pour courir après les bécassines, a une peur effroyable du Château-Fondu ; il semble qu’il y ait là je ne sais quoi de surnaturel qui le repousse ; je le tuerais plutôt que de l’y faire entrer.

— C’est un endroit tout à fait merveilleux, dit Geneviève. Est-ce bien loin d’ici ?

— Oh ! mon Dieu, non, dit André, qui mourait d’envie de rencontrer encore Geneviève dans les prés.

— Pas bien loin, pas bien loin ! dit Joseph ; il y a encore trois bonnes lieues de pays. Mais voulez-vous y aller, mademoiselle Geneviève ?

— Non, monsieur ; c’est trop loin.

— Il y aurait un moyen : je mettrais mon gros cheval à la patache, et…

— Oh ! oui, oui ! s’écrièrent Henriette et ses ouvrières ! menez-nous au Château-Fondu, monsieur Joseph !

— Et nous aussi ! s’écrièrent les petites sœurs de Joseph ; nous aussi, Joseph ! En patache, ah ! quel plaisir !

— J’y consens si vous êtes sages. Voyons, quel jour !

— Pardine ! c’est demain dimanche, dit Henriette.


Joseph Marteau.

— C’est juste. À demain donc. Vous y viendrez avec nous, mademoiselle Geneviève ?

— Oh ! je ne sais, dit-elle avec un peu d’embarras. Je crois que je ne pourrai pas. Je ne vous suis pas moins reconnaissante, monsieur.

— Allons ! allons ! voilà tes scrupules, Geneviève, dit Henriette. C’est ridicule, ma chère. Comment, tu ne peux pas venir avec nous quand les demoiselles Marteau y viennent ?

— Ces demoiselles, lui dit tout bas Geneviève, sont sous la garde de leur frère.

— Eh ! mon Dieu ! dit tout haut Henriette, tu seras sous la mienne. Ne suis-je pas une fille majeure, établie, maîtresse de ses actions ? Y a-t-il n’importe où, n’importe qui assez malappris pour me regarder de travers ? Est-ce qu’on ne se garde pas soi-même d’ailleurs ? Tu es ennuyeuse, Geneviève, toi qui pourrais être si gentille ! Allons, tu viendras, ma petite ! Mesdemoiselles, venez donc la décider.

_ Oh ! oui ! oui ! Geneviève, tu viendras, dirent toutes les petites filles ; nous n’irons pas sans toi. »

Justine, l’aînée des filles de la maison, passa son bras sous celui de Geneviève en lui disant :

« Je vous en prie, ma chère, venez-y. » Et elle ajouta, en se penchant à son oreille : « Vous savez que je ne puis causer qu’avec vous.

_ Eh bien ! j’irai, dit Geneviève toute confuse, puisque vous le voulez absolument.

— Comme vous êtes aimable ! dit Justine.

— Oh ! ne vous y fiez pas ! s’écria Henriette ; voilà comme elle fait toujours. Elle promet pour se débarrasser des gens, et au moment de partir elle trouve mille prétextes pour rester. C’est une menteuse ; faites-lui donner sa parole d’honneur.

— Allez-y mon enfant, dit madame Marteau à Geneviève. Je ne puis y aller ; sans cela je vous accompagnerais. Mais, si vous êtes obligeante, vous me remplacerez auprès de mes petites. Joseph est un grand fou, ces demoiselles-là sont un peu étourdies : elles s’amuseront, elles danseront, et elles feront bien ; mais pendant ce temps les petites filles pourraient bien se jeter dans ce vilain Château-Fondu. Vous, Geneviève, qui êtes sage et sérieuse comme une petite maman, vous les surveillerez, et je vous en saurai tout le gré possible.

— Cela me décide tout à fait, répondit Geneviève. J’irai, ma chère dame ; mesdemoiselles, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Oh ! quel bonheur ! s’écrièrent les petites Marteau ; tu joueras avec nous, Geneviève ; tu nous feras des couronnes de marguerites et des paniers de jonc, n’est-ce pas ?

— Un instant, un instant, dit Joseph ; combien serons nous ? Neuf femmes, André et moi. Je ne peux mettre tout ce monde-là dans ma patache : il faut nous mettre en quête d’une seconde voiture.

— Mon père a un char à bancs, qu’il nous prêtera volontiers, dit André.

— À la bonne heure, voilà qui est convenu, reprit Joseph. Tu iras coucher ce soir chez toi, et tu seras revenu ici de grand matin avec ton équipage. Très-bien. Maintenant préparons-nous à nous amuser demain en nous amusant aujourd’hui. Voulez-vous danser ? voulez-vous jouer aux barres, à cache-cache, aux petits paquets ?

— Dansons, dansons ! » crièrent les jeunes filles.

Joseph tira sa flûte de sa poche, grimpa sur des gradins de pierre couverts d’hortensias, et se mit à jouer, tandis que ses sœurs et les grisettes prirent place sous les lilas. André mourait d’envie d’inviter Geneviève : c’est pourquoi il ne l’osa pas et s’adressa à Henriette, qui fut assez fière d’avoir accaparé le seul danseur de la société.

Néanmoins, guidée par un regard de Joseph, elle entraîna son cavalier vis-a-vis de Geneviève, qui avait pris pour danseuse la plus petite des demoiselles Marteau. Geneviève rougit beaucoup quand il fut question de toucher la main d’André : c’était la première fois de sa vie que pareille chose lui arrivait ; mais elle prit courageusement son parti et montra une gaieté douce qu’elle n’aurait pas espérée d’elle-même si elle eût prévu une heure auparavant qu’elle dût sortir à ce point de ses habitudes.

« Eh bien ! savez-vous une chose ? s’écria Joseph à la fin de la contredanse ; c’est que mademoiselle Geneviève passe pour ne pas savoir danser. Oui, mesdemoiselles, il y a dans la ville vingt mauvaises langues qui disent qu’elle a ses raisons pour ne pas aller au bal. Eh bien ! moi, je vous le dis, je n’ai jamais vu si bien danser de ma vie ; et cependant, mademoiselle Henriette, il n’y a pas beaucoup de prévôts qui pussent vous en remontrer. »

Geneviève devint rouge comme une fraise, et Henriette, s’approchant de Joseph, lui dit :

« Taisez-vous, vous allez la mettre en fuite. C’est un mauvais moyen pour l’apprivoiser que de faire attention à elle.

— Allons donc ! allons donc ! dit Joseph à voix basse en ricanant ; un petit compliment ne fait jamais de peine à une fille. Quand je vous dis, par exemple, que vous voilà jolie comme un ange, vous ne pouvez pas vous en fâcher, car vous savez bien que je le pense.

— Vous êtes un diseur de riens ! » répondit Henriette, gonflée d’orgueil et de contentement.

Cette fois André osa inviter Geneviève, mais il la fit danser sans pouvoir lui dire un mot ; à chaque instant la parole expirait sur ses lèvres. Il craignait de manquer d’esprit, son cœur battait, il perdait la tête. Lorsqu’il avait à faire un avant-deux, il ne s’en apercevait pas et laissait son vis-à-vis aller tout seul ; puis tout à coup il s’élançait pour réparer sa faute, dansait une autre figure et embrouillait toute la contredanse, aux grands éclats de rire des jeunes filles. Geneviève seule ne se moquait pas de lui ; elle était silencieuse et réservée. Cependant elle regardait André avec assez de bienveillance ; car il avait bien parlé sur la botanique, et cela devait abréger de beaucoup les timides préliminaires de leur connaissance. Mais si André avait osé se mêler à la conversation et s’adresser à elle d’une manière générale, il n’en était plus de même lorsqu’il s’agissait de lui dire quelques mots directement. Cette excessive timidité diminuait d’autant celle de Geneviève ; car elle était fière et non prude. Elle craignait les grosses fadeurs qu’elle entendait adresser à ses compagnes ; mais en bonne compagnie elle se fût sentie à l’aise comme dans son élément.

Il y a des natures choisies qui se développent d’elles-mêmes, et dans toutes les positions où il plaît au hasard de les faire naître. La noblesse du cœur est, comme la vivacité d’esprit, une flamme que rien ne peut étouffer, et qui tend sans cesse à s’élever, comme pour rejoindre le foyer de grandeur et de bonté éternelle dont elle émane. Quels que soient les éléments contraires qui combattent ces destinées élues, elles se font jour, elles arrivent sans effort à prendre leur place, elles s’en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur leur front comme un sceau divin, comme un diadème invisible qui les appelle à dominer naturellement les essences inférieures ; on ne souffre pas de leur supériorité, parce qu’elle s’ignore elle-même ; on l’accepte parce qu’elle se fait aimer. Telle était Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait sa vie.

On dit que la poésie se meurt : la poésie ne peut pas mourir. N’eût-elle pour asile que le cerveau d’un seul homme, elle aurait encore des siècles de vie, car elle en sortirait comme la lave du Vésuve, et se fraierait un chemin parmi les plus prosaïques réalités. En dépit de ses temples renversés et des faux dieux adorés sur leurs ruines, elle est immortelle comme le parfum des fleurs et la splendeur des cieux. Exilée des hauteurs sociales, répudiée par la richesse, bannie des théâtres, des églises et des académies, elle se réfugiera dans la vie bourgeoise, elle se mêlera aux plus naïfs détails de l’existence. Lasse de chanter une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer à l’oreille des petits des paroles d’amour et de sympathie. Et déjà n’est-elle pas descendue sous les voûtes des tavernes allemandes ? ne s’est-elle pas assise au rouet des femmes ? ne berce-t-elle pas dans ses bras les enfants du pauvre ? Compte-t-on pour rien toutes ces âmes aimantes qui la possèdent et qui souffrent, qui se taisent devant les hommes et qui pleurent devant Dieu ? Voix isolées qui enveloppent le monde d’un chœur universel et se rejoignent dans les cieux ; étincelles divines qui retournent à je ne sais quel astre mystérieux, peut-être à l’antique Phébus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et l’alimenter d’un feu toujours divin ! Si elle ne produit plus de grands hommes, n’en peut-elle pas produire de bons ? Qui sait si elle ne sera pas la divinité douce et bienfaisante d’une autre génération, et si elle ne succédera pas au doute et au désespoir dont notre siècle est atteint ? Qui sait si dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catéchisme religieux, le dégoût et la tristesse ne seront pas flétris comme des vices, tandis que l’amour, l’espoir et l’admiration seront récompensés comme des vertus ?

La poésie, révélée à toutes les intelligences, serait un sens de plus que tous les hommes peut-être sont plus ou moins capables d’acquérir, et qui rendrait toutes les existences plus étendues, plus nobles et plus heureuses. Les mœurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec une évidence éclatante ; la nature, il est vrai, prodigue de grands spectacles dans de telles régions, s’est chargée de l’éducation de ces hommes ; mais les chants des bardes sont descendus dans les vallées, et les idées poétiques peuvent s’ajuster à la taille de tous les hommes. L’un porte sa poésie sur son front, un autre dans son cœur ; celui-ci la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines, celui-là la poursuit au galop de son cheval à travers les ravins ; un troisième l’arrose sur sa fenêtre dans un pot de tulipes. Au lieu de demander où elle est, ne devrait-on pas demander où elle n’est pas ? Si ce n’était qu’une langue, elle pourrait se perdre ; mais c’est une essence qui naît de deux choses : la beauté répandue dans la nature extérieure, et le sentiment départi à toute intelligence ordinaire. Pour condamner à mort la poésie et la porter au cercueil, il nous faudra donc arracher du sol jusqu’à la dernière des fleurettes dont Geneviève faisait ses bouquets.

Car elle aussi était poète ; et croyez bien qu’il y a au fond des plus sombres masures, au sein des plus médiocres conditions, beaucoup d’existences qui s’achèvent sans avoir produit un sonnet, mais qui pourtant sont de magnifiques poèmes.

Il faut bien peu de chose pour éveiller ces esprits endormis dans l’épaisse atmosphère de l’ignorance ; et pour les entourer à jamais d’une lumineuse auréole qui ne les quitte plus. Un livre tombé sous la main, un chant ou quelques paroles recueillies d’un passant, une étude entreprise dans un dessein prosaïque ou par nécessité, le moindre hasard providentiel, suffit à une âme élue pour découvrir un monde d’idées et de sentiments. C’est ce qui était arrivé à Geneviève. L’art frivole d’imiter les fleurs l’avait conduite à examiner ses modèles, à les aimer, à chercher dans l’étude de la nature un moyen de perfectionner son intelligence ; peu à peu elle s’était identifiée avec elle, et chaque jour, dans le secret de son cœur, elle dévorait avidement le livre immense ouvert devant ses yeux. Elle ne songeait pas à approfondir d’autre science que celle à laquelle tous ses instants étaient forcément consacrés ; mais elle avait surpris le secret de l’universelle harmonie. Ce monde inanimé qu’autrefois elle regardait sans le voir, elle le comprenait désormais ; elle le peuplait d’esprits invisibles, et son âme s’y élançait pour y embrasser sans cesse l’amour infini qui plane sur la création. Emportée par les ailes de son imagination toute-puissante, elle apercevait, au delà des toits enfumés de sa petite ville, une nature enchantée qui se résumait sur sa table dans un bouton d’aubépine. Un chardonneret familier, qui voltigeait dans sa chambre, lui apportait du dehors toutes les mélodies des bois et des prairies ; et lorsque sa petite glace lui renvoyait sa propre image, elle y voyait une ombre divine si accomplie qu’elle était émue sans savoir pourquoi, et versait des pleurs délicieux comme à l’aspect d’une sœur jumelle.

Elle s’était donc habituée à vivre en dehors de tout ce qui l’entourait. Ce n’était pas, comme on le prétendait, une vertu sauvage et sombre ; elle était trop calme dans son innocence pour avoir jamais cherché sa force dans les maximes farouches. Elle n’avait pas besoin de vertu pour garder sa sainte pudeur, et le noble orgueil d’elle-même suffisait à la préserver des hommages grossiers que recherchaient ses compagnes ; elle les fuyait, non par haine, mais par dédain ; elle ne craignait pas d’y succomber, mais d’en subir le dégoût et l’ennui. Heureuse avec sa liberté et ses occupations, orpheline, riche par son travail au delà de ses besoins, elle était affable et bonne avec ses amies d’enfance : elle eût craint de leur paraître vaine de son petit savoir, et se laissait égayer par elles ; mais elle supportait cette gaieté plutôt qu’elle ne la provoquait, et si jamais elle ne leur donnait le moindre signe de mépris et d’ennui, du moins son plus grand bonheur était de se retrouver seule dans sa petite chambre et de faire sa prière en regardant la lune et en respirant les jasmins de sa fenêtre.

  1. C’est le satyrion-bouquin.