André (1851)/Chapitre 9

(Redirigé depuis André/Chapitre 9)
André (1835)
Calmann-Lévy (p. 105-123).



IX


Mais la Providence voulait consoler André, et le hasard peut-être voulait faire échouer les résolutions de Geneviève. Un matin elle se laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes, et alla chercher des iris dans les Prés-Girault ; elle ne savait pas qu’André l’y avait vue un certain jour qui avait marqué dans sa vie comme une solennité et qui avait décidé de tout son avenir. Elle se flattait d’avoir trouvé là un refuge contre tous les regards, un asile contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s’assit au bord de l’eau en chantant. Mais aussitôt des pas firent crier le sable derrière elle. Elle se retourna et vit André.

Un cri lui échappa, un cri imprudent qui l’eût perdue si André eût été un homme plus habile. Mais le bon et crédule enfant n’y vit rien que de désobligeant, et lui dit d’un air abattu : « Ne craignez rien, mademoiselle ; si ma présence vous importune, je me retire. Croyez que le hasard seul m’a conduit ici ; je n’avais pas l’espoir de vous y rencontrer, et je n’aurai pas l’audace de déranger votre promenade. »

La pâleur d’André, son air triste et doux, son regard plein de reproche et pourtant de résignation, produisirent un effet magnétique sur Geneviève, « Non, monsieur, lui dit-elle, vous ne me dérangez pas, et je suis bien aise de trouver l’occasion de vous remercier de vos cahiers… Ils m’intéressent beaucoup, et tous les jours… » Geneviève se troubla et ne put achever, car elle mentait et s’en faisait un grave reproche. André, un peu rassuré, lui fit quelques questions sur ses lectures. Elle les éluda en lui demandant le nom d’une jolie fleurette bleue qui croissait comme un tapis étendu sur l’eau. « C’est, répondit André, le bécabunga, qu’il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu’il croisse pèle-mêle avec lui. » En parlant ainsi, il se mit dans l’eau jusqu’à mi-jambes pour cueillir la fleur que Geneviève avait regardée ; il s’y fût mis jusqu’au cou si elle avait eu envie de la feuille sèche qu’emportait le courant un peu plus loin. Il parlait si bien sur la botanique qu’elle ne put y résister. Au bout d’un quart d’heure ils étaient assis tous deux sur le gazon. André jonchait le tablier de Geneviève de fleurs effeuillées dont il lui démontrait l’organisation. Elle l’écoutait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et mélancoliques. André était parfois comme fasciné et perdait tout à fait le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur quelque autre partie des sciences naturelles, et Geneviève, toujours avide de s’élancer dans les régions inconnues, le questionnait avec vivacité. André voulut, pour lui rendre ses dissertations plus claires, remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la différence des climats, l’influence de l’atmosphère sur la végétation, les diverses régions où les végétaux peuvent vivre, depuis le pin des sommets glacés du Nord jusqu’au bananier des Indes brûlantes. Mais ce cours de géographie botanique effrayait l’imagination de Geneviève.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle à plusieurs reprises, la terre est donc bien grande ?

— Voulez-vous en prendre une idée ? lui dit André ; je vous apporterai demain un atlas ; vous apprendrez la géographie et la botanique en même temps.

— Oui, oui, je le veux ! dit vivement Geneviève ; et puis elle songea à ses résolutions, hésita, voulut se rétracter et céda encore, moitié au chagrin d’André, moitié à l’envie de voir s’entr’ouvrir les feuillets mystérieux du livre de la science.

Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa conscience ; mais cette fois la leçon fut si intéressante ! Le dessin de ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la hauteur de ces plateaux d’où les eaux s’épanchent dans les plaines, la configuration de ces terres échancrées, entassées, disjointes, rattachées par des isthmes, séparées par des détroits ; ces grands lacs, ces forêts incultes, ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs, perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées, toute cette magie de l’immensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle revint aux Prés-Girault tous les jours suivants, et souvent le soleil commençait à baisser quand elle songeait à s’arracher à l’attrait de l’étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve et à verser dans cette âme intelligente les trésors que la sienne avait recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l’élever jusqu’à lui et d’être à la fois le créateur et l’amant de son Eve.

Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules de la rivière ; tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d’aubépines. Tout en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps autour d’eux, et, se regardant aussi l’un l’autre, ils s’éveillaient des magnifiques voyages de leur imagination pour se retrouver dans une oasis paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlacé l’un à l’autre. Quand la matinée était un peu avancée, André tirait de sa gibecière un pain blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de crème dans quelque chaumière des environs, et il déjeunait sur l’herbe avec Geneviève. Cette vie pastorale établit promptement entre eux une intimité fraternelle, et leurs plus beaux jours s’écoulèrent sans que le mot d’amour fût prononcé entre eux et sans que Geneviève songeât que ce sentiment pouvait entrer dans son cœur avec l’amitié.

Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là, vinrent suspendre leurs rendez-vous innocents.

Une semaine s’écoula sans que Geneviève pût hasarder sa mince chaussure dans les prés humides. André n’y put tenir. Il arriva un matin chez elle avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura ; et, refermant son atlas, il allait sortir. Geneviève l’arrêta, et, heureuse de le consoler, heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d’elle et reprit les leçons du Pré-Girault. Le jeune professeur, à mesure qu’il se voyait compris, se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.

Pendant deux mois il vint tous les jours passer plusieurs heures avec son écolière. Elle travaillait tandis qu’il parlait, et de temps en temps elle laissait tomber sur la table une tulipe ou une renoncule à demi faite pour suivre de l’œil les démonstrations que son maître traçait sur le papier ; elle l’interrompait aussi de temps en temps pour lui demander son avis sur la découpure d’une feuille ou sur l’attitude d’une tige. Mais l’intérêt qu’elle mettait à écouter les autres leçons l’emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art, contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer enchantée et ne s’apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour elle trouvait, dans le développement de son esprit, une jouissance enthousiaste qui transformait entièrement son caractère et devant laquelle sa prudence timide s’était envolée, comme les terreurs de l’enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être bientôt forcée de voir les écueils au milieu desquels elle s’était engagée.

Mademoiselle Marteau se maria, et le surlendemain de ses noces, lorsque les voisins et les parents furent rentrés chez eux satisfaits et malades, elle invita ses amies d’enfance à venir dîner sur l’herbe, à une métairie qui lui avait servi de dot, et qui était située auprès de la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure bourgeoisie de la province ; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce n’était pas la première fois que ses manières distinguées et sa conduite irréprochable lui valaient cette préférence. Déjà plusieurs familles honorables l’avaient appelée à leurs réunions intimes, non pas, comme ses compagnes, à titre d’ouvrière en journée, mais en raison de l’estime et de l’affection qu’elle inspirait. Toute la sévère étiquette derrière laquelle se retranche la société bourgeoise aux jours de gala, pour se venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s’était depuis longtemps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste : elle n’était regardée précisément ni comme une demoiselle ni comme une ouvrière, le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection à cet égard. Geneviève n’appartenait à aucune classe et avait accès dans toutes.

Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette position brillante où jamais aucune fille de condition n’avait osé aspirer, Geneviève l’avait perdue à son insu ; elle était devenue savante, mais elle ignorait encore à quel prix.

Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la ville, lui fit le même accueil qu’à l’ordinaire ; mais les autres jeunes personnes, au lieu de l’entourer, comme elles faisaient toujours, pour l’accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où Geneviève s’était assise. Elle ne s’en aperçut pas d’abord ; mais le soin que prit Justine de venir se placer auprès d’elle lui fit remarquer l’abandon des autres et l’espèce de mépris qu’elles affectaient de lui témoigner. Geneviève était d’une nature si peu violente qu’elle n’éprouva d’abord que de l’étonnement ; aucun sentiment d’indignation ni même de douleur ne s’éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini, plusieurs demoiselles, qui semblaient n’attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent ; les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin, en évitant avec soin d’approcher de la réprouvée. En vain Justine s’efforça d’en rallier quelques-unes : elles s’enfuirent ou se tinrent un instant près d’elle dans une attitude si altière et avec un silence si glacial que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d’affliger la bonne Justine, elle feignit de ne pas s’en affecter elle-même et se retira sous prétexte d’un travail qu’elle avait à terminer. À peine était-elle seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu’elle entendit frapper à sa porte, et qu’elle vit entrer Henriette avec un visage composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et même l’émotion qu’elle venait d’éprouver lui causait des suffocations : elle fut très-contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle se composa un visage aussi calme que possible ; mais Henriette était résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l’avoir embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en face d’un air triste, en lui disant :

— Eh bien ?

— Eh bien, quoi ? dit Geneviève, à qui la fierté donna la force de sourire.

— Te voilà revenue ? reprit Henriette du même ton de condoléance.

— Revenue de quoi ? que veux-tu dire ?

— On dit qu’elles se sont conduites indignement… Ah ! c’est une horreur ! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons ; nous savons aussi bien des choses que nous dirons, et les plus bégueules auront leur paquet.

— Doucement ! doucement ! dit Geneviève ; je ne te demande vengeance contre personne et je ne me crois pas offensée.

— Ah ! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile de m’en faire un secret ; je sais tout ce qui s’est passé ; il y a assez longtemps que j’entends comploter l’affront qui t’a été fait. Ces belles demoiselles ne cherchaient qu’une occasion, et tu as été au-devant de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c’est, Geneviève, de vouloir sortir de son état ! Si tu n’avais jamais fréquenté que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé. Non, non, ce n’est pas parmi nous que tu aurais été insultée ; car nous savons toutes ce que c’est que d’avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime en effet que d’avoir un amant ! Et toutes ces princesses-là en ont bien deux ou trois ! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour.

Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu’elle faillit se trouver mal. Elle s’assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent aussi pâles que ses joues.

— Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec toute la sincérité de son indiscrète amitié ; le mal n’est pas sans remède ; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence ; tu en avais tant autrefois ! Comment as-tu fait pour la perdre si vite ?

— Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions ; mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci ; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade.

— Eh bien ! eh bien ! je vais t’aider. Comment ! je te quitterais dans un pareil moment ! Non pas, certes ! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître tes vraies amies ; tu as trop compté sur les demoiselles à grande éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sûre. On n’apprend pas à avoir bon cœur, cela vient tout seul ; et il n y a pas besoin d’avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine ton lit ? quelle tisane veux-tu boire ?

— Rien, rien, Henriette ; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.

— Il faut cependant te soigner ! Veux-tu te laisser surmonter par le chagrin ? Pauvre Geneviève ! elles ont donc été bien insolentes, ces bégueules ? Qu’est-ce qu’on t’a dit ? Raconte-moi tout ; cela te soulagera.

— Je n’ai vraiment rien à raconter ; on ne m’a rien dit de désobligeant, et je ne me plains de personne.

— En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du mal qu’on te fait. Si tu savais comme on te déchire ! quelle haine on a pour toi !

— De la haine ! de la haine contre moi ? Et pourquoi, au nom du ciel ?

-Parce qu’on est enchanté de trouver l’occasion de te rabaisser. Tu excitais tant de jalousie dans le temps où on disait : Geneviève première et dernière. Geneviève sans reproche. Geneviève sans pareille ! Ah ! que d’ennemies tu avais déjà ! mais elles n’osaient rien dire : qu’auraient-elles dit ? Aujourd’hui elles ont leur revanche : Geneviève par-ci, Geneviève par-là ! Il n’y a pas de filles perdues qu’on n’excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d’elles. Ah ! cela devait arriver : tu étais montée si haut ! À présent on ne te laisse pas descendre à moitié ; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi ? tu es peut-être aussi sage que par le passé ; mais on ne veut plus le croire ; on est si content d’avoir une raison à donner ! C’est une infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C’est incroyable ! Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant ; eh bien ! ils sont tous tes ennemis ; ils disent que ce n’était pas la peine de faire tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur parce qu’il est noble et qu’il parle latin. J’ai beau leur dire qu’il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu’il t’épousera. Ah ! bah ! ils secouent la tête en disant que les marquis n’épousent pas les grisettes. — Car, après tout, disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son père était ménétrier, et sa mère faisait des gants ; sa tante allait chez les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-sœur est encore repasseuse de fin à la journée.

— Tout cela n’est pas bien méchant, dit Geneviève ; je ne vois pas en quoi j’en puis être blessée. Après tout, qu’importe à ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste ? Si les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s’en plaindre ? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi ? À qui ai-je jamais fait du mal ?

— Ah ! ma pauvre Geneviève ! c’est bien à cause de cela : c’est qu’on sait que tu es bonne et qu’on ne te craint pas. On n’oserait pas m’insulter comme on t’a insultée aujourd’hui ; on sait bien que j’ai bec et ongles pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses pierres dans mon jardin, tandis qu’on en jette dans tes fenêtres et qu’un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi !

— Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu’on essaie de me faire. Vous êtes bien bonne pour moi ; mais vous l’auriez été encore davantage si vous ne m’aviez pas appris toutes ces mauvaises nouvelles… Je ne les aurais peut-être jamais sues…

— Tu te serais donc bouché les oreilles ? car tu n’aurais pas pu traverser la rue sans entendre dire du mal de toi ; et quand même tu aurais été sourde, cela ne t’aurait servi à rien ; il aurait fallu être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les figures. Ah ! Geneviève ! tu ne sais pas ce que c’est que la calomnie. Je l’ai appris plusieurs fois à mes dépens !… et je te plains, ma petite !… Mais j’ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises langues à se taire.

— En parlant plus haut qu’elles, n’est-ce pas ? dit Geneviève en souriant.

— Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, répondit Henriette un peu piquée. Tu aurais été plus sage si tu avais fait comme moi, ma chère.

— Et qu’appelles-tu jouer jeu sur table ?

— Agir hardiment et sans mystère, se servir de sa liberté et narguer ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu’un et n’en pas rougir ; car, après tout, n’avons-nous pas le droit d’accepter un galant en attendant un mari ?

— Eh bien, ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que je me sois servi de ce droit réservé aux grisettes et que j’aie les sentiments qu’on m’attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle tant de scandale ?

— Ah ! c’est que tu n’y as pas mis de franchise ; tu as eu peur, tu t’es cachée, et l’on fait sur ton compte des suppositions qu’on ne fait pas sur le nôtre.

— Et pourquoi ? s’écria Geneviève, irritée enfin ; de quoi me suis-je cachée ? de qui pense-t-on que j’aie peur ?

— Ah ! voilà, voilà ton orgueil ! c’est cela qui te perdra, Geneviève. Tu veux trop te distinguer. Pourquoi n’as-tu pas fait comme les autres ? pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme, ne t’es-tu pas montré e avec lui au bal et à la promenade ? pourquoi ne t’a-t-il pas donné le bras dans les rues ? pourquoi n’as-tu pas confié à tes amies, à moi, par exemple, qu’il te faisait la cour ? Nous aurions su à quoi nous en tenir ; et, quand on serait venu nous dire : « Geneviève a donc un amoureux ? » nous aurions répondu : « Certainement ! pourquoi Geneviève n’aurait-elle pas un amoureux ? Croyez-vous qu’elle ait fait un vœu ? Êtes-vous son héritier ? Qu’avez-vous à dire ? » Et l’on n’aurait rien dit, parce que, après tout, cela aurait été tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande réputation de vertu et en même temps écouter les douceurs d’un homme, tu as gardé ton petit secret fièrement, tu as accordé des rendez-vous aux Prés-Girault. Tu as beau rougir, pardine ! tout le monde le sait, va ! Ce grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d’autre métier que de boire et de bavarder, t’a suivie un beau matin. Il a vu M. André de Morand qui t’attendait au bord de la rivière et qui est venu t’offrir son bras, que tu as accepté tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la semaine le bourrelier t’a vue sortir à la même heure et rentrer tard dans le jour. Il n’était pas bien difficile de deviner où tu allais ; toute la ville l’a su au bout de deux jours. Alors on a dit : « Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet ! C’est une hypocrite, une prude : il faut la démasquer. » Et puis on a vu M. André se glisser par les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que, pour n’être pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de madame Gaudon et arrivait à ta porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela était bien malin ! Je l’ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je savais bien qu’il n’allait pas faire la cour à madame Gaudon, qui a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le cœur. Je disais à ces demoiselles : « Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au bal et de danser toute une nuit avec M. André que de le faire entrer chez elle par-dessus les fossés ?

— Je vous remercie de cette remarque, Henriette ; mais n’auriez-vous pas pu la garder pour vous seule ou me l’adresser à moi-même, au lieu d’en faire part à quatre petites filles ?

— Crois-tu que j’eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte ? Allons donc ! quand il n’est question que de toi dans tout le département depuis deux mois ! Mais je vois que tout cela te fâche, nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.

— Non, dit Geneviève ; je me sens mieux, et je vais me mettre à travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette Je crois que tu as fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant ne t’en inquiète plus. Je ne m’exposerai plus à être insultée ; et, en vivant libre et tranquille chez moi, il me sera fort indifférent qu’on s’occupe au dehors de ce qui s’y passe.

— Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t’assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t’en prie, écoute un bon conseil…

— Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève en l’embrassant d’un air un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu’elle eût à se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait trop bon cœur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute rencontre ; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent, comme elle le disait elle-même, victime de la calomnie, et elle ne se méfiait pas assez d’un certain plaisir involontaire en voyant Geneviève, dont la gloire l’avait si longtemps éclipsée, tomber dans la même disgrâce aux yeux du public.

Geneviève, restée seule, s’aperçut que la franchise d’Henriette lui avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un profond dédain pour les basses attaques dont elle était l’objet. Deux mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d’être ignorée et oubliée, n’eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs. Mais depuis qu’une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu’elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les plus importants étaient les plus sots, et où elle ne trouvait à aucun étage un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l’effervescence d’un cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu’elle avait le vertige et ne voyait plus très-clairement ce qui se passait au-dessous d’elle.

Elle se persuada que les clameurs d’une populace d’idiots ne monteraient pas jusqu’à elle, et qu’elle était invulnérable à de pareilles atteintes. Elle aurait eu raison s’il y avait au ciel ou sur la terre une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la répression des impudents ; mais elle se trompait, car les justes sont faibles et les impudents sont en nombre. Elle s’assit tranquillement auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de guingan, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie ; mais elle n’avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les impressions de l’esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s’éleva au-dessus d’elle-même et de toutes les choses réelles qui l’entouraient, pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle, et tout en s’unissant à ce Dieu dans un transport poétique, ses mains créèrent la fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.

Quand le soleil se fut caché derrière les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l’horizon, Geneviève posa son ouvrage et resta longtemps à contempler les tons orangés du ciel et les lignes d’or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était d’une complexion extrêmement délicate : les émotions de la journée, la surprise, la colère, la fierté, l’enthousiasme, en se succédant avec rapidité, l’avaient brisée de fatigue. Elle s’aperçut qu’elle avait réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les rêveries vagues d’un demi-sommeil et perdit tout à fait le sentiment de la réalité.