André (1851)/Chapitre 13

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André (1835)
Calmann-Lévy (p. 164-180).



XIII.


Cette sainte confiance donna de véritables remords à André. Il savait bien qu’avec un peu plus de courage il aurait pu s’échapper plus tôt ; mais il n’osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son père. Déclarer à Geneviève les traverses qu’elle avait à essuyer pour devenir sa femme était au-dessus de ses forces. Bien des jours se passèrent sans qu’il pût se décider à sortir de cette difficulté, soit en affrontant la colère du marquis, soit en éveillant l’effroi et le chagrin dans l’âme tranquille de Geneviève. Il erra pendant un mois. On le rencontrait à toutes heures du jour ou de la nuit courant ou plutôt fuyant à travers prés ou bois, de la ville au château et du château à la ville ; ici cherchant à apaiser les inquiétudes de sa maîtresse, là tâchant d’éviter les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui manqua ; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son cœur et contre son caractère. La fièvre le prit et le plongea dans le découragement et l’inertie.

Jusque-là il avait réussi à faire accepter à Geneviève toutes les mauvaises raisons qu’il avait pu inventer pour excuser l’irrégularité et la brièveté de ses visites. Il éprouva une sorte de satisfaction paresseuse et mélancolique à se sentir malade ; c’était une excuse irrécusable à lui donner de son absence, c’était une manière d’échapper à la surveillance et aux reproches du marquis. Le besoin égoïste du repos parla plus haut un instant que les empressements et les impatiences de l’amour. Il ferma les yeux et s’endormit presque joyeux de n’avoir pas six lieues à faire et autant de mensonges à inventer dans sa journée.

Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu’un, fumait un cigare à sa fenêtre, il vit une robe blanche traverser furtivement l’obscurité de la ruelle et s’arrêter, comme incertaine, à la petite porte de la maison. Joseph se pencha vers cette ombre mystérieuse ; et, le feu de son cigare l’ayant signalé dans les ténèbres, une petite voix tremblante l’appela par son nom.

« Oh ! dit Joseph, ce n’est point la voix d’Henriette. Que signifie cela ? »

En deux secondes il franchit l’escalier ; et, s’élançant dans la rue, il saisit une taille délicate, et, à tout hasard, voulut embrasser sa nouvelle conquête.

— Par amitié et par charité, monsieur Marteau, lui dit-elle en se dégageant, épargnez-moi, reconnaissez-moi, je suis Geneviève.

— Geneviève ! Au nom du diable ! comment cela se fait-il ?

— Au nom de Dieu ! ne faites pas de bruit et écoutez-moi. André est sérieusement malade. Il y a trois jours que je n’ai reçu de ses nouvelles, et je viens d’apprendre qu’il est au lit avec la fièvre et le délire. J’ai cherché Henriette sans pouvoir la rencontrer. Je ne sais où m’informer de ce qui se passe au château de Morand. D’heure en heure mon inquiétude augmente ; je me sens tour à tour devenir folle et mourir. Il faut que vous ayez pitié de moi et que vous alliez savoir des nouvelles d’André. Vous êtes son ami, vous devez être inquiet aussi… Il peut avoir besoin de vous…

— Parbleu ! j’y vais sur-le-champ, répondit Joseph en prenant le chemin de son écurie. Diable ! diable ! qu’est-ce que tout cela ?

Préoccupé de cette fâcheuse nouvelle, et partageant autant qu’il était en lui l’inquiétude de Geneviève, il se mit à seller son cheval tout en grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre lui-même à chaque courroie qu’il attachait. En mettant enfin le pied sur l’étrier, il s’aperçut, à la lueur d’une vieille lanterne de fer suspendue au plafond de l’écurie, que Geneviève était là et suivait tous ses mouvements avec anxiété. Elle était si pâle et si brisée que, contre sa coutume, Joseph fut attendri.

— Soyez tranquille, lui dit-il, je serai bientôt arrivé.

— Et revenu ? lui demanda Geneviève d’un air suppliant.

— Ah ! diable ! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en un quart d’heure. Et puis, si André est vraiment mal, je ne pourrai pas le quitter !

— Oh ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? dit-elle en croisant ses mains sur sa poitrine. Joseph ! Joseph ! s’écria-t-elle avec effusion en se rapprochant de lui, sauvez-le, et laissez-moi mourir d’inquiétude.

— Ma chère demoiselle, reprit Joseph, tranquillisez-vous ; le mal n’est peut-être pas si grand que vous croyez.

— Je ne me tranquilliserai pas ; j’attendrai, je souffrirai, je prierai Dieu. Allez vite… Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite main sur la main rude du cavalier ; s’il meurt, parlez-lui de moi, faites-lui entendre mon nom, dites-lui que je ne lui survivrai pas d’un jour !

Geneviève fondit en larmes ; les yeux de Joseph s’humectèrent malgré lui.

— Écoutez, dit-il : si vous restez à m’attendre, vous souffrirez trop. Venez avec moi.

— Oui ! s’écria Geneviève ; mais comment faire ?

— Montez en croupe derrière moi. Il fait une nuit du diable : personne ne nous verra. Je vous laisserai dans la métairie la plus voisine du château ; je courrai m’informer de ce qui se passe, et vous le saurez au bout d’un quart d’heure, soit que j’accoure vous le dire et que je retourne vite auprès d’André, soit que je le trouve assez bien pour le quitter et vous ramener avant le jour.

— Oui, oui, mon bon Joseph ! s’écria Geneviève.

— Eh, bien ! dépêchons-nous, dit Joseph ; car j’attends Henriette d’un moment à l’autre, et, si elle nous voit partir ensemble, elle nous tourmentera pour venir avec nous, ou elle me fera quelque scène de jalousie absurde.

— Partons, partons vite, dit Geneviève.

Joseph plia son manteau et l’attacha derrière sa selle pour faire un siège à Geneviève. Puis il la prit dans ses bras et l’assit avec soin sur la croupe de son cheval ; ensuite il monta adroitement sans la déranger, et piquant des deux, il gagna la campagne ; mais, en traversant une petite place, son malheur le força de passer sous un des six réverbères dont la ville est éclairée ; le rayon tombant d’aplomb sur son visage, il fut reconnu d’Henriette, qui venait droit à lui. Soit qu’il craignît de perdre en explications un temps précieux, soit qu’il se fît un malin plaisir d’exciter sa jalousie, il poussa son cheval et passa rapidement auprès d’elle avant qu’elle pût reconnaître Geneviève. En voyant le perfide à qui elle avait donné rendez-vous s’enfuir à toute bride avec une femme en croupe, Henriette, frappée de surprise, n’eut pas la force de faire un cri et resta pétrifiée jusqu’à ce que la colère lui suggéra un déluge d’imprécations que Joseph était déjà trop loin pour entendre.

C’était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval. Celui de Joseph était vigoureux ; mais, peu accoutumé à un double fardeau, il bondissait dans l’espoir de s’en débarrasser.

« Tenez-moi bien ! » criait Joseph.

Geneviève ne songeait pas à avoir peur. En toute autre circonstance, rien au monde ne l’eut déterminée à une semblable témérité. Courir les chemins la nuit, seule avec un libertin avéré comme l’était Joseph, c’était une chose aussi contraire à ses habitudes qu’à son caractère ; mais elle ne pensait à rien de tout cela. Elle serrait son bras autour de son cavalier, sans se soucier qu’il fût un homme, et se sentait emportée dans les ténèbres sans savoir si elle était enlevée par un cheval ou par le vent de la nuit.

— Voulez-vous que nous prenions le plus court ? lui dit Joseph.

— Certainement, répondit-elle.

— Mais le chemin n’est pas bon : la rivière sera un peu haute, je vous en avertis. Vous n’aurez pas peur ?

— Non, dit Geneviève. Prenons le plus court.

— Cette diable de petite fille n’a peur de rien, se dit Joseph, pas même de moi. Heureusement que la situation d’André m’ôte l’envie de rire, et que d’ailleurs mon amitié pour lui…

— Que dites-vous donc ? il me semble que vous parlez tout seul, lui demanda Geneviève.

— Je dis que le chemin est mauvais, répondit Joseph, et que si je tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.

— Dieu nous protégera, dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà assez malheureux.

— Il faut que j’aie bien de l’amitié pour vous, reprit Joseph au bout d’un instant, pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre François ; savez-vous que la course est longue ! et j’aimerais mieux aller toute ma vie à pied que de surmener François.

— Il s’appelle François ? dit Geneviève préoccupée ; il va bien doucement.

— Oh ! diable ! patience ! patience ! nous voici au gué. Tenez-moi bien et relevez un peu vos pieds ; je crois que la rivière sera forte.

François s’avança dans l’eau avec précaution, mais quand il fut arrivé vers le milieu de la rivière, il s’arrêta, et, se sentant trop embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l’équilibre sur les pierres mouvantes, il refusa d’aller plus avant. L’eau montait déjà presque aux genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses petits pieds.

— Diable ! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser ; François commence à perdre pied, et le brave garçon n’ose pas se mettre à la nage à cause de vous.

— Donnez-lui de l’éperon, dit Geneviève.

— Cela vous plaît à dire ! un cheval chargé de deux personnes ne peut guère nager : si j’étais seul, je serais déjà à l’autre bord ; mais avec vous je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit ; je crains de prendre sur la droite et d’aller tomber dans la prise d’eau, ou de me jeter trop sur la gauche et d’aller donner contre l’écluse. Il est vrai que François n’est pas une bête et qu’il saura peut-être se diriger tout seul.

— Tenez, dit Geneviève, Dieu veille sur nous : voici la lune qui parait entre les buissons et qui nous montre le chemin ; suivez cette ligne blanche qu’elle trace sur l’eau.

— Je ne m’y fie pas ; c’est de la vapeur et non de la vraie lumière. Ah ça ! prenez garde à vous.

Il donna de l’éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau ; mais il fit de nouvelles difficultés pour aller plus loin, et Joseph s’aperçut qu’il avait perdu le gué.

— Le diable sait où nous sommes, dit-il ; pour, moi, je ne m’en doute guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.

— Allons tout droit, dit Geneviève.

— Tout droit ? la rive a cinq pieds de haut ; et si François s’engage dans les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d’herbes nous prendront comme dans un filet, et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous n’en serons pas moins pâture à écrevisses.

— Retournons en arrière, dit Geneviève.

— Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard ? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus loin, votre serviteur ; il n y a plus moyen de savoir si c’est du sable ou de l’écume.

En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève et vit distinctement sa jambe, qu’à son insu elle avait mise à découvert en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l’imagination de Joseph avec toutes ses perplexités, et, en la regardant, il oublia entièrement qu’il avait lui-même les jambes dans l’eau et qu’il était en grand danger de se noyer au premier mouvement que ferait son cheval.

— Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti ; il ne fait pas chaud ici.

— Il ne fait pas froid, dit Joseph.

— Mais il se fait tard. André meurt peut-être ! Joseph, avançons et recommandons-nous à Dieu, mon ami.

Ces paroles mirent une étrange confusion dans l’esprit de Joseph : l’idée de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève et l’image de cette jolie jambe se croisaient singulièrement dans son cerveau.

« Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève ; et si un de nous seulement en réchappe, qu’il parle de l’autre quelquefois avec André. »

Geneviève lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit courageusement à la nage, avança jusqu’à une éminence et, au lieu de continuer, revint sur ses pas.

« Il cherche le chemin, il voit qu’il s’est trompé, dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou. »

Après quelques incertitudes, François retrouva le gué et parvint glorieusement au rivage.

— Excellente bête ! s’écria Joseph ; puis, se retournant un peu, il étouffa une espèce du soupir en voyant la jupe de Geneviève retomber jusqu’à sa cheville, et il ne put s’empêcher de murmurer entre ses dents : « Ah ! cette petite jambe ! »

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda l’ingénue jeune fille.

— Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.

— Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un accent si sincère et si pieux que Joseph se retourna tout à fait ; et, en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il n’osa plus penser à sa jambe et sentit comme une espèce de remords de l’avoir tant remarquée en un semblable moment.

Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être sûr de la discrétion de ses métayers ; mais Geneviève ne put se décider à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.

— C’est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici ? vous aurez peur et vous mourrez de froid.

— Non, répondit-elle ; donnez-moi votre manteau. J’irai m’asseoir là-bas, sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.

— Dans cette chapelle abandonnée ? vous serez piquée par les vipères ; vous rencontrerez quelque sorcier, quelque meneur de loups !

— Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter ?

— Ma foi ! je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable ; mais je crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes la nuit dans les pâturages. Ces gens-là n’aiment pas les témoins et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.

— Ne craignez rien pour moi, Joseph ; je me cacherai d’eux comme ils se cacheront de moi. Allez ! et pour l’amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu’il a.

Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule et s’enfonça dans les longues herbes du pâturage.

« Drôle de fille ! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l’aurait jamais crue capable de tout cela ? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout ; elle serait ennuyeuse à périr… elle l’est déjà passablement. »

Et, tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.

Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui avec le médecin, la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais avec tristesse. On avait des craintes graves : André ne reconnaissait personne ; il appelait Geneviève ; il demandait à la voir ou à mourir. Le marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l’abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève ; mais, lorsqu’il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allait être cause de la mort d’André, et disait qu’il la tuerait s’il la tenait entre ses mains. Au bout d’une heure, Joseph voyant André un peu mieux, partit pour en informer Geneviève, et pour calmer autant que possible l’inquiétude où elle devait être plongée. Il prit à travers prés, et en dix minutes arriva à la chapelle de Saint-Sylvain : c’était une masure abandonnée depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l’obscurité, et Joseph se défendit mal d’une certaine impression désagréable en passant auprès d’une statue mutilée qui gisait dans l’herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui auraient pas fait peur ; mais son éducation rustique lui avait laissé malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s’y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques ; il en rougissait au contraire et cachait ce penchant sous une affectation d’incrédulité philosophique ; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la grand’bête dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La grand’bête apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l’effroi de famille en famille. Elle s’efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c’est avec bien de la peine qu’ils parviennent à l’éloigner, car les balles de fusil ne l’atteignent point ; et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l’esprit malin qui en emprunte la forme, est d’un aspect indéfinissable : plusieurs l’ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudents qu’elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais nul ne l’a jamais vue distinctement. On sait seulement qu’elle change de stature à volonté. Dans l’espace de quelques instants elle passe de la taille d’une chèvre à celle d’un lapin, et de celle d’un loup à celle d’un bœuf ; mais ce n’est ni un lapin, ni une chèvre, ni un bœuf, ni un loup, ni un chien enragé : c’est la grand’bête ; c’est le fléau des campagnes, la terreur des habitants, et le triste présage d’une prochaine épidémie parmi les bestiaux.

Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes ; mais s’il n’avait pas l’esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.

Il s’étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu’elle lui avait indiqué, lorsqu’un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède dont la longue face pâle semblait l’observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l’animal redoutable ; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l’herbe autour des tombeaux, et qui s’enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.

Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef ; une croix de bois marquait la place où avait été l’autel. Geneviève était agenouillée devant cette croix ; elle avait roulé son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tête, penchée dans l’immobilité du recueillement. Un cerveau plus exalté que celui de Joseph l’aurait prise pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l’émotion que cette femme agenouillée la nuit au milieu des ruines lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière ; mais, au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et, se levant à demi, le questionna d’un air inquiet.

Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité ; mais elle interpréta son silence et s’écria en joignant les mains :

— Au nom du ciel, ne me faites pas languir.., s’il est mort !… ah ! oui… je le vois… Il est mort !… Et elle s’appuya en chancelant contre la croix.

— Non, non ! répondit vivement Joseph ; il vit, on peut le sauver encore.

— Ah ! merci, merci ! dit Geneviève, mais dites-moi bien la vérité, est-il bien mal ?

— Mal ? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin : peu de chose à craindre, peu de chose à espérer ; c’est-à-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne présente pas d’accident impossible à combattre, mais que par elle-même c’est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent.

— En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès de lui, je vais encore prier ici.

Elle se remit à genoux et laissa tomber sa tête sur ses mains jointes, dans une attitude de résignation si triste que Joseph en fut profondément touché.

— Je vais y retourner, en effet, répondit-il ; mais je reviendrai certainement vers vous aussitôt qu’il y aura un peu de mieux.

— Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s’il doit mourir cette nuit, il faut que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j’aurai un peu d’espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison ; mais si je n’ai plus qu’un instant pour le voir sur la terre, rien au monde ne pourra m’empêcher de profiter de cet instant-là. Jurez-moi que vous m’avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n’aurons plus qu’une heure à vivre.

Joseph le jura.

« Je ne sais ce qu’elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert, pensait-il en s’éloignant ; mais elle me ferait pleurer comme un enfant. »