Anciens poètes français/Joachim du Bellay



ANCIENS
POÈTES FRANCAIS.

JOACHIM DU BELLAY.

Il y a bien des années déjà qu’à mon début littéraire, je me suis occupé des poètes du XVIe siècle, et que je me suis aventuré avec Ronsard. J’ai souvent regretté depuis qu’il ne m’ait pas été donné de perfectionner, dans des éditions successives, ce premier travail, et d’y joindre ce qu’en pareille matière de nouvelles révisions apportent toujours. Pourtant, aujourd’hui, une circonstance favorable m’y ramène assez directement. Un de nos amis, imprimeur à Angers, M. Victor Pavie, frère de l’orientaliste voyageur, prépare à ses frais et avec un culte singulier une édition des vers choisis du poète Du Bellay, son compatriote. Déjà, il y a un an environ, on avait reproduit ici la Défense et Illustration de la Langue françoise[1]. Ce retour d’attention accordée au vieux poète angevin m’encourage moi-même à y revenir, et à compléter sur lui d’anciennes études beaucoup trop abrégées. Puis aussi, le dirai-je ? les loisirs, pour moi tout nouveaux, d’une docte bibliothèque où une bienveillance honorable m’a placé, viennent en aide à ce retour, et me remettent en goût aisément de l’érudition du XVIe siècle. Ces poètes italiens latins que Gabriel Naudé a rapportés de son voyage d’Italie, et que Du Bellay a si bien connus et imités, sont sous ma main : c’est un attrait de plus dans ce sujet, plus neuf encore que vieilli, où ils vont me servir.

Il est bon, je le crois, de revenir ainsi à une certaine distance sur les premiers ouvrages qui nous occupèrent, et de revoir les mêmes objets sous deux inclinaisons de soleil. On ne l’a plus dans les yeux, ce soleil, comme au brillant matin ; on l’a derrière soi, et il éclaire plus lucidement l’après-midi de nos pensées. Mon opinion au fond, sur nos vieux poètes, ne sera guère différente de celle d’autrefois ; mais je l’exprimerai un peu différemment peut-être. Le premier coup d’œil que la jeunesse lance en entrant sur les choses est décisif d’ordinaire, et le peu d’originalité qu’on est destiné à avoir dans sa vie intellectuelle s’y trouve d’emblée tout empreint. Mais ce coup d’œil rapide a aussi du tranchant. En se jetant d’un bond sur ses armes, comme Achille, on s’y blesse quelquefois. Il y a à revenir ensuite sur les limites et la saillie exagérée des aperçus. Ainsi, dans ce sujet du XVIe siècle, si j’ai paru sonner d’abord de la trompette héroïque, je n’aurai pas maintenant de peine à passer au ton plus rappaisé du sermo pedestris. J’ai traité Ronsard plus au grave, je prendrai plus familièrement le doux-coulant Du Bellay.

Cela nous sera d’autant plus facile avec lui, que son genre de talent et son caractère y prêtent. Son rôle, qui le fait venir le premier après Ronsard, fut beaucoup moins tendu et moins ambitieux. Au second rang dans une entreprise hasardée, il se trouva par là même moins compromis dans la déroute. Le Mélanchton, le Nicole, le Gerbet, dans cet essai de réforme et cette controverse poétique de la pléiade, ce fut Joachim Du Bellay.

Le bon Guillaume Colletet, dans sa vie manuscrite[2] de Du Bellay, a très bien senti cette situation particulière du poète angevin, qui lui faisait trouver grace auprès d’une postérité déjà sévère. Il le compare en commençant à Janus, dont un visage regardait le siècle passé et l’autre le siècle à venir, « c’est-à-dire, ajoute-t-il, qu’après avoir fait l’un des plus grands ornemens de son siècle, il fait encore les délices du nôtre. Et c’est une chose étrange que de toute cette fameuse pléïade d’excellens esprits qui parurent sous le règne du roi Henri second, je ne vois que celui-ci qui ait conservé sa réputation toute pure et tout entière : car ceux-là même qui, par un certain dégoût des bonnes choses et par un excès de délicatesse, ne sauroient souffrir les nobles hardiesses de Ronsard, témoignent que celles de Du Bellay leur sont beaucoup plus supportables, et qu’il revient mieux à leur façon d’écrire et à celle de notre temps. » Sans aller si loin, notre impression est la même. Et non-seulement par ses œuvres, mais aussi par sa destinée, Du Bellay nous semble offrir et résumer dans sa modération l’image parfaite et en quelque sorte douloureuse d’une école qui a si peu vécu.

Il naquit au bourg de Liré, dans les Manges, à douze lieues d’Angers vers 1525. Cette date a été discutée. Ronsard était né le 11 septembre 1524, et Du Bellay a dit dans un sonnet des Regrets :

Tu me croiras, Ronsard, bien que tu sois plus sage,
Et quelque peu encor, ce crois-je, plus âgé.

En supposant donc Joachim né après septembre 1524, comme d’ailleurs on sait positivement qu’il mourut le 1er  janvier 1560, il n’a vécu que trente-cinq ans[3]. La famille de Du Bellay était ancienne, et surtout d’une grande illustration historique récente, grace à la branche d’où sortaient les deux frères, M. de Langey et le cardinal Du Bellay, si célèbres par les armes, les négociations et les lettres sous François Ier[4]. M. de Langey mourut en 1543, avant que Joachim entrât dans le monde, et le cardinal, qui était souvent à Rome, et qui y séjourna même habituellement depuis la mort de François Ier, ne paraît avoir connu que plus tard son jeune cousin. Celui-ci passa une enfance et une jeunesse pénibles ; malgré son illustre parentage, il eut à souffrir avant de se faire jour. Né simple gentilhomme, on se tromperait en le faisant quelque chose de plus ;

Si ne suis-je seigneur, prince, marquis ou comte,

a-t-il pu dire dans un sonnet à un ami. Lui-même, dans une belle élégie latine adressée à Jean de Morel d’Embrun, son Pylade, et écrite dans les derniers temps de sa vie (1559), il nous récapitule toutes ses vicissitudes de fortune et ses malheurs : cette élégie, d’un ton élevé et intime, représente comme son testament[5]. On l’y voit dès l’enfance animé d’une noble émulation par ces grands exemples domestiques, mais un peu lointains, la gloire de M. de Langey et le lustre poétique et politique du cardinal ; c’étaient là pour lui des trophées de Miltiade, et qui l’empêchaient de dormir. Mais si jeune, orphelin de père et de mère, tombé sous la tutelle assez ingrate d’un frère aîné, il fut long-temps à manquer de cette culture, de cette rosée fécondante que son génie implorait. Son frère mourait ; lui-même atteignait l’âge d’homme ; mais de nouveaux soins l’assaillirent. De pupille, le voilà à son tour devenu tuteur de son neveu, du fils de son frère ; le fardeau de la maison, la gestion d’affaires embrouillées, des procès à soutenir, l’enchaînèrent encore et achevèrent de l’éprouver :

Hoc ludo, his studiis primos transegimus annos :
Hæc sunt militiæ pulchra elementa meæ
.

À ce propos de procès et de tutelle, de tout ce souci positif si malséant à un poète, le bon Colletet ne peut s’empêcher d’observer combien le grand cardinal de Richelieu fut sage, d’avoir, en établissant l’Académie française, obtenu du roi Louis XIII des lettres d’exemption de tutelle et de curatelle pour tant de beaux esprits présens et futurs, afin qu’ils ne courussent risque, par des soins si bas, d’être détournés de la vie contemplative du Dictionnaire et de leur fauteuil au Parnasse. Le fait est que le pauvre Du Bellay faillit y succomber. Sa santé s’y altéra pour ne jamais s’en relever complètement ; deux années entières la maladie le retint dans la chambre : c’est alors que l’étude le consola. Il lut pour la première fois, il déchiffra comme il put les poètes latins et grecs ; il comprit qu’il les pouvait imiter. Mais les imiter dans leur idiome même, comme tâchaient de faire les érudits, lui parut chose impossible ; la partie de son âge la plus propre à l’étude était déjà écoulée. Pourquoi ne pas les imiter en français ? se dit-il. La nécessité et l’instinct naturel s’accordèrent à l’y pousser.

C’est ici que se place sa première relation avec Ronsard ; ils étaient un peu parens ou alliés ; Ronsard avait même été, un moment, attaché à M. de Langey dans le Piémont. Du Bellay, à ce qu’on raconte, était allé, sur le conseil de ses amis, étudier le droit à Poitiers « pour parvenir dans les emplois publics, à l’exemple de ses ancêtres, qui s’étaient avancés à la cour par les armes ou les saints canons. » Il est à croire que le cardinal, qui venait de se retirer à Rome depuis la mort de François Ier (1547), était pour quelque chose dans cette détermination de son jeune parent, et qu’il lui avait fait dire de se mettre en état de le rejoindre. Du Bellay avait alors l’épée, mais n’y tenait guère, et le droit menait à l’église. Quoi qu’il en soit, Du Bellay était en train, assure-t-on, de devenir un grand jurisconsulte, lorsqu’un jour, vers 1548, s’en revenant de Poitiers, il rencontra dans une hôtellerie Ronsard, qui retournait de son côté à Paris. Ils se connurent et se lièrent à l’instant. Ronsard n’était pas encore célèbre ; il achevait alors ce rude et docte noviciat de sept années auquel il s’était soumis sous la conduite de Jean Dorat, de concert avec Jean Antoine de Baïf, Remi Belleau et quelques autres. Du Bellay, arrivé un peu plus tard, voulut en être ; les idées de poésie, qu’il nourrissait en solitaire depuis deux ou trois années, mûrirent vite, grace à cette rencontre. Il était ardent, il était retardé et pressé, il devança même Ronsard.

Le premier recueil des poésies de Du Bellay, dédié à la princesse Marguerite, sœur de Henri II, est daté d’octobre 1549. Sa Défense et Illustration de la langue française, dédiée au cardinal Du Bellay, est datée de février 1549 ; mais, comme l’année ne commençait alors qu’à Pâques, il faut lire février 1550. Enfin son Olive parut vers la fin de cette même année 1559 ou au commencement de la suivante, à peu près en même temps que les premières poésies de Ronsard, lequel pourtant demeura le promoteur et le chef reconnu de l’entreprise : Du Bellay n’en fut que le premier lieutenant.

Le premier recueil de Du Bellay, si précipitamment publié en 1549, faillit ruiner son amitié avec Ronsard, et l’a fait accuser d’avoir dérobé son ami. Le détail de cette petite querelle intestine est resté assez obscur. Bayle, d’après Claude Binet, nous dit dans son article Ronsard du Dictionnaire : « Il plaida contre Joachim Du Bellay pour recouvrer quelques odes qu’on lui détenoit et qu’on lui avoit dérobées adroitement. » Et le moqueur ajoute en note, se donnant plus libre carrière : « Voilà un procès fort singulier ; je ne doute pas que Ronsard ne s’y échauffât autant que d’autres feroient pour recouvrer l’héritage de leur père. Son historien manie cela doucement, il craint de blesser le demandeur et le défendeur : ce dernier soutenoit devant les juges le personnage le plus odieux, mais l’autre ne laissoit pas de leur apprêter un peu à rire. » Colletet nous raconte la même historiette plus au sérieux, en reproduisant à peu près les termes de Claude Binet et en homme qui marche sur des charbons ardens : « Comme le bruit s’épandoit déjà partout de quatre livres d’odes que Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d’Horace… Du Bellay, mu d’émulation jalouse, voulut s’essayer à en composer quelques-unes sur le modèle de celles-là, et trouvant moyen de les tirer du cabinet de l’auteur à son insu et de les voir, il en composa de pareilles et les fit courir pour prévenir la réputation de Ronsard ; et, y ajoutant quelques sonnets, il les mit en lumière l’an 1549, sous le titre de Recueil de poésies : ce qui fit naître dans l’esprit de notre Ronsard, sinon une envie noire, à tout le moins une jalousie raisonnable contre Du Bellay, jusques à intenter une action pour le recouvrement de ses papiers, et, les ayant ainsi retirés par la voie de la justice, comme il étoit généreux au possible et comme il avoit de tendres sentimens d’amitié pour Du Bellay,… il oublia toutes les choses passées, et ils vécurent toujours depuis en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à exhorter Du Bellay à continuer dans l’ode. »

Pourtant cette action en justice est un peu forte : qu’en faut-il croire ? Voisenon se trouvait un jour avec Racine fils chez Voltaire, qui lisait sa tragédie d’Alzire. Racine, qui était peu gracieux, crut reconnaître au passage un de ses vers, et il répétait toujours entre ses dents et d’un air de grimace : « Ce vers-là est à moi. » Cela impatienta Voisenon, qui s’approcha de M. de Voltaire en lui disant : « Rendez-lui son vers, et qu’il s’en aille. » Mais ici ce n’était pas d’un vers qu’il s’agissait, c’était d’une ode, de plusieurs odes tout entières : quelle énormité ! Comment toutefois s’expliquer que Du Bellay les ait prises, ou qu’il ne les ait rendues que contraint ?

Cette anecdote m’a toujours paru suspecte : ce serait un vilain trait au début de carrière de Du Bellay qui n’en eut jamais par la suite à se reprocher ; ce serait la seule tache de sa vie. Je sens le besoin de m’en rendre compte, et voici comment je m’imagine simplement l’affaire. Du Bellay et Ronsard venaient de se rencontrer, ils s’étaient pris d’amitié vive ; Du Bellay surtout, dans sa première ferveur, voulait réparer les années perdues ; il brûlait d’ennoblir la langue, la poésie française, et d’y marquer son nom. Ronsard, plus grave, mieux préparé et au terme de sa longue étude, se montrait aussi moins pressé. À ce collége de Coqueret, où Du Bellay n’était peut-être pas tout-à-fait d’abord sur le même pied d’intimité que les autres, on parlait des projets futurs, des prochaines audaces ; Du Bellay lisait ses premiers sonnets ; mais, dès qu’il s’agissait de l’ode, Ronsard, dont c’était le domaine propre, ne s’expliquait qu’avec mystère et ne se déboutonnait pas ; il avait ses plans d’ode pindarique, ses secrets à lui, il élaborait l’œuvre, il disait à ses amis avides : Attendez, et vous verrez. Or, comme je le suppose, Du Bellay, impatienté de cette réserve d’oracle et voulant rompre au plus vite la glace près du public, n’y put tenir, et il déroba un jour du tiroir le précieux cahier sibyllin, non pas pour copier et s’approprier aucune ode (rien de pareil), mais pour en surprendre la forme, le patron ; et, une fois informé, il alla de l’avant. Pure espièglerie, on le voit, d’écolier et de camarade. Ronsard s’en fâcha d’abord : il prit la chose au solennel, dans le style du genre, et voulut plaider ; puis il en rit. Ils restèrent tous deux trop étroitement, trop tendrement unis depuis, la mort de l’un inspira à l’autre de trop vrais accens, et cette mémoire pleurée lui imprima avec les années une vénération trop chère, pour qu’on puisse supposer qu’il y ait jamais eu une mauvaise action entre eux[6].

Ceci bien expliqué, il y a pour nous à apprécier ces premières œuvres de Du Bellay publiées en si peu de temps, presque dans le seul espace d’une année, et qui marquèrent avec éclat son entrée dans la carrière. Un assez long intervalle de silence suivit, durant lequel sa seconde manière se prépara ; car, dès l’année 1550, ou 1551 au plus tard, et probablement pendant que ses amis de Paris vaquaient à l’impression de son Olive, il partait pour Rome et s’y attachait au cardinal son parent, pour n’en plus revenir que quatre ans après, en 1555[7]. Sa carrière littéraire fut comme coupée en deux par ce voyage et par cette longue absence ; sa santé s’y usa ; mais nous verrons peut-être, malgré les plaintes qu’il exhale, et dans la douceur de ces plaintes même, que son talent et son esprit y gagnèrent.

Le premier recueil, de 1549, se ressent de la rudesse du premier effort, et me semble, en quelque sorte, encore tout récent de l’enclume. Jean Proust Angevin crut devoir y joindre une explication des passages poétiques les plus difficiles, et ce n’était pas superflu. La première pièce y a pour titre : Prosphonématique au roi très chrétien Henri II. Du Bellay, d’ailleurs, s’est sagement gardé du pindarique à proprement parler, et, malgré le patron dérobé à son ami, la forme lyrique qu’il affecte n’est que l’horatienne. Dans un Chant triomphal sur le voyage du roi à Boulogne en août 1549, il trouvait moyen d’introduire et de préconiser le nom de Ronsard ; preuve qu’il ne voulait en rien le déprimer. Une ode flatteuse au vieux poète Mellin de Saint-Celais témoignait d’avance de la modération de Du Bellay et tendait à fléchir le chef de l’ancienne école en faveur des survenans. Je ne remarque dans ce premier recueil que deux odes véritablement belles. L’une à Madame Marguerite sur ce qu’il faut écrire en sa langue exprime déjà les idées que Du Bellay reprendra et développera dans son Illustration ; il y dénombre les quatre grands poètes anciens, Homère et Pindare, Virgile et Horace, et désespère d’imiter les vieux en leur langue :

Princesse, je ne veux point suivre
D’une telle mer les dangers,
Aimant mieux entre les miens vivre
Que mourir chez les étrangers.

Mieux vaut que les siens on précède,
Le nom d’Achille poursuivant,
Que d’être ailleurs un Diomède,
Voire un Thersite bien souvent.

Quel siècle éteindra ta mémoire,
Ô Boccace ? et quels durs hivers
Pourront jamais sécher la gloire,
Pétrarque, de tes lauriers verts ?…

Voilà, ce me semble, des accens qui montent et auxquels on n’était pas jusqu’alors accoutumé. L’autre ode, également belle pour le temps, est adressée au seigneur Bouju et s’inspire du Quem tu Melpomene semel d’Horace : ce sont les conditions et les goûts du vrai poète, qui ne suit ni l’ambitieuse faveur des cours ni la tourbe insensée des villes, qui ne recherche ni les riches contrées d’outre-mer ni les colysées superbes,

Mais bien les fontaines vives
Mères des petits ruisseaux
Autour de leurs vertes rives
Encourtinés d’arbrisseaux…

Et encore, toujours parlant du poète :

Il tarde le cours des ondes,
Il donne oreilles aux bois,
Et les cavernes profondes
Fait rechanter sous sa voix.

Du Bellay, on le sent, se ressaisit de ces antiques douceurs en esprit pénétré, et, revenant vers la fin à Madame Marguerite, il dit volontiers de cette princesse ce qu’Horace appliquait à la muse :

Quod spiro et placeo (si placeo) tuum est.

Cette vénération, ce culte de Du Bellay pour Madame Marguerite sort des termes de convention et prit avec les années un touchant caractère. Dans les derniers sonnets de ses Regrets, publiés à la fin de sa vie (1559), il dédie à cette princesse, avec une émotion sincère, le plus pur de ses pensées et de ses affections. Il convient que d’abord il n’avait fait que l’admirer sans assez l’apprécier et la connaître, mais que depuis qu’il a vu de près d’Italie, le Tibre et tous ces grands dieux que l’ignorance adore, et qu’il les a vus

Ignorans, vicieux et méchans à l’envi,

sa princesse lui est apparue, au retour, dans tout son prix et dans sa vertu :

Alors je m’aperçus qu’ignorant son mérite,
J’avois, sans la connoître, admiré Marguerite,
Comme, sans les connoître, on admire les cieux.

Et ce sentiment, il l’a mieux exprimé que dans des rimes. En une lettre datée de trois mois avant sa mort (5 octobre 1559), déplorant le trépas de Henri II, il ne déplore pas moins le prochain département de sa Dame qui, devenue duchesse de Savoie, s’en allait dans les états de son mari : « Je ne puis, écrit-il, continuer plus longuement ce propos sans larmes, je dis les plus vraies larmes que je pleurai jamais… » En cela encore, Du Bellay me semble accomplir l’image parfaite, le juste emblème d’une école qui a si peu vécu et qui n’eut qu’un instant. Il brille avec Henri II, le voit mourir et meurt. Il chante sous un regard de Madame Marguerite, et, quand elle part pour la Savoie, il meurt. À cette heure-là, en effet, l’astre avait rempli son éclat ; l’école véritable, en ce qu’elle avait d’original et de vif, était finie.

La Défense et Illustration de la Langue Françoise, qui suivit de peu de mois son premier recueil, peut se dire encore la plus sûre gloire de Du Bellay, et son titre le plus durable aujourd’hui. Ce ne devait être d’abord qu’une épître ou avertissement au lecteur, en tête de poésies ; mais la pensée prit du développement, et l’essor s’en mêla : l’avertissement devint un petit volume. J’ai parlé trop longuement autrefois[8] de cette harangue chaleureuse, pour avoir à y revenir ici : elle est d’ailleurs à relire tout entière. La prose (chose remarquable, et à l’inverse des autres langues) a toujours eu le pas, chez nous, sur notre poésie. À côté de Villehardouin et de ses pages déjà épiques, nos poèmes chevaleresques rimés font mince figure ; Philippe de Comines est d’un autre ordre que Villon. De nos jours même, quand le souffle poétique moderne s’est réveillé, Châteaubriand, dans sa prose nombreuse, a pu précéder de vingt ans les premiers essais en vers de l’école qui se rattache à lui. Au XVIe siècle, le même signe s’est rencontré. Du Bellay, le plus empressé, le plus vaillant des jeunes poètes et le porte-enseigne de la bande, veut planter sur la tour gauloise de Brancus la bannière de l’ode, les flammes et banderoles du sonnet ; que fait-il ? il essaie auparavant deux simples mots d’explication, pour prévenir de son dessein et de celui de ses jeunes amis ; et ces deux mots deviennent une harangue, et cette harangue devient le plus beau et le plus clair de l’œuvre. Comme dans tant d’entreprises qu’on a vues depuis, ou, pour mieux dire, comme dans presque toutes les entreprises humaines, c’est l’accident, c’est la préface qui vaut le mieux.

Honneur à lui pourtant d’avoir le premier, chez nous, compris et proclamé que le naturel facile n’est pas suffisant en poésie, qu’il y a le labeur et l’art, qu’il y a l’agonie sacrée ! Le premier il donna l’exemple, si rarement suivi, de l’élévation et de l’éloquence dans la critique. Son manifeste fit grand éclat et scandale : un poète de l’ancienne école, Charles Fontaine, y répondit par le Quintil horatian, dans lequel il prit à partie Du Bellay sur ses vers, et souligna des négligences, des répétitions, des métaphores : tout cela terre à terre, mais non sans justesse. La critique qui échauffe et la critique qui souligne étaient dès-lors en présence et en armes autant qu’elles le furent depuis à aucun moment.

Du Bellay, dans une Épître au lecteur placée en tête de l’Olive, revient sur ses desseins en poésie ; en répondant à quelques-unes des objections qu’on lui faisait, il les constate et nous en informe. Il n’espérait pas trouver grace auprès des rhétoriqueurs français ; il ne se dissimulait nullement que « telle nouveauté de poésie, pour le commencement, seroit trouvée fort étrange et rude. » On lui reprochait de réserver la lecture de ses écrits à une affectée demi-douzaine des plus renommés poètes qu’il avait cités dans son Illustration ; mais il n’avait pas prétendu faire, répondait-il, le catalogue de tous les autres. Il disait de fort bonnes choses sur l’imitation des anciens, et qui rappellent notablement les idées du poème de l’Invention par André Chénier. Ce qu’il voulait, c’était enrichir notre vulgaire d’une nouvelle ou plutôt ancienne renouvelée poésie :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Et nous-même ajoutons ici sur ces analogies d’André Chénier et de Du Bellay, et sur celles de ce dernier et d’Horace, que c’est en vain qu’on a dit des deux écoles poétiques françaises du XVIe siècle et du nôtre, qu’elles étaient des écoles de la forme, et que les poètes n’y visaient qu’à l’art. Ceux qui font ces grandes critiques philosophiques aux poètes n’y entendent rien et sont des hommes d’un autre métier, d’une vocation supérieure probablement, mais là-dessus incompétente. C’est presque toujours par la forme, en effet, que se détermine le poète. On voit dans une vie d’Horace, publiée pour la première fois par Vanderbourg, que Mécènes pria le poète son ami de transporter dans la langue latine les différentes variétés de mètres inventées chez les Grecs, en partie par Archiloque, en partie par Alcée et Sapho, et que personne n’avait encore fait connaître aux Romains. Ainsi sont nées les odes d’Horace[9]. C’est en voulant reproduire une forme qu’il a saisi et fixé ses propres sentimens. Ainsi à leur tour l’ont tenté avec plus ou moins de bonheur Du Bellay, Ronsard, et ensuite André Chénier. Ce n’est pas la méthode qu’il faut inculper ; il n’y a en cause que l’exécution et le degré de réussite de l’œuvre.

Quelques mots encore de cette préface de l’Olive sont à relever en ce qu’ils dénotent chez Du Bellay une dignité peu commune aux gens de lettres et aux poètes de son temps et de tous les temps. Aux moqueurs et mauvais plaisans qui espéraient engager la partie avec lui, il répond qu’ils doivent chercher autre badin pour jouer ce rolle avecq’eux ; il se garde bien de leur prêter collet. Quant à ceux qui le détournent charitablement de la poésie comme futile, il les remercie, et d’un ton de gentilhomme qui ne sent en rien son rimeur entiché, je vous assure. Il ne s’exagère pas son rôle de poète ; il aime la muse par passe-temps, pour elle seule et pour les fruits secrets qu’elle lui procure ; sa petite muse, comme il dit, n’est aux gages de personne : elle est serve tant seulement de mon plaisir. Il fait donc des vers parce qu’il a la veine, et que cela lui plaît et le console ; mais il sait mettre chaque chose à sa place ; dans son élégie latine à Jean de Morel il le redira : la médecine, l’art de gouverner les hommes, la guerre, il sait au besoin céder le pas à ces grands emplois ; si la fortune les ouvrait devant lui, il y réussirait peut-être ; il est poète faute de mieux ; il est vrai que ce pis-aller le charme, et que, si l’on vient impertinemment l’y relancer, il ne se laissera pas faire. À messieurs les courtisans qui disent que les poètes sont fous, il avoue de bonne grace que c’est vérité :

Nous sommes fous en vers, et vous l’êtes en prose :
C’est le seul différent qu’est entre vous et nous[10].

Les cent quinze sonnets qui composent l’Olive laissent beaucoup à désirer tout en épuisant à satiété les mêmes images. Olive est une beauté que Du Bellay célèbre comme Pétrarque célébra Laure ; après le laurier d’Apollon, c’est le tour de l’olivier de Pallas :

Phoebus amat laurum, glaucam sua Pallas olivam :
Ille suum vatem, nec minus ista suum
,

lui disait Dorat. Ce jeu de mot sur l’olive et l’olivier se reproduit perpétuellement dans cette suite de sonnets ; à côté de Pallas, l’arche même et Noé ne sont oubliés :

Sacré rameau de céleste présage,
Rameau par qui la colombe envoyée
Au demeurant de la terre noyée
Porta jadis un si joyeux message…

Colletet nous apprend le vrai nom de la demoiselle ainsi célébrée ; il le tient de bonne tradition, assure-t-il : elle était Parisienne (et non d’Angers, comme Goujet l’a dit), et de la noble famille des Violes ; d’où par anagramme Olive. Mais cet amour n’était, on le pense bien, qu’un prétexte, un argument à sonnets. Du Bellay ne paraît avoir aimé sérieusement qu’une fois, à Rome, et il a célébré l’objet, en vers latins bien autrement ardens, sous le nom de Faustine.

Avant l’Olive on n’avait fait en France que deux ou trois sonnets ; je ne parle pas de la langue romane et des troubadours ; mais en français on en citait à peine un de Marot, un autre de Mellin de Saint-Celais. Du Bellay est incontestablement le premier qui fit fleurir le genre et qui greffa la bouture florentine sur le chêne gaulois.

Dans l’Olive, l’entrelacement des rimes masculines et féminines n’est pas encore régulièrement observé comme il va l’être quelques années plus tard dans les sonnets des Regrets. Les vers mâles et vigoureux véritablement, au dire de Colletet, n’ont pas encore, il en convient, toute la douceur et toute la politesse de ceux que le poète composa depuis. On ne parlait pourtant alors parmi les doctes et les curieux que des amours de Du Bellay pour Olive et de ceux de Ronsard pour Cassandre ; on les récitait, on les commentait ; on a la glose imprimée d’Antoine Muret sur les amours de Ronsard ; celle que le savant jurisconsulte lyonnais André de Rossant avait composée sur l’Olive de Du Bellay s’est perdue. Il semblait, disait-on, que l’amour eût quitté l’Italie pour venir habiter la France.

Du Bellay, au milieu de ce premier triomphe, part pour l’Italie, ce berceau de son désir, pour Rome où il va s’attacher au cardinal son parent. Il lui avait dédié l’Illustration et adressé une ode de son premier recueil : il résulte même de celle-ci que le cardinal aurait dû faire un voyage en France vers 1550, auquel cas il aurait naturellement connu et emmené avec lui son jeune cousin. Que Du Bellay n’ait fait que le suivre au retour, ou qu’il soit allé le rejoindre[11], une nouvelle vie pour lui commence. Il accomplissait ses vingt-cinq ans et était à ce point où un seul rayon de plus achève de nous mûrir.

Le cardinal auquel Du Bellay s’attachait était un personnage éminent par l’esprit, par les lumières, le doyen du Parnasse comme du sacré Collége. Il avait été autrefois le patron de Rabelais qu’il avait eu pour médecin dans ses anciens voyages de Rome, pour moine ou chanoine séculier à sa très commode abbaye de Saint-Maur, et à qui il avait procuré finalement la cure de Meudon[12]. On peut s’étonner, libéral et généreux comme il était, qu’il n’ait pas plus fait pour notre poète dont il put apprécier de ses yeux le dévouement et les services durant des années. Le cardinal avait à Rome le plus grand état de maison ; il s’était fait bâtir un magnifique palais près des Thermes de Dioclétien. Joachim devint son intendant, son homme d’affaires et de confiance :

Panjas, veux-tu savoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ai soin de la dépense
Qui se fait chaque jour, et si faut que je pense
À rendre sans argent cent créditeurs contens…

J’ai le corps maladif, et me faut voyager ;
Je suis né pour la muse, on me fait ménager…

Jamais d’ailleurs, dans les plaintes qu’il nous a laissées, jamais un mot ne lui échappe contre son patron. Ce n’est ni l’ambition ni l’avarice qui l’ont poussé près de lui et qui l’y enchaînent ; un sentiment plus noble le soutient :

L’honnête servitude où mon devoir me lie
M’a fait passer les monts de France en Italie.

Toute la série des souffrances et des affections de Du Bellay durant ce séjour à Rome nous est exprimée fidèlement dans deux recueils intimes, dans ses vers latins d’abord, puis dans ses Regrets ou Tristes à la manière d’Ovide.

Il y eut évidemment interruption du premier coup et comme solution de continuité dans son existence morale et poétique. Il arrivait avec de l’enthousiasme, avec des espérances ; il se heurta contre la vie positive, contre le spectacle de l’ambition et des vices sur la plus libre scène qui fut jamais. La Rome des Borgia, des Médicis et des Farnèse, avait accumulé toutes sortes d’ingrédiens qui ne faisaient que continuer leur jeu avec moins de grandeur. Du Bellay arriva sous le pontificat égoïste et inactif de Jules III ; il dut assister, et en plus d’un sonnet il fait allusion aux circonstances du double conclave qui eut lieu à la mort de ce pape, puis à la mort de Marcel II, lequel ne régna que vingt-deux jours. Il put voir le début du pontificat belliqueux et violent de Paul IV. Son moment eût été bien mieux trouvé quelques années plus tôt sous Paul III, ce spirituel Farnèse qui décorait de la pourpre les muses latines dans la personne des Bembo et des Sadolet. Mais cet âge d’or finissait pour l’Italie lorsque Du Bellay y arriva ; il n’en put recueillir que le souffle tiède encore, et il le respira avec délices : son goût bientôt l’exhalera. Il lut ces vers latins modernes, et souvent si antiques, qu’il avait dédaignés ; il fut pris à leur charme, et lui, le champion de sa langue nationale, il ne put résister à prendre rang parmi les étrangers. Dans sa touchante pièce intitulée Patriœ desiderium, il sent le besoin de s’excuser :

Hoc Latium poscit, romanæ hæc debita linguæ
Est opera ; huc genius compulit ipse loci
.

C’est donc un hommage, un tribut payé à la grande cité latine ; il faut bien parler latin à Rome. Ainsi Ovide, à qui il se compare, dut parler gète parmi les Sarmates. Et puis des vers français n’avaient pas là leur public, et les vers, si intimes qu’ils soient et si détachés du monde, ont toujours besoin d’un peu d’air et de soleil, d’un auditeur enfin :

Carmina principibus gaudent plausuque theatri,
Quique placet paucis displicet ipse sibi
.

J’aime assez, je l’avouerai, cette sorte de contradiction à laquelle Du Bellay se laisse naturellement aller et dont il nous offre encore quelques exemples. Ainsi, dans ses Regrets, il se contente d’être familier et naturel, après avoir ailleurs prêché l’art. Ainsi, lui qui avait parlé contre les traductions des poètes, un jour qu’il se sent en moindre veine et à court d’invention, il traduit en vers deux chants de l’Énéide, et si on le lui reproche, il répondra : « Je n’ai pas oublié ce que autrefois j’ai dit des translations poétiques ; mais je ne suis si jalousement amoureux de mes premières appréhensions que j’aie honte de les changer quelquefois, à l’exemple de tant d’excellens auteurs dont l’autorité nous doit ôter cette opiniâtre opinion de vouloir toujours persister en ses avis, principalement en matières de lettres. Quant à moi, je ne suis pas stoïque jusques-là. » En général, on sent chez lui, en avançant, un homme qui a profité de la vie et qui, s’il a payé cher l’expérience, ne la rebute pas. Il a dit quelque part de ses dernières œuvres, de ses derniers fruits, en les offrant au lecteur, qu’ils ne sont du tout si savoureux que les premiers, mais qu’ils sont peut-être de meilleure garde. Du Perron goûtait beaucoup ce mot-là.

Il conviendrait peu d’insister en détail sur la suite des poésies latines de Du Bellay ; il en a lui-même reproduit plusieurs en vers français. De Thou, en louant ses Regrets, ajoute que Joachim avait moins réussi aux vers latins composés à Rome dans le même temps. Colletet est d’un autre avis et estime qu’au gré des connaisseurs, ces vers latins se ressentent du doux air du Tibre que l’auteur alors respirait. S’il m’était permis d’avoir un avis moi-même en une telle question, j’avouerai que, s’ils ne peuvent sans doute se comparer à ceux d’un Bembo ou d’un Naugerius, ils ne me paraissent aucunement inférieurs à ceux de Dorat, de L’Hôpital ou de tout autre Français de ce temps-là. La seule partie qui reste pour nous véritablement piquante dans les vers latins de Du Bellay, ce sont ses amours de Faustine. Le ton y prend une vivacité qui ne permet pas de croire cette fois que la flamme se soit contenue dans la sphère pétrarquesque. Il ne vit et n’aima cette Faustine que le quatrième été de son séjour à Rome ; il avait bravé fièrement jusque-là le coup d’œil des beautés romaines :

Et jam quarta Ceres capiti nova serta parabat,
Nec dederam sævo colla superba jugo
.

Il n’est nullement question de cet amour dans ses Regrets, dont presque tous les sonnets ont été composés vers la troisième année de son séjour : à peine, vers la fin, pourrait-on entrevoir une vague allusion[13]. Si Du Bellay avait aimé Faustine durant ces trois premières années, il n’aurait pas tant parlé de ses ennuis, ou du moins c’eût été pour lui de beaux ennuis, et non pas si insipides. À peine commençait-il à connaître et peut-être à posséder[14] cette Faustine, que le mari, vieux et jaloux (comme ils sont toujours dans les élégies), et qui d’abord apparemment était absent, la retira de chez sa mère où elle vivait libre, pour la loger dans un cloître. Le belliqueux Paul IV venait de monter sur le siége pontifical ; il passait des revues du haut de ses balcons ; il appelait les soldats français à son secours pour marcher contre les Espagnols de Naples et prendre leur revanche des vieilles vêpres siciliennes. Mais Du Bellay, lui, soldat de Vénus, ne pense alors qu’à une autre conquête et à d’autres représailles ; il veut délivrer sa maîtresse captive sous la grille ; c’est là pour lui sa Naples et sa sirène :

Haec repetenda mihi tellus est vindice dextra,
Hoc bellum, hæc virtus, hæc mea Parthenope
.

Il est curieux de voir comme le secrétaire du doyen du sacré collége, le prochain chanoine de Paris[15], celui qui, quatre ans plus tard, mourra désigné à l’archevêché de Bordeaux, parle ouvertement du cloître, des Vestales, où on a logé sa bien-aimée. Toutes les vestales brûlent, dit-il ; c’est un reste de l’ancien feu perpétuel de Vesta : puisse sa Faustine y redoubler d’étincelles ! En pur païen anacréontique, il désire être renfermé avec elle ; de jour il serait comme Jupiter qui se métamorphosa une fois en chaste Diane ; nulle vestale ne paraîtrait plus voilée et plus sévère, n’offrirait plus religieusement aux dieux les sacrifices et ne chanterait d’un cœur mieux pénétré les prières qui se répondent. Mais de nuit, oh ! de nuit, il redeviendrait Jupiter :

Sic gratis vicibus, Vestæ Venerisque sacerdos,
Nocte parum castus luce pudica forem
.

Notez que ces poésies latines furent publiées à Paris deux ou trois ans après, en 1558, par Du Bellay lui-même, sans doute alors engagé dans les ordres. Elles sont dédiées à Madame Marguerite, et portent en tête un extrait de lettre du chancelier Olivier qui recommande l’auteur à la France. Étienne Pasquier, en une de ses épigrammes latines[16], ne craignait pas de rapprocher sa maîtresse poétique Sabine de cette Faustine romaine qui était si peu une Iris en l’air.

Il paraît bien, au reste, sans que Du Bellay explique comment, que sa Faustine en personne sortit du cloître et lui fut rendue ; les délires poétiques qui terminent l’annoncent assez ; il la célèbre plus volontiers dans cette lune heureuse sous le nom expressif de Columba :

Sus, ma petite Colombelle,
Ma petite belle rebelle,

ainsi qu’il l’a traduit en vers français depuis. On s’étonne de voir, au milieu de tels transports, qu’il ne semble pas avoir encore obtenu d’elle le dernier don, mais seulement, dit-il, summis bona proxima. Est-ce bien elle-même, en effet, qu’il alla voir une nuit chez elle en rendez-vous, et qui demeurait tout près de l’église Saint-Louis[17] ? Il dut quitter Rome peu après, et peut-être aussi cette aventure contribua-t-elle au départ.

Mais, avant de faire partir Du Bellay de Rome, nous avons à le suivre dans toute sa poésie mélancolique des Regrets. Et voici comment je me figure la succession des poésies et des pensées de Du Bellay durant son séjour de Rome. Arrivé dans le premier enthousiasme, il tint bon quelque temps ; il paya sa bien-venue à la ville éternelle par des chants graves, par des vers latins (Romœ Descriptio) ; il admira et tenta de célébrer les antiques ruines, les colysées superbes,

Les théâtres en rond ouverts de tous côtés ;

il évoqua dans ce premier livre d’Antiquités le génie héroïque des lieux et lui dut quelques vrais accens :

Pâles Esprits, et vous, Ombres poudreuses !…

Puis le tous les jours des affaires, les soins positifs de sa charge, le spectacle diminuant des intrigues, le gagnèrent bientôt et le plongèrent dans le dégoût. Quelqu’un a dit que la rêverie des poètes, c’est proprement l’ennui enchanté ; mais Du Bellay à Rome eut surtout l’ennui tracassé, ce qui est tout différent[18]. Il regretta donc sa Loire, ses amis de Paris, son humble vie d’études, sa gloire interceptée au départ, et il eut, en ne croyant écrire que pour lui, des soupirs qui nous touchent encore. Depuis trois ans cloué comme un Prométhée sur l’Aventin, il ne prévoit pas de terme à son exil : que faire ? que chanter ? Il ne vise plus à la grande faveur publique et n’aspire, comme devant, au temple de l’art ; il fait de ses vers français ses papiers journaux et ses plus humbles secrétaires : il se plaint à eux et leur demande seulement de gémir avec lui et de se consoler ensemble :

Je ne chante, Magny, je pleure mes ennuis,
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante,
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante.

Et encore :

Si les vers ont été l’abus de ma jeunesse,
Les vers seront aussi l’appui de ma vieillesse ;
S’ils furent ma folie, ils seront ma raison.

Dans ses belles stances de dédicace à M. d’Avanson, ambassadeur de France à Rome, il exprime admirablement, par toutes sortes de gracieuses images, cette disposition plaintive et découragée de son ame : il chante, comme le laboureur, au hasard, pour s’évertuer au sillon ; il chante, comme le rameur, en cadence, afin de se rendre, s’il se peut, la rame plus légère. Il avertit toutefois que, pour ne fâcher le monde de ses pleurs (car, poète, on pense toujours un peu à ce monde pour qui l’on n’écrit pas), il entremêlera une douce satire à ses tableaux, et il a tenu parole : la Rome des satires de l’Arioste revit chez Du Bellay à travers des accens élégiaques pénétrés.

Littérairement, ces Regrets de Du Bellay ont encore du charme, à les lire d’une manière continue. À partir du XXXIIe, il est vrai, ils languissent beaucoup ; mais ils se relèvent, vers la fin, par de piquans portraits de la vie romaine. Le style en est pur et coulant ;

Toujours le style te démange,

a-t-il dit très spirituellement du poète-écrivain, dans une boutade plaisante imitée de Buchanan ; ici, dans les Regrets, évidemment le style le démange moins ; sa plume va au sentiment, au naturel, même au risque d’un peu de prose. Dans un des sonnets à Ronsard, il lui dit d’un air d’abandon :

........Je suivrai, si je puis,
Les plus humbles chansons de ta muse lassée.

Bien lui en a pris ; cette lyre un peu détendue n’a jamais mieux sonné ; les habitudes de l’art s’y retrouvent d’ailleurs à propos, au milieu des lenteurs et des négligences. Ainsi quelle plus poétique conclusion que celle qui couronne le sonnet XVI, dans lequel il nous représente à Rome trois poètes, trois amis tristes et exilés, lui-même, Magny attaché à M. d’Avanson, et Panjas qui suit quelque cardinal français (celui de Châtillon ou de Lorraine) ? Heureux, dit-il à Ronsard, tu courtises là-bas notre Henri, et ta docte chanson, en le célébrant, t’honore :

Las ! et nous cependant nous consumons notre âge
Sur le bord inconnu d’un étrange rivage,
Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter :

Comme on voit quelquefois, quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter.

Quand Du Bellay fit ce sonnet-là, il avait respiré cet air subtil dont il parle en un endroit, et que la Gaule n’aurait pu lui donner, cette divine flamme attique et romaine tout ensemble.

Je suivrais plus longuement Du Bellay à Rome, si, en quelques pages d’un érudit et ingénieux travail[19], M. Ampère ne m’en avait dispensé. Je ne me permettrai d’ajouter qu’une seule remarque aux siennes, et qui rentre tout-à-fait dans ses vues ; c’est que Du Bellay, tout en maudissant Rome et en ayant l’air de l’avoir prise en grippe, s’y attachait, s’y enracinait insensiblement, selon l’habitude de ceux qui n’y veulent que passer et qui s’y trouvent retenus. Le charme opérait aussi, et, ce qui est plus piquant, malgré lui. Il faut l’entendre :

D’où vient cela, Mauny, que tant plus on s’efforce
D’échapper hors d’ici, plus le Démon du lieu
(Et que seroit-ce donc, si ce n’est quelque dieu ?)
Nous y tient attachés par une douce force ?

Seroit-ce point d’amour cette alléchante amorce,
Ou quelque autre venin, dont après avoir beu
Nous sentons nos esprits nous laisser peu à peu,
Comme un corps qui se perd sous une neuve écorce ?

J’ai voulu mille fois de ce lieu m’étranger,
Mais je sens mes cheveux en feuilles se changer,
Mes bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.

Bref, je ne suis plus rien qu’un vieil tronc animé,
Qui se plaint de se voir à ce bord transformé,
Comme le myrte anglois au rivage d’Alcine.

Voilà bien, ce me semble, ce magique enchantement de Rome qui fait oublier la patrie ; à moins qu’on ne veuille croire que ce charme secret pour Du Bellay, c’était déjà Faustine.

Un bon nombre des sonnets de la dernière moitié des Regrets ont la pointe spirituelle, dans le sens français et malin du mot ; aussi Fontenelle ne les a-t-il manqués dans son joli recueil choisi de nos poètes. Comme, par les places et les rues de Rome, la dame romaine à démarche grave ne se promène point, remarque Du Bellay, et qu’on n’y voit vaguer de femmes (c’était vrai alors) que celles qui se sont donné l’honnête nom de la cour, il craint fort à son retour en France

Qu’autant que j’en voirai ne me ressemblent telles.

Il se moque en passant de ces magnifiques doges de Venise, de ces vieux Sganarelles (le mot est approchant), surtout quand ils vont en cérémonie épouser la mer,

Dont ils sont les maris et le Turc l’adultère.

Marot en gaieté n’eût pas mieux trouvé, ni le bon Rabelais que Du Bellay cite aussi. Il y a de ces sonnets qui, sous air purement spirituel, sont poignans de satire, comme celui dans lequel on voit ces puissans prélats et seigneurs romains qui tout à l’heure se prélassaient pareils à des dieux, se troubler, pâlir tout d’un coup, si Sa Sainteté, de qui ils tiennent tout, a craché dans le bassin un petit filet de sang,

Puis d’un petit souris feindre la sûreté !

Parmi le butin que Du Bellay rapporta de Rome, il m’est impossible de ne pas compter les plus agréables vers qu’on cite de lui, bien qu’ils ne fassent point partie des Regrets ; mais ils ont été publiés vers le même temps, peu avant sa mort ; je veux parler de ses Jeux rustiques. C’est naturellement le voyage d’Italie qui mit Du Bellay à la source de tous ces poètes latins de la renaissance italienne, et de Naugerius en particulier, l’un des plus charmans, qu’il a reproduit avec prédilection et, en l’imitant, surpassé. Naugerius, ou Navagero, était ce noble vénitien qui offrit à Vulcain, c’est-à-dire qui brûla ses premières Sylves imitées de Stace, quand il se convertit à Virgile, et qui sacrifiait tous les ans un exemplaire de Martial en l’honneur de Catulle. Il ne vivait plus depuis déjà long-temps quand Du Bellay fit le voyage d’Italie ; mais ses Lusus couraient dans toutes les mains. Or, on sait la jolie chanson de Du Bellay :

UN VANNEUR DE BLE AUX VENTS.

À vous, troupe légère,
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
Et d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez,

J’offre ces violettes,
Ces lys et ces fleurettes,
Et ces roses ici,
Ces vermeillettes roses
Tout fraîchement écloses,
Et ces œillets aussi.

De votre douce haleine
Éventez cette plaine,
Éventez ce séjour,
Ce pendant que j’ahanne[20]
À mon blé que je vanne
À la chaleur du jour !

L’original est de Naugerius ; il faut le citer pour faire comprendre de quelle manière Du Bellay a pu être inventeur en traduisant :

VOTA AD AURAS.

Auræ quæ levibus percurritis aera pennis,
Et strepitis blando per nemora alta sono,
Serta dat hæc vobis, vobis hæc rusticus Idmon
Spargit odorato plena canistra croco.
Vos lenite œstum, et paleas sejungite inanes,
Dum medio fruges ventilat ille die.

L’invention seule du rhythme a conduit Du Bellay à sortir de la monotonie du distique latin, si parfait qu’il fût, et à faire une villanelle toute chantante et ailes déployées, qui sent la gaieté naturelle des campagnes au lendemain de la moisson, et qui nous arrive dans l’écho.

À simple vue, je ne saurais mieux comparer les deux pièces qu’à un escadron d’abeilles qui, chez Naugerius, est un peu ramassé, mais qui soudainement s’allonge et défile à travers l’air à la voix de Du Bellay. L’impression est tout autre, l’ordre seul de bataille a changé.

Mais voici qui est peut-être mieux. Le même Naugerius avait fait cette autre épigramme :

THYRSIDIS VOTA VENERI.

Quod tulit optata tandem de Leucide Thyrsis
Fructum aliquem, bas violas dat tibi, sancta Venus.
Post sepem hanc sensim obrepens, tria basia sumpsi :
Nil ultra potui : nam prope mater erat.
Nunc violas, sed, plena feram si vota, dicabo
Inscriptam hoc myrtum carmine, Diva, tibi :
« Hanc Veneri myrtum Thyrsis, quod amore potitus
Dedicat, atque una seque suosque greges
. »

Ce que Du Bellay a reproduit et déployé encore de la sorte, dans une des plus gracieuses pièces de notre langue :

À VENUS.

Ayant, après long désir,
Pris de ma douce ennemie
Quelques arrhes du plaisir
Que sa rigueur me dénie,


Je t’offre ces beaux œillets,
Vénus, je t’offre ces roses
Dont les boutons vermeillets
Imitent les lèvres closes

Que j’ai baisé par trois fois,
Marchant tout beau dessous l’ombre
De ce buisson que tu vois ;
Et n’ai su passer ce nombre,

Pour ce que la mère étoit
Auprès de là, ce me semble,
Laquelle nous aguettoit :
De peur encore j’en tremble.

Or’ je te donne ces fleurs ;
Mais, si tu fais ma rebelle
Autant piteuse à mes pleurs
Comme à mes yeux elle est belle,

Un myrte je dédîrai
Dessus les rives de Loire,
Et sur l’écorce écrirai
Ces quatre vers à ta gloire :

« Thénot, sur ce bord ici,
« À Vénus sacre et ordonne
« Ce myrte, et lui donne aussi
« Ses troupeaux et sa personne. »

N’a-t-on pas remarqué, en lisant, à cet endroit :

................
Imitant les lèvres closes
Que j’ai baisé par trois fois,

comme le sens enjambe sur la strophe, comme la phrase se continue à travers, s’allonge (sensim obrepit), et semble imiter l’amant lui-même glissant tout beau dessous l’ombre ?

De peur encore j’en tremble,

ce vers-là, après le long et sinueux chemin où le poète furtif semble n’avoir osé respirer, repose à propos, fait arrêt et image. Tout dans cette petite action s’enchaîne, s’anime, se fleurit à chaque pas. Du Bellay, en imitant ainsi, crée dans le détail et dans la diction, tout-à-fait comme La Fontaine[21]. Que si maintenant on joint à ces deux pièces exquises de Du Bellay son admirable sonnet du petit Liré, on aura, à côté des pages de l’Illustration et comme autour d’elles, une simple couronne poétique tressée de trois fleurs, mais de ces fleurs qui suffisent, tant que vit une littérature, à sauver et à honorer un nom. Le sonnet du petit Liré est également imité du latin, mais du latin de Du Bellay lui-même, et le poète a fait ici pour lui comme pour les autres, il s’est embelli en se traduisant. Dans son élégie intitulée Patriœ desiderium, il s’était écrié, par allusion à Ulysse :

Felix qui mores multorum vidit et urbes,
Sedibus et potuit consenuisse suis
 ;

et il continuait sur ce ton. Mais voici, sous sa plume redevenue française, ce que cette pensée, d’abord un peu générale, et qui gardait, malgré tout, quelque chose d’un écho et d’un centon des anciens, a produit de tout-à-fait indigène et de natal :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cettui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parens le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le toit de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage !

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux ;
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine ;

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine[22].

Cette douceur angevine, qu’on y veuille penser, est mêlée ici de la romaine, de la vénitienne, de toute celle que Du Bellay a respirée là-bas. Seule et primitive, avant de passer par l’exil romain, elle n’eût jamais eu cette finesse, cette saveur poétique consommée. C’est bien toujours le vin du pays, mais qui a voyagé, et qui revient avec l’arome. Combien n’entre-t-il pas d’élémens divers, ainsi combinés et pétris, dans le goût mûri qui a l’air simple ! Combien de fleurs dans le miel parfait ! Combien de sortes de nectars dans le baiser de Vénus !

Il est dans l’Anthologie deux vers que le sonnet de Du Bellay rappelle ; les avait-il lus ? Ils expriment le même sentiment dans une larme intraduisible : « La maison et la patrie sont la grace de la vie : tous autres soins pour les mortels, ce n’est pas vivre, c’est souffrir. »

Enfin Du Bellay quitte Rome et l’Italie ; le cardinal a besoin de lui en France et l’y renvoie pour y soigner des affaires importantes. Il repasse les monts, mais non plus comme il les avait passés la première fois, en conquérant et en vainqueur. Quatre années accomplies ont changé pour lui bien des perspectives. Usé par les ennuis, par les chagrins où sa sensibilité se consume, tout récemment encore vieilli par les tourmens de l’amour et par ses trop vives consolations peut-être, il est presque blanc de cheveux[23]. Au seuil de ce foyer tant désiré, d’autres tracas l’attendent ; les ronces ont poussé ; les procès foisonnent. Il lui faudrait, pour chasser je ne sais quels ennemis qu’il y retrouve, l’arc d’Ulysse ou celui d’Apollon.

Adieu donques, Dorat, je suis encor Romain,

s’écrie-t-il. Ainsi Horace regrette Tibur à Rome et Rome à Tibur ; ainsi Martial, à peine retourné dans sa Bilbilis, qui faisait depuis des années l’objet de ses vœux, s’en dégoûte et redemande les Esquilies. Quand Tibulle a décrit si amoureusement la vie champêtre, il était à la guerre près de Messala.

Pour Du Bellay, quelques consolations se mêlèrent sans doute aux nouvelles amertumes, et tous ses espoirs ne furent pas trompés. Ses amis célébrèrent avec transport son retour ; Dorat fit une pièce latine ; ce fut une fête cordiale des muses chez Ronsard, Baïf et Belleau. Au bout d’un ou de deux ans, et sa santé n’y suffisant plus, Du Bellay se déchargea de la gestion des affaires du cardinal ; il sortit pauvre et pur de ce long et considérable service. Il revint à la Muse, et fit ses Jeux rustiques ; il mit ordre à ses vers de Rome et les compléta ; il publia ses poésies latines (Épigrammes, Amours, Élégies) en 1558, et l’année suivante ses sonnets des Regrets. Mais une calomnie à ce propos vint l’affliger : on le desservit près du cardinal à Rome. Ses vers étaient le prétexte ; mais Du Bellay ne s’en explique pas davantage, et cette accusation est demeurée obscure comme celle qui pesa sur Ovide[24]. Que put-on dire ? La licence de quelques pièces à Faustine lui fut-elle reprochée ? Supposa-t-on malignement que quelques sonnets des Regrets, qui couraient avant la publication, atteignaient le cardinal lui-même ? Dans ce cas Du Bellay, en les publiant, détruisait l’objection. Toujours est-il qu’il devenait criant qu’un homme de ce mérite et de ce parentage demeurât aussi maltraité de la fortune. Le chancelier François Olivier, Michel de L’Hôpital, tous ses amis s’en plaignaient hautement pour lui. On assure que, lorsqu’il mourut, il était rentré dans les bonnes graces du cardinal, qui allait se démettre en sa faveur de l’archevêché de Bordeaux. Et certes, qui avait fait de Rabelais un curé de Meudon pouvait bien, sans scrupule, faire Du Bellay archevêque. Quelques sonnets de celui-ci à Madame Marguerite, quelques autres de l’Honnête Amour qui sentent leur fin, des stances étrangement douloureuses et poignantes intitulées la Complainte du Désespéré, semblent dénoter vraiment qu’il s’occupait à corriger les impressions trop vives de ses premières ardeurs et à méditer de plus graves affections, sacrato homine digniora, dit Sainte-Marthe[25].

Au milieu de son dépérissement de santé, il était devenu demi-sourd, et pendant les derniers mois de sa vie cette surdité augmenta considérablement, jusqu’à le condamner à garder tout-à-fait la chambre. Dans son Hymne de la Surdité à Ronsard, dans son élégie à Morel, il parle agréablement de cet accident. Jacques Veilliard de Chartres, en son oraison funèbre de Ronsard, dit que Du Bellay chérissait tellement ce grand poète, qu’il tâchait de l’imiter en tout, jusques à vouloir passer pour sourdaud aussi bien que lui, quoiqu’il ne le fût pas en effet. « Ainsi les meilleurs disciples de Platon prenoient plaisir à marcher voûtés et courbés comme lui, et ceux d’Aristote tâchoient, en parlant, de hésiter et bégayer à son exemple. » Mais cette explication est plus ingénieuse que vraie. La surdité de Du Bellay, trop réelle, précéda seulement l’apoplexie qui l’emporta, et dont elle était un symptôme. Si l’on voulait pourtant plaisanter à son exemple là-dessus, on pourrait dire que Ronsard et lui étaient demi-sourds en effet, et qu’on le voit bien dans leurs vers : ils en ont fait une bonne moitié du côté de leur mauvaise oreille. Et puis, comme certains sourds qui entendent plus juste lorsqu’on parle à demi-voix, ils se sont mieux entendus dans les chants de ton moyen que lorsqu’ils ont embouché la trompette épique ou pindarique.

Du Bellay fut enlevé le 11 janvier 1560, à Paris, six semaines seulement avant que son parent le cardinal mourût à Rome, et moins d’un an après que Martin Du Bellay, frère de ce dernier, était mort à sa maison de Glatigny dans le Maine : inégaux de fortune, mais tous les trois d’une race et d’un nom qu’ils honorent, De Thou les a pu joindre avec éloge dans son histoire. J’ai dit que Joachim mourut à temps : Scévole de Sainte-Marthe a déjà remarqué que ce fut l’année même de la conjuration d’Amboise, et quand les dissensions civiles allaient mettre le feu à la patrie. Ronsard a trop vécu d’avoir vu Charles IX et la Saint-Barthelémy, et d’avoir dû chanter alentour. Du Bellay, d’ailleurs, mourut sans illusion ; au moral aussi, il avait blanchi vite. Il avait eu le temps de voir les méchans imitateurs poétiques foisonner et corrompre, comme toujours, les premières traces. Il ne pense pas là-dessus autrement que Pasquier et De Thou ; une sanglante épigramme latine de lui en fait foi, et en français même il n’hésite pas à dire :

Hélicon est tari[26], Parnasse est une plaine,
Les lauriers sont séchés……

Quand on en est là, il vaut mieux sortir. Lui donc, le plus pressé des novateurs et en tête de la génération poétique par son appel de l’Illustration, il tomba aussi le premier. Quelques autres peut-être, dans les secondaires, avaient disparu déjà. Un intéressant poète, Jacques Tahureau, était mort dès 1555, ainsi que Jean de La Péruse, auteur d’une Médée. Olivier de Magny, ami de Du Bellay et que nous avons vu son compagnon à Rome, mourait au retour vers le même temps que lui (1560). Mais Du Bellay, parmi les importans, fit le premier vide ; ce fut, des sept chefs de la pléiade, le premier qui quitta la bande et sonna le départ. À l’autre extrémité du groupe, au contraire, Étienne Pasquier, avec Pontus de Tyard et Louis Le Caron, survécut plus de quarante ans encore, et il rassemblait, après 1600, les souvenirs déjà lointains de cette époque, quand déjà Malherbe était venu et régnait, Malherbe qu’il ne nommait même pas.

Les œuvres françaises de Du Bellay ont été réunies au complet par les soins de ses amis dans l’édition de 1569, mainte fois reproduite. Ses reliques mortelles avaient été déposées dans l’église de Notre-Dame, au côté droit du chœur, à la chapelle de Saint-Crépin et Saint-Crépinien. Il y avait eu à Notre-Dame assez d’évêques et de chanoines du nom de Du Bellay pour que ce lui fût comme une sépulture domestique.

Tous les poètes du temps le pleurèrent à l’envi. Ronsard, en maint endroit solennel ou affectueux, évoqua son ombre ; Remi Belleau lui consacra un Chant pastoral. Colletet, dans sa vie (manuscrite) de notre poète, épuise tous ces témoignages funéraires ; mais il va un peu loin lorsque, entraîné par la chaleur de l’énumération, il y met une pièce latine de Bembo, lequel était mort avant que Du Bellay visitât Rome. Le livre des Antiquités eut l’honneur d’être traduit en anglais par Spenser. Au XVIIe siècle, le nom de Du Bellay s’est encore soutenu et a surnagé sans trop d’injure dans le naufrage du passé. Ménage, son compatriote d’Anjou, parle, en une églogue, de

Bellay, ce pasteur d’éternelle mémoire.

Colletet, dans son Art poétique imprimé, remarque que, de cette multitude d’anciens sonnets, il n’y a guère que ceux de Du Bellay qui aient forcé les temps. Sorel, Godeau, tiennent compte de sa gravité et de sa douceur. Boileau ne le lisait pas, mais Fontenelle l’a connu et extrait avec goût. Au XVIIIe siècle, Marmontel l’a cité et loué ; les auteurs des Annales poétiques, Sautreau de Marsy et Imbert, l’ont présenté au public avec faveur. En un mot, cette sorte de modestie qu’il a su garder dans les espérances et dans le talent, a été comprise et a obtenu grace. Lorsque nous-même nous eûmes il y a quelques années, à nous occuper de lui, il nous a suffi à son égard de développer et de préciser les vestiges de bon renom qu’il avait laissés ; nous n’avons pas eu à le réhabiliter comme Ronsard. Mais ce nous a été aujourd’hui une tâche très douce pourtant, que de revenir en détail sur lui, et d’en parler plus longuement, plus complaisamment que personne n’avait fait encore. Bien des réflexions à demi philosophiques nous ont été, chemin faisant, suggérées. Les écoles poétiques passent vite ; les grands poètes seuls demeurent ; les poètes qui n’ont été qu’agréables s’en vont. Il en est un peu de ce que nous appelons les beaux vers comme des beaux visages que nous avons vus dans notre jeunesse. D’autres viendront qui, à leur tour, en aimeront d’autres ; — et ils sont déjà venus.


Sainte-Beuve.

    Beaupréau. On s’y souvient d’un grand homme qui y vécut jadis ; voilà tout. Il n’y a point de restes authentiques du manoir qu’il habita. — La locution de douceur angevine, qui termine le mémorable sonnet, peut paraître réclamer un petit commentaire quant à l’acception précise. J’interroge dans le pays, et on me répond : Ce n’est point une locution proverbiale, ou du moins ce n’en est plus une ; mais, indépendamment de l’idée naturelle et générale (dulces Argos) qu’un lecteur pur et simple pourrait se contenter d’y trouver, cette expression n’est pas tout-à-fait dénuée d’une valeur relative et locale. Il existe, en effet, sur le compte des Angevins une tradition de facilité puisée dans l’abondance de tous les biens de cette vie, dans la suavité de l’air et du sol. Le caractère du bon roi René en donne l’idée. Andegavi molles, disait le Romain.

  1. Publié par M. Ackermann, chez Crozet, quai Malaquais, 19.
  2. Bibliothèque du Louvre.
  3. Pourtant, au recueil latin intitulé : Joachimi Bellaii andini Poematum Libri quatuor (Parisiis), 1558, dans une épigramme à son ami Gordes (f. 24), Du Bellay, déplorant ses cheveux déjà blancs et sa vieillesse anticipée, a dit :

    Et faciunt septem lustra peracta senem.

    Il aurait donc eu trente-cinq ans accomplis en 1558. Mais la nécessité du vers l’aura ici emporté sur l’exacte chronologie, et Du Bellay aura fait comme Béranger, qui, dans sa chanson du Tailleur et de la Fée, s’est vieilli d’un an ou deux pour la rime.

  4. Martin Du Bellay, frère de M. de Langey et du cardinal, personnage distingué aussi, mais alors moins considérable qu’eux, est aujourd’hui leur égal en nom pour avoir continué et suppléé les Mémoires de M. de Langey.
  5. On la trouve dans le recueil qui a pour titre : Joachimi Bellaii andini Poetœ clarissimi Xenia seu illustrium quorudam Nominum Allusiones (Parisiis), 1569, in-4o. Je ne sais pourquoi elle a été omise dans le recueil, d’ailleurs complet, des vers latins de Du Bellay, qui fait partie du Deliciœ Poetarum Gallorum (1609), publié par Gruter sous le pseudonyme de Ranutius Gherus.
  6. Et si cela avait été, Du Bellay aurait-il pu, dans l’Hymne de la Surdité, adressée à Ronsard, s’écrier en parlant au cœur de son ami :

    Tout ce que j’ai de bon, tout ce qu’en moi je prise,
    C’est d’être, comme toi, sans fraude et sans feintise,
    D’être bon compagnon, d’être à la bonne foi,
    Et d’être, mon Ronsard, demi-sourd comme toi ?

    Nous reviendrons ailleurs sur cette surdité-là.

  7. Les biographes de Du Bellay ont en général fait son séjour en Italie un peu plus court qu’il ne le fut réellement : on lit dans le CLXVIe sonnet de ses Regrets que son absence, son enfer, a duré quatre ans et davantage.
  8. Tableau de la Poésie française au seizième Siècle, pag. 58 et suiv.
  9. Dans l’Exegi monumentum (ode XXX, liv. III), il dit lui-même :

    Princeps Æolium carmen ad Italos
    Deduxisse modos
    .......

  10. Regrets, sonnet CXLI.
  11. Il paraît bien qu’en effet il l’accompagna ; dans l’élégie à Morel, on lit :

    Mittitur interea Romam Bellaius ille…
    Alpibus et duris ille sequendus erat
    .

  12. Il m’est échappé, dans le Tableau de la Poésie française au seizième Siècle, pag. 72, de dire que Rabelais fut avec Du Bellay du voyage de Rome ; il faut lire avant. Ils suivirent l’un et l’autre le même patron, mais en des temps différens. Il y a près de quinze ans entre le dernier voyage de Rabelais en Italie et celui de Joachim.
  13. Peut-être dans le sonnet LXXXVII, où il se montre enchaîné et comme enraciné par quelque amour caché.
  14. Haud prius illa tamen nobis erepta fuit, quam
    Venit in amplexus terque quaterque meos
    .

  15. Il le fut dès cette année même de ses amours (1555), par la faveur d’un autre de ses parens du même nom, Eustache Du Bellay, alors évêque de Paris.
  16. La 47e du liv. VI.
  17. Nox erat, et pactæ properabam ad tecta puellæ,
    Junguntur fano quæ, Lodoice, tuo
    .

    L’église dite Saint-Louis-des-Français est d’une date postérieure. Quelle était cette église Saint-Louis de 1555 ? Je laisse ce point de topographie à M. Nibby et aux antiquaires.

  18. Un élégiaque moderne, imitateur de Du Bellay dans le sonnet, a curieusement marqué la différence de ces deux ennuis, mais dans un temps où il avait lui-même une Faustine pour se consoler :

    Moi qui rêvais la vie en une verte enceinte,
    Des loisirs de pasteur, et sous les bois sacrés

    Des vers heureux de naître et long-temps murmurés ;
    Moi dont les chastes nuits, avant la lampe éteinte,

    Ourdiraient des tissus où l’ame serait peinte,
    Ou dont les jeux errans, par la lune éclairés,
    S’en iraient faire un charme avec les fleurs des prés ;
    Moi dont le cœur surtout garde une image sainte !

    Au tracas des journaux perdu matin et soir,
    Je suis à ce métier comme un Juif au comptoir,
    Mais comme un Juif du moins qui garde en la demeure,

    Dans l’arrière-boutique où ne vient nul chalant,
    Sa Rebecca divine, un ange consolant,
    Dont il rentre baiser le front dix fois par heure.

  19. Portraits de Rome à différens âges, Revue des Deux Mondes de juin 1835.
  20. Ahanner, travailler, fatiguer.
  21. Il était si plein de son Naugerius, qu’il s’est encore souvenu de lui dans un passage de ses stances à M. d’Avanson, en tête des Regrets :

    Quelqu’un dira : De quoi servent ces plaintes ?…

    C’est inspiré d’un fragment délicieux de Philémon sur les larmes que Naugerius avait traduit, et Du Bellay sans doute l’avait pris là.

  22. Liré, redisons-le avec plus de détail, est un petit bourg au bord de la Loire, au-dessous de Saint-Florent-le-Vieux ; il fait partie de l’arrondissement de
  23. Jam mea cygneis sparguntur tempora plumis,

    dit-il à l’imitation d’Ovide ; c’est d’avance comme Lamartine :

    Ces cheveux dont la neige, hélas ! argente à peine
    Un front où la douleur a gravé le passé.

  24. Dans l’élégie à Morel on lit ;

    Iratum insonti nostræ fecere Camenæ,
    Iratum malim qui vel habere Jovem.
    Hei mihi Peligni crudelia fata poetæ
    Hic etiam fatis sunt renovata meis…

  25. Du Bellay fut clerc ; mais fut-il prêtre ? ou seulement était-il en voie de le devenir ? Il dut quitter l’épée et prendre l’habit de clerc durant son séjour de Rome ; car, dans la ville pontificale, on prend cet habit pour plus de commodité, comme ailleurs celui de cavalier. Vers le temps de son retour à Paris, il fut un instant chanoine de Notre-Dame, mais non pas archidiacre, comme on l’a dit. Rien ne m’assure que Du Bellay ait jamais dit la messe.
  26. Hélicon est tari ! On pourrait voir là une inadvertance, mais elle serait trop invraisemblable chez Du Bellay ; je n’y puis voir qu’une hardiesse : il aura mis l’Hélicon montagne pour le Permesse qui y prend sa source.