Anciens poètes français/Anacréon au XVIe siècle



ANCIENS
POÈTES FRANCAIS.

ANACRÉON AU SEIZIÈME SIÈCLE.

La première édition d’Anacréon, donnée à Paris par Henri Estienne, est de 1554. Le grand mouvement d’innovation poétique de l’école de la Pleïade datait de 1550, c’est-à-dire était en plein développement quand ce recueil de jolies odes parut. Henri Estienne, très jeune, appartenait, par le zèle, par les études, par tous les genres de fraternité, à la génération qui se levait et qui se proclamait elle-même gallo-grecque : il s’en distingua avec quelque originalité en avançant et sut être plus particulièrement gréco-gaulois. Il n’était pas poète français ; mais on peut dire qu’en publiant les chansons de Téos, il contribua pour sa part, autant que personne, au trésor que les nouveaux-venus trouvèrent sous leur main et qu’ils ne réussirent qu’incomplètement à ravir. Il leur en fournit même la portion la plus transportable, pour ainsi parler, et comme la monnaie la mieux courante. Presque tout ce qu’ils prirent de ce côté, ils l’emportèrent plus aisément et le gardèrent.

Les premiers essais de 1550 à 1555 sont extrêmement incultes, incorrects, et sentent l’effort à travers leur fierté. L’Anacréon est venu à point comme pour amollir et adoucir la verve férocement pindarique de Ronsard et consorts, pour les ramener au ton de la grace. Dans le dithyrambe pour la fête du bouc, célébrée en l’honneur de Jodelle, après le succès de sa Cléopâtre (1553), Baïf et tous les autres à tue-tête répétaient en chœur ce refrain de chanson à Bacchus ; je copie textuellement :

Iach iach ia ha
Evoe iach ia ha !

L’Anacréon d’Henri Estienne rompit un peu ce chorus bizarre, et, comme un doux chant dans un festin, tempéra l’ivresse.

Je n’ai pas à discuter ici la question de l’authenticité des poésies de l’Anacréon grec, et j’y serais parfaitement insuffisant. On était allé d’abord jusqu’à soupçonner Henri Estienne de les avoir fabriquées. Depuis qu’on a retrouvé d’autres manuscrits que ceux auxquels il avait eu recours et qu’il n’avait jamais produits, cette supposition excessive est tombée. Il restait à examiner toujours si ces poésies remontent bien réellement au lyrique de Téos, au contemporain de Cambyse et de Polycrate, à l’antique Ionien qui, sous sa couronne flottante, prêta les plus aimables accens à l’orgie sacrée. L’opinion de la critique paraît être aujourd’hui fixée sur ce point, et les érudits, m’assure-t-on, s’accordent en général à ne considérer les pièces du recueil publié par Henri Estienne (à deux ou trois exceptions près) que comme étant très postérieures au père du genre, comme de simples imitations, et seulement anacréontiques au même sens que tant d’autres jolies pièces légères de nos littératures modernes. Qui donc les a pu faire ces charmantes odes pleines d’élégance et de délicatesse, et auxquelles tant de gens de goût ont cru avant que la critique et la grammaire y eussent appliqué leur loupe sévère ? Y a-t-il eu là aussi, à l’endroit d’Anacréon, des Macpherson et des Surville de l’antiquité ? Je me figure très bien que, même sans fraude, et d’imitation en imitation, les choses se soient ainsi transformées et transmises, que des contemporains de Bion et de Moschus aient commencé à raffiner le genre, que tant d’auteurs agréables de l’Anthologie, tels qu’un Méléagre, y aient contribué, et que, sous les empereurs et même auparavant, les riches voluptueux, à la fin des banquets, aient dit aux Grecs chanteurs : Faites-nous de l’Anacréon ! Cicéron nous parle de ce Grec d’Asie, épicurien et poète, ami de Pison, et qui tournait si élégamment l’épigramme qui célébrait si délicatement les orgies et les festins de son disciple débauché. On a une invitation à dîner qu’il lui adresse. Certes, si ce Philodème (c’était son nom) a voulu faire de l’anacréontique, il n’a tenu qu’à lui d’y réussir[1].

Le goût pourtant, une fois averti par la science, se rend compte à son tour de la différence de ton entre les imitations et l’original, même quand ce dernier terme de comparaison manque ; et il arrive ici précisément ce qui s’est vu pour plusieurs morceaux très admirés de la statuaire antique : on les avait pris au premier coup d’œil, et sous la séduction de la découverte, pour les chefs-d’œuvre de l’art, dont ils n’étaient que la perfection déjà déclinante et amollie. Quelques bas-reliefs augustes, quelques magnifiques torses retrouvés, sont venus replacer le grand art sur ses bases divines. Ainsi on se représente que, même dans sa grace, le premier et véritable Anacréon devait avoir une largeur et un grandiose de ton, un désordre sublime et hardi, quelque chose, si j’ose le dire, de ce qu’a notre Rabelais dans sa grossièreté, mais que revêtait amplement en cette Ionie la pourpre et la rose, un libre faire en un mot, que le dix-huitième siècle de la Grèce, si élégant et si prolongé qu’il fût, n’a plus été capable d’atteindre et qu’il n’a su que polir. L’Anacréon primitif avait l’enthousiasme proprement dit. Bien des pièces au contraire de l’Anacréon qu’on lit, de cet Anacréon qui semble refait souvent à l’instar de l’épigramme de Platon sur l’Amour endormi, ne sont guère que le pendant de ces petites figurines d’ivoire, de ces petits joyaux précieux qu’au temps de l’empire les belles dames romaines ou les patriciens à la mode avaient sur leurs tables : l’Amour prisonnier, l’Amour mouillé, l’Amour noyé, l’Amour oiseau, l’Amour laboureur, l’Amour voleur de miel, toute la race enfin des Amours roses et des Cupidons de l’antiquité. Henri Estienne, en sa préface d’éditeur, ne sortait pas de cet ordre de comparaisons, quand il rappelait par rapport à son sujet ce joujou délicat de la sculpture antique, ce petit navire d’ivoire que recouvraient tout entier les ailes d’une abeille.

Mais cette circonstance même d’être d’une date postérieure et de l’époque du joli plutôt que du beau ne faisait que rendre ces légers poèmes plus propres à l’imitation et mieux assortis au goût du moment. L’agréable et le fin se gagnent encore plus aisément que le grand ; on commence surtout très volontiers par le mignard et le subtil. Le Sanglier pénitent de Théocrite (si une telle pièce est de Théocrite) agréera bien mieux tout d’emblée que ces admirables pièces des Thalysies ou de la Pharmaceutrie. On s’en prendra d’abord à Bembe, et non à Dante. Les littératures étrangères s’inoculent plutôt par ces pointes.

L’Anacréon d’Estienne, s’il ne rentrait pas tout-à-fait dans la classe des grands et premiers modèles, était du moins le plus pur et le plus achevé des moindres (minores), et il arrivait à propos pour les corriger : intervenant entre Jean Second et Marulle, il remettait en idée l’exquis et le simple. Dans cette ferveur, dans cette avidité dévorante de l’érudition et de l’imitation, il n’y avait guère place au choix ; on en était à la gloutonnerie première ; Anacréon commença à rapprendre la friandise. Il eut à la fois pour effet de tempérer, je l’ai dit, le pindarique, et de clarifier le Rabelais. Au milieu de la jeune bande en plein départ, et par la plus belle matinée d’avril, que fit Henri Estienne ? Il jeta brusquement un essaim et comme une poignée d’abeilles, d’abeilles blondes et dorées dans le rayon, et plus d’un en fut heureusement piqué ; il s’en attacha presque à chacun du moins une ou deux, qu’ils emportèrent dans leurs habits et qui se retrouvent dans leurs vers.

Ce que je dis là d’Anacréon se doit un peu appliquer aussi, je le sais, à l’Anthologie tout entière, publiée à Paris en 1531, et dont Henri Estienne donna une édition à son tour ; mais Anacréon, qui forme comme la partie la plus développée et le bouquet le mieux assemblé de l’Anthologie, qui en est en quelque sorte le grand poète et l’Homère (un Homère aviné), Anacréon, par la justesse de son entrée et la fraîcheur de son chant, eut le principal effet et mérita l’honneur.

Quand les Analecta de Brunck parurent en 1776, ils vinrent précisément offrir à l’adolescence d’André Chénier sa nourriture la plus appropriée et la plus maternelle : ainsi, pour nos vieux poètes, l’ancienne Anthologie de Planudes, et surtout l’Anacréon d’Estienne : il fut un contemporain exact de leur jeunesse.

Du jour où il se verse dans la poésie du XVIe siècle, on y peut suivre à la trace sa veine d’argent. À partir du second livre, les Odes de Ronsard en sont toutes traversées et embellies ; et chez la plupart des autres, on marquerait également l’influence. L’esprit français se trouvait assez naturellement prédisposé à cette grace insouciante et légère ; l’Anacréon, chez nous, était comme préexistant ; Villon dans sa ballade des Neiges d’antan, Mellin de Saint-Gelais dans une quantité de madrigaux raffinés, avaient prévenu le genre : Voltaire, au défaut d’Anacréon lui-même, l’aurait retrouvé.

La veine anacréontique, directement introduite en 1554, et qui se prononce dès les seconds essais lyriques de Ronsard, de Du Bellay et des autres, fit véritablement transition entre la vigueur assez rude des débuts et la douceur un peu mignarde et polie des seconds disciples, Desportes et Bertaut ; cette veine servit comme de canal entre les deux. Mais ce n’est pas ici de l’anatomie que je prétends faire, et, une fois la ligne principale indiquée, je courrai plus librement.

Remy Belleau, épris de cette naïveté toute neuve et de cette mignardise (c’était alors un éloge), s’empressa de traduire le charmant modèle en vers français. Sa traduction, qui parut en 1556, ne sembla peut-être pas aux contemporains eux-mêmes tout-à-fait suffisante :

Tu es un trop sec biberon
Pour un tourneur d’Anacréon,
Belleau,.......

lui disait Ronsard. Belleau, comme qui dirait Boileau, par opposition au chantre du vin, ce n’est qu’un jeu de mots ; mais, à la manière dont Ronsard refit plus d’une de ces petites traductions, on peut croire qu’il ne jugeait pas celles de son ami définitives. Deux ou trois morceaux pourtant ont bien réussi au bon Belleau, et Saint-Victor, dans sa traduction en vers d’Anacréon, a désigné avec goût deux agréables passages : l’un est dans le dialogue entre la Colombe et le Passant ; la colombe dit qu’elle ne voudrait plus de sa liberté :

Que me vaudroit désormais
De voler par les montagnes,
Par les bois, par les campagnes,
Et sans cesse me brancher
Sur les arbres, pour chercher
Je ne sais quoi de champêtre
Pour sauvagement me paître,
Vu que je mange du pain
Becqueté dedans la main
D’Anacréon, qui me donne
Du même vin qu’il ordonne
Pour sa bouche ; et, quand j’ai bu
Et mignonnement repu,

Sur sa tête je sautelle ;
Puis de l’une et de l’autre aile
Je le couvre, et sur les bords
De sa lyre je m’endors !

L’autre endroit est tiré de cette ode : Qu’il se voudroit voir transformé en tout ce qui touche sa maîtresse :

Ha ! que plût aux dieux que je fusse
Ton miroir, afin que je pusse,
Te mirant dedans moi, te voir ;
Ou robe, afin que me portasses ;
Ou l’onde en qui tu te lavasses,
Pour mieux tes beautés concevoir !

Ou le parfum et la civette
Pour emmusquer ta peau douillette,
Ou le voile ........
Ou de ton col la perle fine
Qui pend sur ta blanche poitrine,
Ou bien, Maîtresse, ton patin !

Ce dernier vers, dans sa chaussure bourgeoise, a je ne sais quoi de court et d’imprévu, de tout-à-fait bien monté.

Mais il était plus facile, en général, aux vrais poètes d’imiter Anacréon que de le traduire. Belleau gagna surtout, on peut le croire, à ce commerce avec le plus délicat des anciens d’emporter quelque chose de ce léger esprit de la muse grecque qui se retrouva ensuite dans l’une au moins de ses propres poésies. Il est douteux pour moi qu’il eût jamais fait son adorable pièce d’Avril tant de fois citée, sans cette gracieuse familiarité avec son premier modèle ; car, si quelque chose ressemble en français pour le pur souffle, pour le léger poétique désintéressé, à la Cigale d’Anacréon, c’est l’Avril de Belleau. Il arriva ici à nos poètes ce qu’un anonyme ancien a si bien exprimé dans une ode que nous a conservée l’un des manuscrits de l’Anthologie ; je n’en puis offrir qu’une imitation :

Je dormais : voilà qu’en songe
(Et ce n’était point mensonge),
Un vieillard me vit passer,
Beau vieillard sortant de table ;
Il m’appelle, ô voix aimable !
Et moi je cours l’embrasser.

Anacréon, c’est lui-même,

Front brillant, sans rien de blême :
Sa lèvre sentait le vin ;
Et dans sa marche sacrée,
Légèrement égarée,
Amour lui tenait la main.

Faisant glisser de sa tête
Lis et roses de la fête,
Sa couronne de renom,
Il se l’ôte et me la donne :
Je la prends, et la couronne
Sentait son Anacréon.

Le cadeau riant m’invite,
Et sans songer à la suite,
Joyeux de m’en parfumer,
Dans mes cheveux je l’enlace :
Depuis lors, quoi que je fasse,
Je n’ai plus cessé d’aimer.

Eh bien ! ce que le poète grec dit là pour les amours était un peu vrai pour la poésie ; nos amis de la Pleïade, après avoir embrassé le vieillard et avoir essayé un moment sur leur tête cette couronne qui sentait son Anacréon, en gardèrent quelque bon parfum, et depuis ce temps il leur arriva quelquefois d’anacréontiser sans trop y songer.

Belleau, pour son compte, n’a guère eu ce hasard heureux que dans son Avril ; d’autres petites inventions qui semblaient prêter pareille grace, telles que le Papillon, lui ont moins réussi[2].

Celui de tous assurément qui se ressentit et profita le mieux de la couronne odorante est Ronsard. Ce que j’ai pu conjecturer de l’Avril, ne peut-on pas aussi le penser sans trop d’invraisemblance de ces délicieux couplets : Mignonne, allons voir si la rose…, où une fraîcheur matinale respire ? Après deux ou trois journées d’Anacréon, cela doit venir tout naturellement, ce semble, au réveil. On composerait le plus irréprochable bouquet avec ces imitations anacréontiques (et je n’en sépare pas ici Bion ni Moschus), avec un choix de ces pièces qui ont occupé tour à tour nos vieux rimeurs et notre jeune Chénier. Ne pouvant tout citer, et l’ayant fait très fréquemment ailleurs, j’en présenterai du moins un petit tableau pour les curieux qui se plaisent à ces collections ; eux-mêmes compléteront le cadre :

L’Amour endormi, de Platon, a été traduit par André ;

L’Amour oiseau, de Bion, l’a été par Baïf (Passe-temps, liv. II) ;

L’Amour mouillé, d’Anacréon, par La Fontaine, qui ne fait pas tout-à-fait oublier Ronsard (Odes, liv. II, XIX) ;

L’Amour laboureur, de Moschus, par André encore ;

L’Amour prisonnier des Muses, d’Anacréon, et l’Amour écolier, de Bion, par Ronsard (Odes, liv. IV, XXIII, et liv. V, XXI) ;

L’Amour voleur de miel, d’Anacréon à la fois et de Théocrite, après avoir été traduit assez sèchement par Baïf (Passe-temps, liv. I), et prolixement imité par Olivier de Magny (Odes, liv. IV), a été ensuite reproduit avec tant de supériorité par Ronsard (toujours lui, ne vous en déplaise), que je mettrai ici le morceau, ne fût-ce que pour couper la nomenclature :

Le petit enfant Amour
Cueilloit des fleurs à l’entour
D’une ruche, où les avettes
Font leurs petites logettes.

Comme il les alloit cueillant,
Une avette sommeillant
Dans le fond d’une fleurette
Lui piqua la main douillette.

Si tot que piqué se vit,
Ah ! je suis perdu (ce dit) ;
Et s’en-courant vers sa mère
Lui montra sa playe amère :

Ma mère, voyez ma main,

Ce disoit Amour tout plein
De pleurs, voyez quelle enflure
M’a fait une égratignure !

Alors Vénus se sourit,
Et en le baisant le prit,
Puis sa main lui a souflée
Pour guarir sa playe enflée :

Qui t’a, dis-moy, faux garçon,
Blessé de telle façon ?
Sont-ce mes Graces riantes
De leurs aiguilles poignantes ?

— Nenni, c’est un serpenteau,
Qui vole au printemps nouveau
Avecque deux ailerettes
Çà et là sur les fleurettes.

— Ah ! vraiment je le cognois
(Dit Vénus) ; les villageois
De la montagne d’Hymette
Le surnomment Melissette.

Si donques un animal
Si petit fait tant de mal,
Quand son alêne époinçonne
La main de quelque personne ;

Combien fais-tu de douleur
Au prix de lui, dans le cœur
De celui en qui tu jettes
Tes venimeuses sagettes ?

Ce sont là de ces imitations à la manière de La Fontaine ; une sorte de naïveté gauloise y rachète ce qu’on perd d’ailleurs en précision et en simplicité de contour. Vénus, comme une bonne mère, souffle sur la main de son méchant garçon pour le guérir ; elle lui demande qui l’a ainsi blessé, et si ce ne sont pas ses Graces riantes avec leurs aiguilles. Arrêtée à temps, cette façon familière est un agrément de plus. Bien souvent, toutefois, ce côté bourgeois se prolonge, et tranche avec l’élégance, avec la sensibilité épicurienne. On se retrouve accoudé parmi les pots ; on fourre les marrons sous la cendre ; Bacchus, l’été, boit en chemise sous les treilles : heureux le lecteur quand d’autres mots plus crus et des images désobligeantes n’arrivent pas. La nappe enfin, quand nappe il y a, est fréquemment salie, par places, de grosses gouttes de cette vieille lie rabelaisienne.

Mieux vaudrait, mieux vaut alors que tout déborde, que le jus fermente : l’image bachique a aussi sa grandeur. Ronsard, en je ne sais plus quel endroit, s’écrie :

Comme on voit en septembre, aux tonneaux angevins,
Bouillir en écumant la jeunesse des vins…

Cela est chaud, cela est poétique, et nous rend Anacréon encore, lequel, en sa Vendange, a parlé du jeune Bacchus bouillonnant et cher aux tonneaux.

Mais, d’ordinaire, on reconnaît bien plutôt le coin d’Anacréon en eux à quelque chose de léger, à je ne sais quel petit signe, comme celui auquel il dit qu’on reconnaît les amans[3].

Baïf, l’un des plus inégaux parmi les imitateurs des anciens, et qui a outrageusement gâté l’Oaristys et la Pharmaceutrie[4], a eu de singuliers éclairs de talent, et, si l’on ne peut dire précisément que c’est à Anacréon qu’il les doit, puisque c’est plutôt avec Théocrite et Bion qu’il les rencontre, il se ressent du moins alors du voisinage et ne sort pas de l’anacréontique. On sait les gracieux vers de son Amour vangeur ; l’amant malheureux, près de se tuer, y parle à l’inhumaine :

Je vas mourir : par la mort désirée,
Ma bouche ira bientôt être serrée ;
Mais ce pendant qu’encor je puis parler,
Je te dirai devant que m’en aller :
La rose est belle, et soudain elle passe ;
Le lis est blanc et dure peu d’espace ;
La violette est bien belle au printemps,
Et se vieillit en un petit de temps ;
La neige est blanche, et d’une douce pluie
En un moment s’écoule évanouie,

Et ta beauté, belle parfaitement,
Ne pourra pas te durer longuement.

Desportes, qui n’allait plus emprunter si loin ses modèles et s’en tenait habituellement aux Italiens, a ressaisi et continué le plus fin du genre au sonnet suivant :

Vénus cherche son fils, Vénus tout en colère
Cherche l’aveugle Amour par le monde égaré ;
Mais ta recherche est vaine, ô dolente Cythère !
Il s’est couvertement dans mon cœur retiré.

Que sera-ce de moi ? que me faudra-t-il faire ?
Je me vois d’un des deux le courroux préparé ;
Égale obéissance à tous deux j’ai juré :
Le fils est dangereux, dangereuse est la mère.

Si je recèle Amour, son feu brûle mon cœur ;
Si je décèle Amour, il est plein de rigueur,
Et trouvera pour moi quelque peine nouvelle.

Amour, demeure donc en mon cœur sûrement ;
Mais fais que ton ardeur ne soit pas si cruelle,
Et je te cacherai beaucoup plus aisément[5].

On ne peut faire un pas dans ces poètes sans retrouver la trace et comme l’infusion d’Anacréon. Jacques Tahureau, qui en était digne, n’a pas assez vécu pour en profiter. Olivier de Magny, en ses derniers recueils, y a puisé plusieurs de ses meilleures inspirations. En voici une qui n’est qu’une imitation lointaine, mais qui me paraît d’un tour franc, et non sans une certaine saveur de terroir qui en fait l’originalité. Le poète s’adresse à un de ses amis appelé Jean Castin, et déplore la condition précaire des hommes :

Mon Castin, quand j’aperçois
Ces grands arbres dans ces bois,
Dépouillés de leur parure,
Je ravasse à la verdure
Qui ne dure que six mois.

Puis je pense à notre vie
Si malement asservie,
Qu’el’ n’a presque le loisir

De choisir quelque plaisir,
Qu’elle ne nous soit ravie.

Nous semblons à l’arbre verd
Qui demeure un temps couvert
De mainte feuille naïve,
Puis, dès que l’hiver arrive,
Toutes ses feuilles il perd.

Ce pendant que la jeunesse
Nous répand de sa richesse,
Toujours gais nous florissons ;
Mais soudain nous flétrissons
Assaillis de la vieillesse.

Car ce vieil faucheur, ce Tems,
Qui dévore ses enfans,
Ayant ailé nos années,
Les fait voler empennées
Plus tôt que les mêmes vents[6].

Doncques tandis que nous sommes,
Mon Castin, entre les hommes,
N’ayons que notre aise cher,
Sans aller là-haut chercher
Tant de feux et tant d’atomes.

Quelque fois il faut mourir,
Et, si quelqu’un peut guérir
Quelque fois de quelque peine,
Enfin son attente vaine
Ne sait plus où recourir.

L’espérance est trop mauvaise.
Allons doncques sous la braise
Cacher ces marrons si beaux,
Et de ces bons vins nouveaux
Appaisons notre mésaise

Aisant ainsi notre cœur,
Le petit Archer vainqueur
Nous viendra dans la mémoire ;
Car, sans le manger et boire,
Son trait n’a point de vigueur.

Puis avecq’ nos nymphes gayes

Nous irons guérir les playes
Qu’il nous fit dedans le flanc,
Lorsqu’au bord de cet étang
Nous dansions en ces saulayes[7].

Je n’aurais qu’à ouvrir les recueils poétiques de Jean Passerat et de Nicolas Rapin pour y ramasser à plaisir de nouveaux exemples. Gilles Durant, surtout, foisonne en cas raffinés : Amour pris au las, Amour jouant aux échecs ; Jean Dorat, dans ses imitations grecques, avait déjà fait, d’un goût tout pareil, Amour se soleillant[8]. Mais j’aime mieux citer de Durant quelques stances, où un ton de sentiment rachète la manière :

Serein je voudrois être, et sous un vert plumage,
Çà et là voletant,
Solitaire, passer mes ans dans ce bocage,
Ma sereine chantant.

Oiseau, je volerois à toute heure autour d’elle ;
Puis sur ses beaux cheveux
J’arrêterois mon vol, et brûlerois mon aile
Aux rayons de ses yeux.

Et après avoir continué quelque temps, et avec vivacité, sur ce genre d’ébats :

Parfois époinçonné d’une plus belle envie,
Je voudrois becqueter
Sur ses lèvres le miel et la douce ambroisie
Dont se paît Jupiter.

Sous mon plumage vert, à ces beaux exercices
Je passerois le jour,
Tout confit en douceurs, tout confit en délices,
Tout confit en amour.

Puis, le soir arrivé, je ferois ma retraite
Dans ce bois entassé,
Racontant à la Nuit, mère d’amour secrète,
Tout le plaisir passé.

Toujours le même sujet, on le voit, ce même fond renaissant qui présente, a dit Moncrif, certaines délicatesses, certaines simplicités, certaines contradictions, dont le cœur humain abonde. Le détail seul, à y regarder de très près, diffère, et l’ingénieux s’y retrouve pour qui s’y complaît[9].

Vauquelin de La Fresnaye, en plus d’une épigramme ou d’une idylle, contribuerait aussi pour sa part au léger butin, si on le voulait complet[10]. C’est lui qui donne cette exacte et jolie définition de l’idylle, telle que les anciens l’entendaient : « Ce nom d’Idillie m’a semblé se rapporter mieux à mes desseins, d’autant qu’il ne signifie et ne représente que diverses petites images et gravures en la semblance de celles qu’on grave aux lapis, aux gemmes et calcédoines, pour servir quelquefois de cachet. Les miennes en la sorte, pleines d’amour enfantine, ne sont qu’imagettes et petites tablettes de fantaisies d’Amour. » Une idylle, une odelette anacréontique ou une pierre gravée, c’est bien cela ; et, à la grace précise de sa définition, le bon Vauquelin montre assez qu’il a dû souvent atteindre dans le détail à la justifier. Son volume de poésies est peut-être celui d’où l’on tirerait le plus de traits dans le goût de ceux que nous cherchons :

Amour, tais-toi ! mais prends ton arc,
Car ma biche belle et sauvage,
Soir et matin, sortant du parc,
Passe toujours par ce passage.

Voici sa piste : oh ! la voilà !
Droit à son cœur dresse ta vire[11],
Et ne faux point ce beau coup-là,
Afin qu’elle n’en puisse rire.

Hélas ! qu’aveugle tu es bien !
Cruel, tu m’as frappé pour elle :
Libre, elle fuit, elle n’a rien ;
Mais las ! ma blessure est mortelle.

Mais il faut craindre pourtant d’entasser par trop ces riens agréables et d’affadir à force de sucreries. Je n’ai voulu ici que dégager un dernier point de vue en cette poésie du XVIe siècle et diriger un aperçu dont l’idée est plus souriante que le détail prolongé n’en serait piquant. L’Anacréon, chez nous, ne cessa de vivre et de courir sous toutes les formes durant le siècle suivant et depuis jusqu’à nos jours. L’abbé de Rancé, âgé de douze ans, en donnait une très bonne édition grecque ; La Fontaine le pratiquait à la gauloise toute sa vie. Chaulieu, plus qu’aucun, se peut dire notre Anacréon véritable, et c’est dommage que sa poésie trop négligemment jetée ne nous rende pas tout son feu naturel et son génie. Moncrif, avec bien moins de largeur, et plusieurs du XVIIIe siècle après lui, ont eu des parties, des traits aiguisés du genre. Voltaire, en quelques pièces légères, l’a saisi et comme fixé à ce point parfait de bel esprit, de sensibilité et de goût, qui sied à notre nation. André Chénier n’a eu que peu d’anacréontique, à proprement parler, dans le sens final ; il est remonté plus haut, et, si j’écris quelque jour sur Théocrite, comme j’en ai le désir, je marquerai avec soin ces différences. Le plus vraiment anacréontique des modernes a peut-être été le Sicilien Meli. Béranger pourrait sembler tel encore, mais par quelques imitations habiles et de savantes gaietés, plutôt que par l’humeur et le fond lui aussi, je le qualifierai un poète de l’art. Quoi qu’il en soit, c’est bien certainement au XVIe siècle et au début que l’imitation immédiate et naïve d’Anacréon se fait le mieux sentir. Le second temps, le second pas des essais de la Pléïade en demeure tout marqué. Ayant insisté précédemment sur l’issue et les phases dernières de cette école, sur ce que j’ai appelé son détroit de sortie, j’ai tenu à bien fixer aussi les divers points du détroit d’entrée ; c’est entre les deux qu’elle a eu comme son lac fermé et sa mer intérieure. En 1550, irruption brusque, rivage inégal ; en 1554, continuation plus ornée, plus polie, jusqu’à ce qu’en 1572 on arrive tout en plein au golfe de mollesse. À partir de 1554, la colline, la tour d’Anacréon est signalée : la flottille des poètes prend le vieillard à bord, et il devient comme l’un des leurs.

Et maintenant, de ma part, c’est pour long-temps ; c’en est fait, une bonne fois, de venir parler de ces poètes du XVIe siècle et de leurs fleurettes : j’ai donné le fond du panier.


Sainte-Beuve.
  1. Voir la dissertation à son sujet, tome I, page 196, des Mélanges de Critique et de Philologie, par Chardon de La Rochette.
  2. Au défaut du Papillon de Belleau, j’en citerai ici un autre, une des plus jolies chansons de ce gai patois du midi, et qui montre combien vraiment l’esprit poétique et anacréontique court le monde et sait éclore sous le soleil partout où il y a des abeilles, des cigales et des papillons. Le refrain est celui-ci :

    Picho couquin de parpayoun,
    Vole, vole, te prendrai proun !…

    « Petit coquin de papillon, vole, vole, je te prendrai bien ! — De poudre d’or sur ses ailettes, de mille couleurs bigarré, un papillon sur la violette, et puis sur la marguerite, voltigeait dans un pré. Un enfant joli comme un ange, joue ronde comme une orange, demi nu, volait après lui. Et pan ! il le manquait, et puis la bise qui soufflait dans sa chemise faisait voir son petit dos (son picho quieü). — Petit coquin de papillon, vole, vole, je te prendrai bien ! — Enfin le papillon s’arrête sur un bouton d’or printanier, et le bel enfant, par derrière, vient doucement, et puis, leste ! dans sa main, il le fait prisonnier. Vite alors, vite à sa cabanette il le porte avec mille baisers, et puis, quand il rouvre la prison, ne trouve plus dans sa menote que la poudre d’or de ses ailes,… petit coquin de papillon ! »

  3. Voici l’endroit et la pièce entière ; mais comment réussir à calquer des lignes si fines, une touche si simple ?

    Le fier coursier porte à sa croupe
    Du fer brûlant le noir affront ;
    Le Parthe orgueilleux, dans un groupe,
    Se détache, thiare au front ;
    Et moi, je sais d’abord celui qu’Amour enflamme :
    Il porte un petit signe au dedans de son ame.

  4. Dans les Jeux de Baïf, les églogues XVI et XVIII.
  5. Voir, pour le début, celui de l’Amour fugitif de Moschus, puis l’ode d’Anacréon, dans laquelle l’Amour, après avoir épuisé contre lui tous ses traits, se lance lui-même en guise de flèche dans son cœur, et, une fois logé là, n’en sort plus.
  6. Plus vite que les vents mêmes.
  7. Au troisième livre des Odes d’Olivier de Magny (1559).
  8. Aux Grands-Jours de Poitiers de l’an 1579, à propos de cette puce célèbre qu’Étienne Pasquier aperçut et dénonça sur le sein de Mlle Des Roches, on ne manqua pas de chanter l’Amour puce, et l’avocat Claude Binet, parodiant l’Amour piqué par une abeille, imagina de le faire piquer par cette puce.
  9. Olivier de Magny, que nous citions tout à l’heure, avait dit, déjà assez gentiment, dans une ode à s’amie, selon une idée analogue de métamorphose amoureuse :

    Quand je te vois au matin
    Amasser en ce jardin
    Les fleurs que l’aube nous donne,
    Pour t’en faire une coronne,
    Je désire aussi soudain
    Être, en forme d’une abeille,
    Dans quelque rose vermeille
    Qui doit choir dedans ta main.

    Car tout coi je me tiendrais
    (Alors que tu t’en viendrois
    La cueillir sur les épines)
    Entre ses feuilles pourprines,
    Sans murmurer nullement,
    Ne battre l’une ou l’autre aile,
    De peur qu’une emprise telle
    Finît au commencement.

    Puis, quand je me sentirois
    En ta main, je sortirois,
    Et m’en irois prendre place,
    Sans te poindre, sur ta face ;
    Et là, baisant mille fleurs
    Qui sont autour de ta bouche,
    Imiterois cette mouche
    Y suçant mille senteurs.

    Et si lors tu te fâchois,
    Me chassant de tes beaux doigts,
    Je m’en irois aussi vite
    Pour ne te voir plus dépite ;
    Mais premier, autour de toi,
    Je dirois, d’un doux murmure,
    Ce que pour t’aimer j’endure
    Et de peines et d’émoi.

  10. Les Mémoires, de la Société académique de Falaise (1841) contiennent une bonne notice sur Vauquelin, par M. Victor Choisy : recommandable exemple pour chaque ville ou chaque province d’étudier ainsi son vieux poète.
  11. Vire, espèce de trait d’arbalète, lequel, lorsqu’on le tire, vole comme en tournant (Ménage).