Anciens Auteurs français - Amyot



ANCIENS
AUTEURS FRANÇAIS.

AMYOT.

Des traductions ont placé Amyot parmi les pères de la prose française ; ce n’est pas le seul fait de ce genre qu’on rencontre dans les annales de la littérature, où les traductions tiennent une place distinguée. L’histoire de la traduction serait curieuse et longue à écrire. Il y aurait plus d’une induction philosophique à tirer de la nature et du nombre des ouvrages traduits à chaque époque, dans chaque langue. Il serait intéressant de rechercher les motifs qui déterminent un peuple ou un temps à s’approprier tel écrivain plutôt que tel autre. Les instincts nationaux se révèlent ici par le caractère des emprunts étrangers, et l’originalité du goût se trahit par le choix de l’imitation.

Je ne parle pas des littératures qui ne contiennent guère que des traductions. Les traductions d’ouvrages persans et arabes dominent dans la littérature turque. La littérature sacrée du Thibet paraît n’être qu’une gigantesque reproduction des livres théologiques et poétiques rédigés en sanscrit par les boudhistes indiens. Les conquérans de la Chine, les Tartares-Mantchoux, ont traduit les principaux ouvrages chinois, se donnant ainsi une littérature toute faite, comme ils se sont emparés du système administratif sans y rien changer, et se contentant, pour ainsi dire, de le traduire à leur profit. Mais, sans sortir de l’Orient, que d’exemples de traductions qui ont joué un rôle important dans diverses littératures riches en productions indigènes ! Les Persans avaient traduit, il y a plusieurs siècles, les deux grandes épopées indiennes, que nulle langue de l’Europe n’a encore reproduites dans leur intégrité. Les contes arabes, dont quelques-uns, sous le nom des Mille et une Nuits, sont devenus si populaires en Europe, ces contes contiennent un grand nombre de récits originaires de la Perse ou de l’Inde, qui n’ont point passé en Arabie dans une version écrite, mais dans une traduction arabe improvisée sans dictionnaire, sous un palmier, au bord d’une fontaine, par un marchand ou un pèlerin. Les translations arabes des auteurs grecs, et principalement d’Aristote, sont célèbres ; et bien qu’on ait exagéré leur influence sur la scholastique dans l’Occident, où l’on n’a jamais perdu les ouvrages didactiques d’Aristote, cette influence a été grande, surtout par l’intermédiaire du péripatéticien Averroës, dont le matérialisme eut, parmi les chrétiens du moyen-âge, une vogue qui alarmait Pétrarque.

Les Grecs ont très peu traduit ; ils dédaignaient trop le génie des peuples barbares pour descendre à interpréter leurs pensées, ou même, sauf quelques exceptions, à conserver leur histoire.

Les Romains étaient ainsi pour le reste du monde, mais ils traduisirent les Grecs. On sait que leur poésie fut, à son premier âge, calquée sur la poésie grecque, et qu’elle l’imita toujours ; malgré leur mépris pour tout ce qui n’était pas romain, ils daignèrent parfois faire passer dans leur langue des ouvrages barbares ; l’empereur Claude avait traduit les annales étrusques. Des exceptions de ce genre durent avoir lieu surtout pour des ouvrages d’une utilité pratique. C’est ainsi qu’après la prise de Carthage, Scipion ayant sauvé de l’incendie et apporté à Rome le livre de Magon sur l’agriculture, le sénat ordonna, par un édit solennel, de traduire en latin ce traité, qui paraît avoir contenu les traditions de l’ancienne agriculture babylonienne.

L’histoire de la traduction chez les modernes ne serait pas si tôt épuisée ; il faudrait remarquer surtout quel rôle important diverses traductions célèbres ont joué dans les vicissitudes des langues. On sait que la prose allemande date de la bible de Luther ; Amyot compte dans l’histoire de la nôtre.

On ne l’avait pas attendu cependant pour traduire les anciens et en particulier Plutarque ; d’assez nombreuses versions des auteurs classiques sont mentionnées dans le curieux catalogue de la bibliothèque de Charles V, et c’est d’après ces versions françaises qu’ont été faites un grand nombre de traductions anglaises, comme le reconnaît Warton. Ainsi, le rôle de la France fut constamment de donner l’impulsion aux autres nations de l’Europe. Au moyen-âge, elle avait marché à la tête de la scholastique, elle avait semé au dehors les héroïques légendes de l’épopée chevaleresque et les joyeux récits des nobliaux ; au XVe siècle, elle répandait la connaissance des monumens antiques ; quand elle ne créait pas, du moins propageant, popularisant toujours, tour à tour levier et véhicule, elle ne cessa jamais d’être fidèle à sa mission et à son génie. Oresme avait traduit quelques ouvrages de Plutarque pour Charles V, et George de Selve publia la vie de huit hommes illustres en 1535, avant Amyot.

Amyot ne doit donc pas être considéré isolément, mais être rattaché à toute une famille de traducteurs français qui, depuis plus d’un siècle, avaient commencé à faire passer dans notre langue, et par elle dans les autres langues de l’Europe, les principaux auteurs grecs et latins. Amyot a été le plus célèbre de ces pionniers qui défrichèrent courageusement le terrain encore vierge de l’antiquité ; nul d’entre eux n’accomplit une aussi grande tâche que la sienne, mais nul ne fut aussi bien récompensé : Amyot a eu la fortune de son vivant, la renommée après sa mort, et aujourd’hui il se recommande encore à notre mémoire à la fois comme l’un des pères de notre langue et comme représentant la première intervention considérable des lettres antiques dans les lettres françaises.

Enfin, il y a une raison particulière de raconter la vie d’Amyot. Cette vie a été brodée d’évènemens imaginaires, d’aventures entièrement fabuleuses. Le candide et laborieux traducteur a été le héros d’une véritable légende que des écrivains sérieux ont répétée, et dont presque aucune biographie d’Amyot n’est entièrement exempte. Il était juste, ce me semble, d’appliquer une critique rigoureuse à ces récits qu’on croirait empruntés aux pages les plus crédules de Plutarque ; il convenait de faire quelque chose pour éclaircir la biographie de celui qui a transporté dans notre langue le plus curieux monument biographique de l’antiquité.

Amyot naquit à Melun en 1514. On ne s’accorde pas sur ce qu’était précisément la condition de ses parens, mais il est certain qu’elle n’était pas très relevée. Furent-ils bouchers ou corroyeurs, peu nous importe ; ce qui nous importe, c’est que leur fils ait traduit Plutarque, Longus et Héliodore. La liste des hommes éminens sortis des rangs du peuple est nombreuse et glorieuse : une humble origine ne saurait être un motif de dédain dans la postérité, mais une telle origine a eu souvent un autre effet ; les imaginations, frappées de la distance qui séparait le point de départ et le terme de la carrière, ont agrandi encore cet intervalle. C’est ce qui est arrivé pour Shakespeare. On a prêté à ses premières années peu connues un certain nombre d’anecdotes plus ou moins puériles, et imaginées pour faire ressortir le contraste de son obscurité et de sa gloire. On a supposé, par exemple, qu’il avait été réduit à garder les chevaux des spectateurs à la porte du théâtre, fait que rejettent les meilleurs biographes et que n’appuie aucun témoignage contemporain. S’il était véritable, peu importerait que ce grand génie dramatique eût été rapproché du théâtre par cette étrange voie, de même qu’il importe assez peu que l’auteur du Contrat social ait été laquais. Quand de tels faits sont réels, il n’y a aucune raison de les taire ; mais, quand ils ne sont pas exacts, il n’est pas nécessaire de les supposer. C’est ce qu’on fait pourtant par ce besoin d’exagération et de contraste qui est dans la nature des imaginations vulgaires. On l’a fait pour Amyot plus peut-être que pour aucun autre écrivain français, et sa vie est devenue une espèce de roman que n’a pas manqué de recueillir Saint-Réal, le très romanesque historien auquel on doit le Don Carlos amant d’Élisabeth, qu’a consacré Schiller et qui est fort différent du véritable don Carlos.

Voici le récit de Saint-Réal, dans son troisième discours sur l’usage de l’histoire :

« Cet excellent homme (Amyot) était fils d’un corroyeur de Melun. Étant encore petit garçon, il s’enfuit de la maison de son père de peur d’avoir le fouet ; il n’eut pas fait bien du chemin qu’il tomba malade dans la Beauce et demeura étendu au milieu des champs. Un cavalier, passant par-là, en eut pitié, le mit en croupe derrière lui et le mena de cette sorte jusqu’à Orléans, où il le mit à l’hôpital pour le faire traiter. Comme son mal n’était que lassitude, le repos l’eut bientôt guéri ; il fut congédié en même temps, et on lui donna en partant seize sols pour lui aider à se conduire. C’est en reconnaissance de cette charité que cet illustre prélat, par un ressentiment digne d’un homme qui avait consumé toute sa vie dans l’étude de la sagesse et particulièrement dans la lecture du Plutarque, fit depuis un legs de 1,200 écus à cet hôpital par son testament.

« Il fit tant avec ses seize sous, qu’il se rendit à Paris ; il n’y fut pas long-temps sans être réduit à gueuser. Une dame à qui il demandait l’aumône, le trouvant de bonne façon, le prit chez elle pour suivre ses enfans au collége et porter leurs livres. Le génie merveilleux pour les lettres que la nature lui avait donné, le fit profiter de cette occasion avec usure. Il étudia tant et si bien, qu’on le soupçonna d’être de la nouvelle opinion qui commençait d’éclater, inconvénient commun à tous les beaux-esprits de ce temps-là. Les perquisitions rigoureuses qu’on fit alors des premiers huguenots l’obligèrent à fuir comme beaucoup d’autres, tout innocent qu’il était, et à sortir de Paris… Amyot se retira en Berry chez un gentilhomme de ses amis, qui le chargea de l’éducation de ses enfans. Durant le temps qu’il y fut, le roi Henri II, faisant un voyage, logea par hasard dans la maison de ce gentilhomme. Amyot, étant prié de faire quelque galanterie pour le roi, composa une épigramme en vers grecs qui lui fut présentée par les enfans de la maison. Aussitôt que le roi, qui n’était pas si savant que son père, eut vu ce que c’était : « C’est du grec, dit-il en le jetant ; à d’autres ! » Il est aisé de juger, par le déplaisir qu’Amyot dut ressentir de cette action du roi, quelle fut sa surprise sur ce qui arriva ensuite. Michel de l’Hôpital, depuis chancelier de France, qui accompagnait le roi dans ce voyage, et qui ouït parler de grec, ramassa ce qu’il avait jeté, il lut l’épigramme et en fut surpris ; il prend Amyot par la tête, et, le regardant fixement, lui demande où il l’a prise. Amyot qui était encore dans la consternation où l’action du roi l’avait mis d’abord, lui répond en tremblant que c’était lui qui l’avait faite. Sa frayeur ne permit pas à M. de l’Hôpital de douter de sa sincérité. Comme il était grand connaisseur, il ne fit point de difficulté d’assurer le roi que, si ce jeune homme avait autant de vertu que de savoir et de génie pour les lettres, il méritait d’être précepteur des enfans de France. Le roi, qui avait en M. de l’Hôpital toute la confiance qu’il devait avoir, s’enquit du maître de la maison. Comme les mœurs d’Amyot étaient irréprochables, le gentilhomme lui rendit le témoignage qu’il méritait. Il n’y avait que le soupçon qui l’avait fait retirer en ce lieu qui pût lui nuire ; mais quand ce soupçon aurait été su, M. de l’Hôpital, qui était lui-même plus suspect qu’aucun autre, n’était pas pour s’en effrayer. Voilà l’affaire conclue. »

Et voilà une narration fort agréable à laquelle mille petits détails donnent un air de vérité, et qui cependant est fausse dans presque toutes ses parties, comme l’a montré sans peine le terrible Bayle, et comme les dates seules eussent suffi à le prouver sans lui. Passons sur le romanesque récit de la première enfance, récit dont rien ne démontre absolument la fausseté, mais dans lequel la misère du jeune Amyot, qui fut tout simplement un pauvre écolier de l’Université de Paris, paraît avoir été singulièrement exagérée. Il m’en coûterait trop de renoncer à cette touchante anecdote du legs de 1,200 écus fait par l’opulent aumônier de France à l’hôpital où avait été recueilli le pauvre Amyot, en mémoire des 16 sous qui l’avaient empêché de mourir de faim ; mais toute l’aventure avec Henri II chez le gentilhomme du Berry, aventure qui aurait décidé de la destinée du futur traducteur de Plutarque, est une pure imagination. Henri II et l’Hôpital ne découvrirent point le mérite caché d’Amyot dans un château écarté du Berry ; car, plusieurs années avant que Henri II fût monté sur le trône, Amyot avait été recommandé à François Ier par sa sœur Marguerite, il avait reçu de lui l’abbaye de Bellosane.

Ce fait est tiré d’une vie manuscrite d’Amyot citée par Bayle, et qui paraît mériter beaucoup plus de confiance que les récits de Saint-Réal. En outre, Amyot lui-même nous apprend, dans sa dédicace des Œuvres morales à Charles IX, qu’il avait commencé la traduction de Plutarque pour François Ier. Enfin, ce qui tranche la question, c’est que Saint-Réal fait confier l’éducation des enfants de Henri II à Amyot immédiatement après la découverte de ce mérite inconnu enfoui dans un château du Berry. Or, Amyot fut nommé précepteur du jeune Charles et du jeune Henri en 1554[1] ; et à cette époque, il était déjà connu, depuis cinq ans au moins, par la traduction de Théagène et Chariclée, dont il existe une édition de 1549. Devant ce seul fait bibliographique tombe tout l’échafaudage de Saint-Réal. Amyot fut dix ans professeur à Bourges, donnant deux leçons, l’une de littérature latine le matin, l’autre de littérature grecque à midi.

Ce fut apparemment pour se délasser de ce laborieux professorat, dont la pensée seule fait trembler notre génération affaiblie, qu’Amyot traduisit les Éthiopiques d’Héliodore, ce roman où sont racontées les fidèles amours de Théagène et de la belle Chariclée, si chères au jeune Racine, qui les lisait furtivement sous les ombrages de Port-Royal, et qu’il grava dans sa mémoire, d’où la sévérité de Lancelot ne pouvait les arracher. Or, il s’agit d’un roman qui, dans la traduction d’Amyot, n’a pas moins de trois cents pages petit in-folio. Certes un pareil tour d’écolier n’est pas beaucoup à craindre de nos jours. On ne saurait se défendre d’un certain intérêt pour le livre qui charmait à ce point le futur auteur de Phèdre et de Bérénice. Un roman grec, c’est tout Racine, la passion et l’antiquité.

On cherche avidement dans celui-ci les souvenirs qu’il aurait pu laisser à notre grand poète. Serait-ce trop attribuer aux influences souvent si durables et aux vives impressions des premières lectures, de croire que Racine, en peignant l’amour de Phèdre pour Hippolyte, n’avait pas entièrement oublié la passion de la reine Arsacé pour le beau Théagène, qui a dans Chariclée son Aricie, personnage que Racine ne doit pas à Euripide ? Ne pourrait-on pas retrouver avec plus de vraisemblance encore une réminiscence du même épisode dans la situation de Bajazet, obligé de laisser croire à Roxane qu’il l’aime, afin de sauver Atalide, comme Théagène amuse la passion d’Arsacé pour ne pas perdre Chariclée ?

Le roman d’Héliodore est tout-à-fait semblable aux romans modernes et montre que ce genre de composition n’a pas attendu, pour se produire avec son véritable caractère, la chevalerie, qui a, l’on doit en convenir, puissamment secondé son essor, mais qui ne l’a pas créé. Rien ne mangue aux Éthiopiques, ni les aventures enlacées avec art, ni les déguisemens, ni les reconnaissances, ni les sentimens exaltés, purs et fidèles, pour en faire quelque chose d’assez semblable à Zaïde, composition dans laquelle les pirates jouent un grand rôle, aussi bien que dans Théagène et Chariclée. Certaines portions du roman grec ont même à un haut degré la couleur locale. Telle est la peinture de l’existence des pirates qui habitent les petites îles cachées parmi les roseaux du Nil, et la prise de Syène au moyen d’une inondation artificielle. Dans ces passages et dans plusieurs autres, on trouve, chez le romancier grec, des tableaux de la vie guerrière, de la vie maritime, de la vie de brigand, qui font penser de loin, non plus seulement au roman à grands coups d’épée du XVIIe siècle, mais aux romans historiques de Walter Scott, et encore plus aux romans descriptifs de Cooper.

On a remarqué, comme une singularité littéraire, que cette histoire d’amour avait été composée par Héliodore, évêque de Trica ou Tricala, et traduite par Amyot, évêque d’Auxerre ; mais très probablement Héliodore n’était pas encore évêque quand il écrivit les aventures de Théagène et de Chariclée, et Amyot, quand il les fit passer en français, était loin de penser qu’il le serait un jour.

Reprenons le récit de la vie d’Amyot : je retrouve des inexactitudes et des fables pareilles à celles qui ont déjà été relevées. On le fait aller à Trente, chargé d’une mission importante par Henri II, qui, à cette époque, aurait reconnu combien le précepteur de ses enfans justifiait la prétendue recommandation de l’Hôpital. Mais Amyot parut au concile de Trente en 1551, c’est-à-dire trois ans avant l’époque où il fut mis en rapport avec Henri II et chargé de l’éducation des deux fils puînés du roi ; la mission d’Amyot lui fut donnée par le cardinal de Tournon et George de Selve, alors ambassadeur. Amyot nous l’apprend lui-même par une lettre qu’il écrivit à M. de Morvillier, maître des requêtes, et on y voit que sa mission, ou plutôt, comme il dit lui-même, sa commission, se bornait à lire la protestation du roi de France. Du reste, il n’était pas même nommé dans cette lettre et ne savait ce qu’elle contenait avant de l’ouvrir devant le concile, de sorte, dit-il, que je ne vis jamais chose si mal cousue. Pas plus mal cousue du moins que toute cette biographie mensongère qui est une insulte perpétuelle et imméritée au caractère modeste d’Amyot.

Mais cette exagération de l’importance diplomatique d’Amyot n’est rien en comparaison des inventions qui nous restent à examiner. Le récit de Saint-Réal continue en ces termes :

« Voilà l’état auquel était Amyot sous les règnes de ses disciples François II[2] et Charles IX, avantageux à la vérité si l’on se souvient de ses commencemens, mais pourtant encore indigne de son mérite, et sa fortune était apparemment pour en demeurer là, sans une rencontre fortuite qui le porta plus haut qu’il n’avait jamais espéré, et qui marque admirablement l’esprit de la cour.

« Un jour la conversation étant tombée sur le sujet de Charles-Quint, à la table du roi où Amyot était obligé d’assister, on loua cet empereur de plusieurs choses, mais surtout d’avoir fait son précepteur pape. C’était Adrien VI. On exagéra si fortement le mérite de cette action, que cela fit impression sur l’esprit de Charles IX, jusque-là même qu’il dit que, si l’occasion s’en présentait, il en ferait bien autant pour le sien ; et de fait, peu de temps après, la grande aumônerie de France ayant vaqué, le roi la donna à Amyot. Celui-ci, soit qu’il eût quelque pressentiment de ce qui devait arriver, ou par humilité pure, s’excusa tant qu’il put de l’accepter, disant que cela était trop au-dessus de lui. Mais ce fut inutilement ; le roi lui dit que ce n’était encore rien.

« Cependant, cette nouvelle ayant été portée aussitôt à la reine-mère qui avait destiné cette charge ailleurs, elle fit appeler Amyot dans son cabinet et elle le reçut d’abord avec ces effroyables paroles : J’ai fait bouquer, lui dit-elle, les Guises et les Châtillons, les connétables et les chanceliers, les rois de Navarre et les princes de Condé, et je vous ai en tête, petit prestolet. Amyot eut beau protester de ses refus, la conclusion fut que, s’il avait la charge, il ne vivrait pas vingt-quatre heures ; c’était le style de ce temps-là.

« Les paroles de cette femme étaient des arrêts. Le roi était naturellement opiniâtre. Entre ces deux extrémités, Amyot prit le parti de se cacher pour se dérober également à la colère de la mère et à la libéralité du fils. Un repas passe, et puis un autre, et puis encore un autre avant qu’Amyot paraisse à la table du roi ; au quatrième, il le demande et commande qu’on le cherche tant qu’on le trouve ; mais ce fut en vain, Amyot ne s’était pas caché afin qu’on le trouvât. Le roi s’avisa aussitôt de ce que ce pouvait être. Quoi ! dit-il, parce que je l’ai fait grand-aumônier, on l’a fait disparaître ! et sur cela entre dans une telle fureur, comme c’était son naturel, dès qu’il se mettait en colère, que la reine, qui avait assez de peine à le gouverner et qui le craignait autant qu’elle l’aimait, n’eut rien de plus pressé que de faire trouver Amyot à quelque prix que ce fût, en lui donnant toutes les sûretés qu’il voulut pour sa vie. »

Tout cela est fort bien conté, fort détaillé, fort vraisemblable même, car chacun agit et parle dans son caractère mais si le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, le vraisemblable peut aussi ne pas être vrai. Rien de pareil à tout ce qu’on vient de lire n’a pu se passer entre Amyot, Catherine et Charles IX. En effet, le récit de Saint-Réal suppose que Charles IX était déjà monté sur le trône depuis quelque temps quand eut lieu la conversation dans laquelle fut mentionné, selon lui, l’exemple de Charles-Quint élevant son précepteur à la papauté. Mais la nomination d’Amyot à la place de grand-aumônier date du second jour du règne de Charles IX, ce qui renverse tout ce que dit Saint-Réal sur les circonstances qui amenèrent cette nomination. Cette date ne montre pas moins évidemment la fausseté de tout ce qui est donné comme l’ayant suivi, car Charles IX avait alors dix ans et demi, et à cet âge il ne peut avoir montré dans le choix de son grand-aumônier l’emportement qu’on lui prête, et la scène qu’on suppose avoir eu lieu entre sa mère et lui cesse d’être possible, à cause de la grande jeunesse du roi. Le discours de Catherine de Médicis à Amyot ne l’est pas davantage. Avant d’être déclarée régente, Catherine de Médicis parle comme elle eût parlé quelques années plus tard. Le règne de François II n’avait pas été pour elle une époque de puissance. L’ascendant appartint alors tout entier aux Guises, oncles de Marie Stuart. Catherine de Médicis n’avait encore fait bouquer personne. Il y a donc dans toute cette histoire un double anachronisme et une double impossibilité.

Je suis entré dans quelques détail sur cette portion de la vie d’Amyot, parce qu’elle a été, comme on voit, falsifiée ou plutôt inventée avec une étrange audace et répétée avec une extrême crédulité par plusieurs biographes. Malgré les décisives objections de Bayle, on en trouve quelque chose jusque dans un article de la Biographie universelle écrit par M. Auget en 1811, et celui que j’écris n’empêchera probablement pas qu’on répète les mêmes erreurs dans quelque biographie future.

Le reste de la vie d’Amyot ne nous arrêtera pas. Ce fut un enchaînement d’honneurs et de prospérités que troublèrent, seulement vers la fin, les fureurs de la ligue, auxquelles les bienfaits d’Henri III devaient naturellement l’exposer. Il avait été nommé recteur de l’Université en même temps que grand-aumônier. Henri III le fit commandeur de cet ordre du Saint-Esprit qu’il avait créé et qui devait être le plus brillant des ordres français. Élevé à l’évêché d’Auxerre en 1561, le fils du pauvre bourgeois de Melun mourut en 1593, riche de 200,000 écus. C’est une des plus hautes et des plus éclatantes fortunes que présentent les annales des lettres, et une preuve de la considération dont elles jouissaient au XVIe siècle. La destinée d’Amyot fait époque dans leur histoire. C’est la première fois que, par l’étude, par la science, en traduisant du grec, on arrive en France aux plus éminentes distinctions et à une immense fortune.

Amyot n’a pas été moins heureux après sa mort que pendant sa vie. La faveur de la postérité succéda à celle des rois. Il a été adopté par elle. Son nom a été populaire ; on ne s’est pas contenté de rendre justice à la naïveté de son langage, qualité qu’il partage avec tous les écrivains de son temps, à la clarté et à la fluidité de son style, qui le distinguent avantageusement de plusieurs d’entre eux : on en a fait une sorte d’écrivain modèle. Il a été le représentant de la prose gauloise, du vieux parler de nos pères. Comme s’il était surprenant qu’un prosateur français du XVIe siècle eût des qualités remarquables, on s’est émerveillé de celles que possède Amyot, bien qu’il les possède à un moindre degré que plusieurs de ses contemporains. On a semblé oublier qu’il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que, dans le siècle de Rabelais, de Montaigne, de Calvin, de Bonaventure Despériers, de d’Aubigné, de Marguerite de Valois, on sût écrire notre langue. Amyot est bien inférieur à tous ces écrivains : il n’a pas l’invention et la couleur du style comme Montaigne ; il n’a pas la souplesse, l’agilité de la période comme Rabelais ; ne lui demandez pas davantage la fermeté de Calvin, ni la netteté de Despériers, ni la verve de d’Aubigné, ni cette élégance achevée de la seconde Marguerite, qui par momens fait penser à l’hôtel de Rambouillet, à Voiture, à Balzac, au siècle de Louis XIV. La phrase, chez Amyot, n’est pas encore faite ; elle est souvent languissante, se traînant comme un lierre qui rampe au hasard, au lieu de voler au but comme une flèche. Malgré ces défauts, qui ne sont point ceux de l’époque chez les bons écrivains, Amyot a du charme ; il est abondant, facile, naturel, et, tout en réclamant pour d’autres plumes contemporaines plus habiles que la sienne, il faut accorder après elles une mention honorable à l’écrivain, duquel Racine disait, peut-être un peu par reconnaissance pour le traducteur de Théagène et Chariclée : « Son vieux style a une grace que je ne crois pas pouvoir être égalée dans notre langue moderne. »

Pour trouver cette grace dans toute sa fleur, il ne faut pas s’adresser au traducteur de Plutarque, mais au traducteur de Longus, Daphnis et Chloé n’est pas un roman, c’est une pastorale, une pastorale, il est vrai, écrite pour un siècle corrompu. L’auteur se plaît à des tableaux naïfs qui sont loin d’être chastes. Leur objet, c’est la nature à peu près dans le sens où l’on prenait ce mot au XVIIIe siècle, et dans cette nature l’ame tient moins de place que les sens. Longus a su mêler un grand charme de récit et de descriptions à la peinture des émotions naissantes qui agitent deux beaux adolescens dans une solitude, et l’on peut dire de son livre ce que l’abbé Delille a dit de l’île d’Othaïti :

Où l’amour sans pudeur n’est pas sans innocence.

Amyot a très bien reproduit ce qu’il y a de délicatesse et de simplicité dans l’idylle amoureuse de Longus.

Amyot a, selon moi, beaucoup moins complètement réussi dans sa traduction de Plutarque que dans ses traductions de Longus et d’Héliodore ; mais, comme il arrive très souvent, c’est le moins bon de ses ouvrages qui lui a fait le plus d’honneur.

Jamais deux noms littéraires ne furent plus étroitement associés dans la fraternité d’une renommée commune que le nom du rhéteur philosophe de Chéronée et le nom de son naïf interprète. Jamais traduction n’a fait corps avec son original comme la version d’Amyot avec les Vies parallèles de Plutarque. L’auteur ancien et l’écrivain moderne se sont prêtés mutuellement, l’un la gloire, et l’autre la popularité ; on eût placé le traducteur moins haut, je n’en doute pas, si l’importance d’un recueil qui nous montre l’antiquité en déshabillé pour ainsi dire n’avait communiqué à la reproduction française une part de l’intérêt qui s’attache à l’ouvrage grec, et d’autre part Plutarque eût été moins généralement lu, moins souvent cité, s’il ne nous fût arrivé plus naïf, plus clair, dans la prose diffuse, parfois traînante, mais toujours facile et naturelle d’Amyot. Aussi, voulant parler d’Amyot, je n’ai pu séparer de lui Plutarque, et ils seront unis dans cet article comme ils le sont dans la mémoire et dans l’imagination de mes lecteurs.

Le succès d’Amyot a été jusqu’à fausser l’opinion sur le compte de Plutarque, et faire de lui, pour quelques-uns, un écrivain semblable à son traducteur, duquel il diffère beaucoup en réalité. Cependant Amyot a-t-il complètement dénaturé son modèle, sa traduction a-t-elle complètement un contre-sens de caractère ? Je ne le crois pas ; je pense qu’il y a là quelque distinction à faire, quelque nuance à démêler. Les observations qui vont suivre sont de la même nature que celles qu’inspire la comparaison du pinceau d’un grand maître avec le crayon ou le burin qui le reproduit.

D’abord il faut partir de ce fait : Plutarque était un rhéteur. C’était là sa condition, son état ; il déclama en grec à Rome sous Domitien et sous Trajan, et grand nombre de ses Œuvres morales sont des déclamations. Je ne me sers point de ce mot dans le sens moderne pour en indiquer le caractère, mais dans le sens antique pour en désigner la nature. Les titres de plusieurs morceaux contenus dans les œuvres morales montrent que l’auteur a voulu seulement s’exercer sur une thèse qui lui semblait piquante ; tels sont les suivans : de l’Utilité à tirer de ses ennemis ; comme on peut se louer soi-même, et plusieurs autres. Au reste, le rhéteur se montre bien sensiblement dans la pensée même des Vies parallèles, dans cette conception symétrique qui oppose, sans jamais y manquer, un Grec à un Romain, comme si les grands hommes avaient toujours un correspondant et un vis-à-vis pour ainsi dire. Le génie n’a-t-il pas, au contraire, sa nature solitaire et isolée ? Plutarque n’a-t-il pas fondé les rapprochemens, les parallèles, — le mot est resté, entre les grands hommes ; exercice fatigant de l’école et prétentieux triomphe du bel esprit, qui a fait comparer mille fois Horace à Virgile, Corneille à Racine, Rousseau à Voltaire, etc. ? Et l’histoire, qui est singulièrement indocile aux rapprochemens, ne lui fournissant pas à point nommé un grand homme romain qui pût faire le pendant d’un grand homme grec, et réciproquement, pour éviter que ses héros ne se trouvassent dépareillés, n’a-t-il pas été souvent réduit à de fâcheuses extrémités ? Passe pour Thésée et Romulus, Alexandre et César ; mais quel rapport peut-on trouver entre Périclès et Fabius Maximus, entre Marius et Pyrrhus ? Et n’est-ce pas se moquer que de comparer Cinna à Lucullus, parce que Cinna se changea de mal en bien, et Lucullus au contraire ?

Je sais qu’on a signalé un autre motif à ces rapprochemens de Plutarque, le désir d’élever les Grecs au-dessus des Romains, sentiment qui perce avec une injustice pardonnable, mais manifeste, dans l’écrit de Plutarque sur la Fortune des Romains. Mais, quoiqu’il en soit, il n’en reste pas moins établi que Plutarque est un rhéteur, et que ses deux ouvrages, les Œuvres morales dans leur ensemble, les Vies des Hommes illustres dans leur disposition, portent le cachet de la profession de l’auteur.

Or, qu’y a-t-il de moins naïf en soi qu’un rhéteur ? Comment concilier ce titre avec la réputation de simplicité, de candeur, qu’on a faite à Plutarque ? Faut-il donc l’attribuer tout entière à une contre-façon d’Amyot ? Faut-il renoncer absolument à dire le bon Plutarque ? Non, ce serait aller trop loin. Plutarque était rhéteur de son état, mais candide et simple de sa nature. Il avait à la fois un bel esprit et un bon cœur. Le désir de briller par les artifices du langage n’exclut pas la bonhomie dans les habitudes et la simplicité du caractère. M. Villemain nous a montré avec beaucoup de justesse Plutarque vivant dans une petite ville de Béotie, en dévot païen, se faisant initier aux mystères, remplissant les fonctions sacerdotales, curieux des antiquités et des traditions : il y avait de cet homme-là sous le rhéteur, et il ne faut pas l’oublier ; car, si le rhéteur écrivait, l’autre Plutarque dictait souvent.

C’était celui-ci qui se plaisait aux détails familiers, aux historiettes naïves et parfois puériles, qui racontait les prodiges et y croyait, qui, par exemple, interrompait la sanglante biographie de Sylla pour nous apprendre « qu’il y eut trois corbeaux qui apportèrent leurs petits devant tout le monde, et les mangèrent, puis en emportèrent les reliques dans leur nid ; et comme les souris eussent rongé quelques joyaux d’or qui étaient en un temple, les secrétains, avec une ratoire, en prirent qui était pleine et fit cinq petits souriceaux dans la ratoire même, dont elle mangea les trois. »

Le Plutarque crédule, dévot, conteur, qui recueille les miracles, compulse les anecdotes et enregistre les bons mots, quelquefois assez insipides, de ses grands hommes, qui a écrit les apophtegmes et les questions grecques et romaines, ce Plutarque est de la même nature que le bon Amyot, et la traduction le représente avec son vrai caractère. Mais il n’en est pas de même de l’autre Plutarque, du bel esprit, du styliste, de celui qui, à travers ses périodes serrées avec effort et contournées avec art, poursuit un laborieux atticisme, de celui qui a, comme dit Amyot lui-même, un style plein, serré, philosophistorique. Ce Plutarque-là n’est pas à la portée d’Amyot ; quand il veut l’imiter, il se guinde et se fausse ; le laisser-aller, qui est le charme de son langage, disparaît pour faire place à des périodes embarrassées. Plutarque construit les siennes en écrivain exercé ; mais Amyot, qui veut en vain mettre sa phrase au pas de la phrase grecque, la suit d’un pas boiteux et traînant. Cette différence entre les deux styles est surtout remarquable dans les passages où Plutarque se livre à des considérations générales, lorsqu’il affecte de se montrer bel esprit et bien disant, et que le bon Amyot fait de son mieux pour paraître tel après lui.

Je citerai le commencement de la Vie de Démosthènes comme un modèle de style entortillé, de périodes enjambant les unes sur les autres, d’incises et de parenthèses multipliées à l’infini et enchevêtrées en tout sens. Il faut qu’on voie comment écrivait parfois celui duquel Conrart, qui ce jour-là eût mieux fait peut-être de ne pas sortir de son silence prudent, disait que sa traduction contenait tous les plus beaux jours de la langue française. Je n’ai point d’inimitié personnelle contre Amyot, je le déclare ; mais je ne puis me défendre de sentir un peu vivement l’injustice d’une popularité de renommée qui a tenu dans l’ombre cinq ou six écrivains du XVIe siècle bien supérieurs à lui, et qui a commencé au temps de Conrart, quand on s’est mis à oublier et à ignorer ce grand siècle, comme s’il n’eût jamais existé.

Voici une période qu’on lit au début de la Vie de Démosthènes. Elle remplit tout juste une demi-page :

« … Il est bien vrai que celui qui a entrepris de composer quelque œuvre et d’escrire quelque histoire en laquelle doivent entrer plusieurs choses non familières en son pays, et qu’on ne trouve pas toujours partout à la main, mais étrangères pour la plupart, dispersées çà et là, et qu’il faut recueillir de la lecture de plusieurs divers lieux (sic) et de plusieurs auteurs, à la vérité il faut que premièrement et devant toutes choses il soit demeurant en une grosse et noble cité, pleine de peuple et de grand nombre d’hommes aimant les choses belles et honnestes, afin qu’il aie abondance de toutes sortes de livres, et qu’en cherchant çà et là, et entendant dire de vive voix beaucoup de choses que les autres historiens auront à l’aventure omis d’escrire, et qui seront de tant plus croyables qu’elles seront encore demeurées en la mémoire des hommes vivants, il puisse rendre son œuvre de tout poinct accomplie et non défectueuse de plusieurs choses y nécessaires. »

Se peut-il rien imaginer de plus entortillé, de plus mal articulé, qu’une telle période ? Le traducteur n’a pas à sa disposition une instrument capable de lutter contre la langue grecque, et il n’est pas assez habile pour se tirer d’affaire par des équivalens. Il veut laisser chaque mot, chaque incise à sa place, et il en résulte pour lui encombrement de mots parfois véritablement effrayant. Au lieu de ces deux mots οὐ προχείρων, Amyot n’en emploie pas moins de onze qu’on ne trouve pas toujours partout à la main. Un peu plus loin, il rend les deux mots νοσφισαμένων et ἀμελησάντων par deux lignes : « Ils lui dérobèrent une partie de son bien et lui laissèrent aller à mal l’autre en faute d’en avoir tel soin qu’ils devoyent. »

Amyot est encore infidèle à Plutarque par un autre endroit ; il manque fréquemment de noblesse. Plutarque est souvent familier, mais il n’est jamais bas. Le ton de son récit est simple, mais soutenu. Il n’a rien écrit, par exemple, qui ressemble à ces expressions de son traducteur dans la vie d’Antoine, Cléopâtre allait battre le pavé avec lui, et à celle-ci, dans la vie d’Aristide : « Jupiter-Sauveur s’approcha de lui en songe, et lui demanda ce que les Grecs avoyent proposé de frire. »

Enfin, un dernier défaut d’Amyot, c’est d’intercaler dans le texte des explications de sa façon, de véritables scholies, qui ne sont pas toujours heureuses. Même quand elles ne contiennent pas d’inexactitude, ces interprétations allanguissent la narration, déjà trop chargée d’incidences. Il semble lire la version d’un écolier qui a transporté dans son français les définitions trouvées dans son dictionnaire. La manière d’Amyot ne se montre guère à son avantage que dans les anecdotes, et surtout dans celles qui ont une pointe de gaieté, comme la suivante :

« Il (Antoine) se mit quelquefois à pescher à la ligne, et voyant qu’il ne pouvoit rien prendre, si en estoit fort despit et marri à cause que Cléopatra estoit présente. Si commanda secrètement à quelques pescheurs quand il auroit jeté sa ligne qu’ils se plongeassent soudain en l’eau, et qu’ils allassent accrocher à son hameçon quelques poissons de ceux qu’ils auroient eu pêchés auparavant, et puis retira ainsi deux ou trois fois sa ligne avec prise. Cléopatra s’en aperçut incontinent, toutes fois elle fit semblant de n’en rien savoir, et de s’esmerveiller comme il peschoit si bien ; mais à part, elle conta tout à ses familiers, et leur dit que le lendemain ils se trouvassent sur l’eau pour voir l’ébatement. Ils y vindrent sur le port en grand nombre, et se mirent dedans des bateaux de pescheurs, et Antonius aussi lâcha sa ligne, et lors Cléopatra commanda à l’un de ses serviteurs qu’il se hastast de plonger devant ceux d’Antonius, et qu’il allast attacher à l’hameçon de sa ligne quelque vieux poisson salé comme ceux qu’on apporte du pays du Poul. Cela fait, Antonius, qui croyoit qu’il y eut un poisson pris, tira incontinent sa ligne, et alors comme l’on peut penser, tous les assistans se prirent bien fort à rire, et Cleopatra, en riant, lui dit : Laisse-nous, seigneur, à nous autres Égyptiens, habitans du Pharus et du Canobus, laisse-nous la ligne ; ce n’est pas ton métier. Ta chasse est de prendre et conquérir villes et cités, pays et royaumes. »

L’anecdote est charmante, le trait qui la termine plein de grace ; on pourrait, en le retournant, l’adresser à Amyot et lui dire : L’histoire des villes et des empires n’est pas de ton ressort ; mais tu excelles dans les petits récits.

Comme cet article est littéraire et non philologique, je me suis attaché à montrer comment Amyot dénaturait le caractère de son auteur. Je n’ai pas attiré l’attention du lecteur sur les nombreux passages où il en altère le sens. Bachet de Méziriac[3] a parfaitement relevé les omissions graves, les additions superflues ou erronées, les distinctions ridicules et les mauvaises liaisons qui fourmillent dans les traductions d’Amyot ; il lui a reproché de prendre de la prose pour des vers et des vers pour de la prose, d’ignorer les faits les plus connus de l’histoire et de la mythologie antique, et a cité des preuves foudroyantes de son ignorance dans presque toutes les branches des connaissances humaines. Tout cela importerait peu à la réputation d’Amyot comme prosateur ; il pourrait avoir fait les deux mille contre-sens que lui reproche Bachet de Méziriac et être un modèle de style. Il pourrait même avoir constamment altéré la physionomie de son auteur, comme Pope l’a fait pour Homère, et devoir à une belle infidèle plus que l’estime qui s’attache au traducteur, la gloire qui couronne l’écrivain. Mais les infidèles ont besoin d’être tout-à-fait belles pour se faire pardonner leur infidélité, et la traduction d’Amyot ne l’est ni complètement ni toujours. Elle a dû une part de sa popularité à l’injustice qui méconnaissait les grandes qualités de la prose française du XVIe siècle. Amyot, un peu par hasard, un peu grace aux mérites de Plutarque, avait échappé presque seul à cette injustice[4]. Ce n’est pas toujours le meilleur soldat qui se sauve d’une déroute, et le meilleur matelot qu’épargne le naufrage. Quand le XVIe siècle aura repris définitivement sa place de grand aïeul au foyer de la muse nationale, dans la salle des ancêtres de notre littérature, Amyot, entouré de plusieurs contemporains bien supérieurs à lui, perdra cette gloire dont le monopole était un peu usurpé, et qu’une partialité que la comparaison n’éclairait pas assez lui accordait par exception ; mais il lui restera, dans le second rang des prosateurs du XVIe siècle, une place honorable.

Si enfin, séduit par l’imitation de ces parallèles artificiels dans lesquels se complaisait Plutarque, on se laissait aller à établir un parallèle de ce genre entre Plutarque et son traducteur, on trouverait entre eux des rapports réels, et aussi quelques-uns de ces rapports fortuits que ne repoussait pas le rhéteur de Chéronée.

Tous deux eurent une belle ame et aimèrent la vertu, tous deux aussi aimèrent l’antiquité. Plutarque était né dans un siècle où l’on en conservait le souvenir qui commençait à vieillir. Amyot vint à une époque où l’on était occupé à en retrouver et à en rassembler les débris. Chez l’un comme chez l’autre, il y a l’amour, le culte, la révérence du passé. Tous deux vécurent dans des temps fort tristes, et dont les calamités n’altérèrent pas la tranquillité de leur vie. Le premier ne souffrit pas plus des crimes de Domitien, que le second des fureurs de la Saint-Barthélemy. Tous deux passèrent un certain temps à Rome, l’un occupé à étudier la langue et la littérature latines, l’autre à y chercher un nouveau manuscrit de l’auteur grec de Théagène et Chariclée. Enfin tous deux appartinrent au sacerdoce ; car, si le Français fut évêque d’Auxerre, le Béotien fut prêtre d’Apollon ; et pour terminer ce parallèle par un contraste, ce qui est encore une imitation, Plutarque fut, dit-on, l’instituteur de Trajan, et Amyot fut le précepteur de Charles IX.


Jean-Jacques Ampère.
  1. Bayle dit vers 1558. Ce fut quatre ans plus tôt. Charles IX naquit le 27 juin 1550, et Amyot, dans la dédicace de la traduction des Œuvres morales de Plutarque, dit au roi : « J’ai été attaché à votre éducation quand vous aviez l’âge de quatre ans. »
  2. Amyot fut précepteur du jeune Charles et du jeune Henri, et non de François, leur aîné.
  3. Voyez un discours lu à l’Académie par Bachet de Méziriac, en 1635, Menagiana, tom. III, pag. 524 et suiv.
  4. Montaigne donne de grandes louanges à Amyot ; mais c’est surtout pour avoir choisi Plutarque, le livre de l’antiquité que goûtait le plus et que cite le plus souvent Montaigne.