Amica America/Déjà l’on voit…

Éditions Émile-Paul Frères (p. 39-54).


DÉJÀ L’ON VOIT…



Puis les femmes…

D’abord les aïeules, les seules que la guerre n’étonne ou n’agite point, car elles l’ont vue. Elles n’ont eu qu’à rendre journalière leur réunion décennale des infirmières de la Sécession, et les voilà prêtes. Elles disent adieu aux écoliers comme s’ils allaient partir aussitôt, car, en 1862, sept cent mille soldats nordistes avaient moins de dix-sept ans, et leur seul tourment est de ne pas connaître la largeur de chaque couleur du drapeau français, dont elles

croient les bandes inégales. Je suis donc venu rassurer mes hôtesses de voilà dix ans, les trois misses Potter, les deux maintenant, car la seconde, à soixante-huit ans, est morte, et l’aînée et la cadette, attirées l’une vers l’autre par je ne sais quel vide, se bousculent depuis et se heurtent sans cesse. J’ai retrouvé, comme Ulysse, le petit chien, mais bien portant ; ce n’est pas moi qu’il attendait. Elles m’ont conté le détail de tout ce qui leur était arrivé en ces dix années, de tout ce qui arrive aux femmes : la visite de ce Mr. Howe, d’Annapolis, avec lequel jadis j’avais pris chez elles le thé ; et elles avaient vu deux fois Miss Robinson, qui m’apprenait en anglais les mots exprimant la patience, et aussi Mr. Klaks, qui m’apprenait l’impatience, les jurons. Pas une minute elles ne songèrent à m’interroger, et d’ailleurs je n’avais fait que ce que font les hommes : le tour du monde, la guerre ; je m’étais hissé sur le faîte de la vie ; j’avais aimé la femme d’Europe la plus dangereuse, j’avais manqué la tuer ; une fois aussi, de l’autobus, sur la place du Théâtre-Français, faisant sous la pluie la queue pour Primerose, j’avais aperçu Mr. Klaks. Puis toutes deux m’accompagnèrent chez Miss Longfellow, toutes blanches, en robe de soie blanche achetée après la victoire de Richmond, avec des yeux bleus, et l’idée s’imposait qu’au cinématographe les faisceaux de leur image seraient blancs de neige, à parts deux fils tout noirs pour leurs iris. Puis je trouvai des prétextes pour faire prononcer le nom de son père et le mot « Poésie » à Miss Longfellow, assise au-dessous de son buste de jeune fille, le buste au-dessous de son portrait d’enfant, et qui venait par cascades à nous du temps victorien, comme dans un poème, par trois métaphores, l’inoffensive idée de la vie d’un Poète.

Ensuite les mères… Soudain, en pleine rue, elles aperçoivent les officiers français qui viennent droit sur elles, elles tressaillent. Nous nous écartons, mais notre première image, partie de nous si brusquement, ne les évite pas, et les traverse. Elles n’osent nous suivre, elles n’osent se retourner, elles s’arrêtent, toutes droites, et chacune, sans pensée, est seulement une seconde sa propre statue. Mais le lendemain, nous rencontrant dans un wagon, elles s’enhardissent ; elles viennent s’asseoir près de nous ; elles ont pensé depuis la veille à l’étoffe de notre uniforme qu’elles tâtent, pour savoir de quoi s’habillent leurs fils en France, à nos boutons de métal, qu’elles soupèsent, pour être sûres qu’ils peuvent arrêter une balle tirée juste en leur centre. Elles disent :

— Mon fils est infirmier dans les Vosges. Il revient pour s’engager, que j’en suis heureuse !

— Mon fils est votre soldat au régiment de Harvard. Hier il a fait son testament, depuis il vit au hasard. Il est parti ce matin sans dire l’heure du souper.

— Mes deux fils partent demain pour le camp de Plattsburg. Mon mari, M. Cannon, l’ancien chapelain, nous répète : — Je veux donner à la France deux canons, l’un de cinq pieds sept pouces, l’autre de six pieds… Mon mari aime rire.

Mères imprudentes, qui envoyez vos fils à la guerre ! Mères avec des cabas ornés de fruits éclatants bourrés de coton exsangue. Mères avec de petits chapeaux roses à raies vertes et des écharpes pourpres. Mères auxquelles on fait remarquer que le médaillon du portrait du fils est ouvert, et qui le ferment avec la précipitation dont elles retiraient voilà dix ans l’enfant penché à la fenêtre. Je vous aide à descendre : je ramasse votre billet tombé ; je vous enlève, par cette seule prévenance, tout regret, tout regret de donner la vie de votre vie, l’âme de votre âme. Je vous prends votre valise : vous rayonnez d’espoir en Dieu.



J’ai revu Marie-Louise. Elle venait assister son frère pour le Class Day, jour où les quatre promotions de Harvard passent leur titre aux promotions cadettes. Dix ans depuis nos adieux ! Je suis allé sans joie à son hôtel, palace, mais bâti du moins sur le lieu même où s’élevait jadis sa petite pension. Ma journée jusque-là était mauvaise : j’avais déjeuné chez ceux dont le fils venait de mourir, et un accès de fièvre avait, devant moi, saisi leur fille unique ; j’avais goûté chez ceux qui s’étaient mariés après divorce, et, à mon sujet, ils avaient eu une brouille ; j’avais rencontré un couple condamné par le monde pour ses mensonges, réhabilité, et il m’avait menti. Mauvais jour pour toucher le présent ou le passé. À mesure d’ailleurs que j’approchais, ce que je voyais la veille encore coloré et intact dans mes souvenirs, se desséchait, s’évanouissait ; toute ma mémoire doutait d’être assez solide pour résister au moindre heurt vivant, et, fragile, dès qu’il eût frôlé l’hôtel d’aujourd’hui, le petit hôtel d’autrefois pour toujours disparut de mon cœur et de mes yeux.

Nous avons poussé un cri ; nous sommes restés confondus : tous deux nous avions rajeuni. Elle prit ma main, m’approcha de la fenêtre, m’en retira, alluma le lustre au-dessus de ma tête comme si la lumière artificielle devait plus sûrement décomposer cette apparence. Mais c’était bien notre jeunesse. Elle était notre récompense de n’avoir jamais prononcé un de ces mots, fait un de ces gestes qui donnent l’âge. Nous étions plus libres, chacun avait trouvé son vrai costume et sa vraie forme, sa fortune ; nous étions plus forts ; devant elle, devant moi, comme voilà dix ans, chacun des monuments de Boston à la même distance, et la vie entière avec toutes ses cimes. Nous nous parlions, nous nous interrogions hypocritement pour voir duquel le premier jaillirait le goût ou le parfum de la vieillesse. En vain. Toutes les douleurs, toutes les joies que nous avions connues depuis mon départ étaient comprimées entre deux jeunesses égales… Mais c’est du Class Day que je dois vous parler, et non de Marie-Louise.

Son frère nous attendait dans la pelouse d’honneur où trois bassins de bois avaient été dressés, reliés par des tuyaux à mille fontaines, et, puisque c’était de jour, on obtenait par l’eau tous les dessins que chez nous, la nuit du 14 juillet, le gaz et le feu ont dû tracer. Toute la nuit les étudiants étaient rentrés de leurs banquets, par deux, le plus grand portant dans ses bras un petit ; il n’était plus resté au matin que ceux dont la taille est moyenne, et l’aurore s’était levée sur des étudiants semblables. Dans les dormitories interdits aux femmes le reste de l’année, les cousines entraient en riant, et, dans le bureau, sans hésiter, se dirigeaient droit sur leur portrait pris dans la glace, prétendant qu’elles se coiffaient, mais regardant avec tendresse cet autre reflet vieux d’un an. Sur les pelouses, les écureuils qui se laissent tomber sur le passant, des branches, tombaient sur des jeunes filles décolletées, frissonnant, ne comprenant pas ces épaules nues. La procession défilait, chaque Année avec sa musique, devant chaque bâtiment faisant halte et poussant trois vivats en son honneur, criant son nom ; et une fenêtre s’ouvrait, et la dactylographe la plus digne de l’habiter, celle qui travaillait les jours même des fêtes, apparaissait et saluait. Les refrains de l’Université étaient des airs empruntés jadis à des hymnes célèbres, à la Marseillaise, au God save the King, à Schumann, au temps où l’on ne pensait pas qu’Harvard dût devenir aussi célèbre et la fraude connue. Premier Class Day de la guerre, où sous leur robe noire les promotions nouvelles avaient leur uniforme et nous saluaient militairement, oubliant qu’il était caché. Les Années des pères, au détour d’une allée, se trouvaient parfois, marchant en sens inverse, à la hauteur des fils eux-mêmes. Les jeunes par exception ouvraient le défilé, car cette année ce n’était plus vers la vieillesse, vers la mort, non certes, c’était vers la guerre qu’on allait. Le poète de la promotion guidait la foule vers le stade ; des agents tenaient devant lui la route libre : pour la première fois de sa vie il pouvait marcher dehors sans lorgnon, il voyait le monde tel qu’il est, gris d’argent avec son ourlet d’or, ses becs électriques en diamant, avec des petits tas de rouge, de vert, de bleu, qui étaient les petites filles et il les évitait soigneusement comme si elles étaient les couleurs mêmes.

Nous arrivions au stade. Assis sur le gazon, nous faisions face aux dix mille femmes rangées sur les gradins ; dans les travées du centre les plus âgées, les mères, en noir, aux oreilles déjà moins sûres, et qui se tournaient toutes de profil d’un même mouvement aux passages pathétiques pour mieux entendre ; de chaque côté, de face, s’écartant à leur guise, les sœurs et les cousines, en robes claires où éclatait une robe rouge ; elles se levaient aux noms propres, au nom d’Eliot, au nom de Lowell, hésitant et frémissant — sont-ce des noms propres ? — au mot de Guerre, au mot de Mort, et nous voyions alors se tendre, cloué au stade par les robes rouges, un immense oiseau avec ses ailes. Puis un coup de vent releva sur la piste toutes les robes des étudiants ; on aperçut les uniformes si bien coupés, si propres, on comprit, palpitant et tout neuf, le symbole. Des jeunes filles aussi furent prises ; on vit de fines jambes avec des bas transparents ; on ne vit pas de genouillères et de cuissards d’argent, de molletières d’acier ; et les femmes, pour la première fois en Amérique, se sentirent faibles et sans défense.



Muriel Patham, la danseuse, habite le même hôtel que Marie-Louise. Vous savez le scandale d’où elle est sortie célèbre. Le professeur Apponyi, qui revenait d’Écosse et présidait à Saint-Louis la réunion d’enrôlement, n’a pu supporter voir des jeunes femmes à costume léger envahir en intermède l’estrade des conférenciers. Il s’est enfui, refusant de prononcer son discours sur l’effort de la guerre. Une des danseuses parvint à le toucher, et c’est Muriel Patham.

Muriel me présente à sa mère, une des rares Minnésotaises qui sachent que la statue de la Liberté fut donnée par la France, car elle s’est assise dans la tête à Paris même, durant notre Exposition. Puis elle me conte son aventure. Vous aimez, je crois, à savoir comment parlent les Américaines, avec leur petite bouche rouge, comment elles écoutent, avec leurs oreilles roses, avec leurs énormes perles. Muriel, qui a gardé son sourire du jour le plus cruel de sa vie, son regard du jour le plus inoffensif, parle aussi avec sa bouche d’enfant, mais la lèvre d’en haut bouge à peine ; et elle dut renoncer, au cinéma, à jouer le rôle de la jeune fille qui épèle, à la fin de chaque épisode, et fait deviner un mot. Le public imbécile ne comprenait pas et poussait, avec le menton, par dérision, des cris confus.

— Je suis parvenue, dit-elle, à trente centimètres au plus du professeur Apponyi. J’étais sans maillot dans un pyjama aux jambes réunies par un ruban et ne pouvais courir. D’ailleurs, dès que j’eus étendu le bras vers lui, un frisson me saisit, et de ce jour, froide que j’étais, j’ai compris l’esprit de la guerre.

— Que comprenez-vous ?

Muriel attend, pour vous répondre, que votre parole, arrivée à la conque de son oreille, en suive sans hâte les volutes, pénètre, fasse jouer un petit os qui tape, au bout d’une minute, sur un tympan. Alors, elle entend un bruit épouvantable, elle tressaille :

— Ce que je comprends ?

— Ce que vous éprouvez ?

— J’éprouve d’abord que je suis lasse, mais inquiète. J’éprouve que la nuit je rêve sans cesse de gens bizarres, qui n’ont qu’un œil, qui brandissent des massues. Je me suis renseignée. On m’a dit que je rêvais de Cyclopes. Depuis l’aventure aussi j’ai perdu cette qualité qui encourageait à me photographier dans les ténèbres. Je sens toute phosphorescence en moi disparaître. On a tiré hier de mon corps un portrait à minuit, on ne voit plus rien.

— Mais la guerre ?

Muriel s’arrondit sur son divan, avançant le front, comme si elle voulait aussi tenir dans une tête, mais non sans regarder par les deux orbites vides, — dans une tête moins grande que celle de la Liberté, celle de l’Intelligence sans doute ; et l’on voit ses belles jambes, et une fois même ses genoux, — qui ont en anglais un nom différent pour les femmes et pour les hommes, ce qui les rend si bizarres, si précieux.

— La guerre ? je la vois, par accès. Ou plutôt j’ai des visions, que je crois la guerre, mais je ne dispose pas toujours près de moi d’un soldat pour me dire ce qui en elles est de la guerre et ce qui n’en est pas. Promettez-moi de parler franchement. Donnez-moi votre main…

Elle baisse, lourdes et plus chères dans ce pays, car elles ont un nom différent pour les femmes et les jeunes filles, ses paupières.

— Je rêve que l’on verse sur moi de petits cartons roses, verts. Ce sont les fiches des soldats américains morts dans les ambulances, remplies avec une écriture hâtive ou une belle ronde, selon qu’ils sont morts de jour, l’ambulance débordant, ou la nuit, quand les secrétaires sont moins pressés… J’entends des cris ; je vois un blessé dans une voiture qui s’emballe, et le brancard glisse peu à peu vers l’arrière… Je rêve que j’entends sans relâche, chaque seconde, à l’étage au-dessous du mien, appliquer avec bruit un tampon sur une table, et je me plains au gérant, et l’on me dit que c’est l’employé chargé d’ajouter aux feuilles d’état-civil la mention : « Mort pour l’Amérique. » Tout cela est simple, n’est-ce pas, c’est la guerre ! Mais écoutez, qui est moins clair.

J’ai retiré ma main à cette liseuse de pensée, j’ai deviné sa ruse, elle sent qu’elle ne pourra plus rien avoir de moi, elle arrache juste de ma mémoire un dernier tableau, puis après se trompe.

— Je vois, près d’une ferme, un chien tué. Il est noir et frisé, il a un collier. Entre deux obus, le fermier sort et reprend le collier pour le chien d’après la guerre… Je vois le jardin public de Boston, avec tous ces ouvriers parsemés à l’ombre et dormant qui se couvrent soudain d’uniformes et de boue. Ainsi est le champ de bataille, n’est-ce-pas, mais naturellement avec des morts aussi au soleil ? Puis je vois à l’horizon mille pioches, mille pics sortant de terre, qui creusent, tous levés, tous baissés en cadence sur l’horizon. Ce sont les tranchées, dites ? C’est encore la guerre ?

— C’est bien elle.

— Comme je suis heureuse ! Ma mère prétend que ce tableau c’était la paix, l’agriculture… Que vois-je encore ? Je vois la première armée américaine chargeant, chaque compagnie prenant la forme d’une lettre, un nom immense en marche, dont quelques pauvres voyelles sous les obus éclatent, et qui devient un mot avec seulement des consonnes, tel qu’en prononcent les mourants.

— Taisez-vous, Muriel, dit la mère. Je vous en prie, renoncez à vos folies. Depuis l’aventure de Saint-Louis, lieutenant, elle veut être un homme. Je vous dis contre cela, Muriel, qu’il n’est pas une minute, depuis votre naissance, où je puisse vous imaginer en petit garçon. Dois-je tout conter à notre hôte ?

Muriel hésite. Sa mère lui prépare le thé avec mille raffinements, et n’oublie rien, muffins, tartines, toasts, de ce qui peut retarder une décision aussi funeste. Elle remplit la tasse. Horreur ! c’est du thé de Ceylan ! Elle regarde avec angoisse Muriel, attristée, qui heureusement n’a rien vu, dont la gorge ne s’affaisse point, dont les jambes tendrement s’allongent, qui respire sur elle-même des roses. Il suffirait à ce moment d’un rien pour la ramener dans son sexe, d’un nom de femme brusquement appelé, — de même que nous les hommes, on nous ramène au désir d’être homme en criant dans les foires à nos oreilles : Polyclète ! Phébus ! Phidias ! — il suffirait de son nom peut-être. Déjà ses cils s’agitent, ses deux myriades de cils, qui ont là-bas pour les brunes et les blondes…

Mais des fanfares éclatent, nous nous précipitons au balcon.



C’était encore aux premières semaines de la guerre, où l’Amérique ignorante du combat, comme Hercule au Stade faisant du Sandow, chaque jour exécutait dans la rue de grands gestes précis, déroulant des parades où l’on portait un immense drapeau tendu sur des têtes (quelques-unes, les asthmatiques, émergeaient par des trous), où les figurants formaient de gigantesques lettres, comme si la guerre était déclarée aussi à un astre, qu’il devenait loyal d’avertir par des signaux. Aujourd’hui, réclame pour le premier emprunt, voilà justement le cortège des femmes qui voudraient être des hommes. Elles sont divisées en compagnies, chacune sous un étendard que je ne peux lire de si loin, Muriel me l’explique :

Parce que l’on nous dédaigne !

Celles que l’on dédaigne sont toutes jeunes ou toutes vieilles. Un gros homme sans orgueil, mari d’une dédaignée, porte la bannière. Les spectateurs s’étonnent de voir dans le groupe Emily Battenson, l’actrice qu’un souverain a follement aimée, et apprennent ainsi que l’amour le plus fou des hommes, même des empereurs, est un dédain.

Parce que nous sommes irritées d’être jolies !

Toutes sont jolies, élégantes ; toutes agitées par le doux démon de la transparence et des beautés. Celles qui sont plus belles à cheval ont eu le droit d’amener leurs chevaux. Toutes sérieuses, à part l’une qui sourit, amoureuse d’elle-même, qui voudrait être homme, mais femme aussi, mais être double. La dernière, une grande fille plus irritée que les autres, qui lance des regards acharnés, la plus belle.

Mais soudain d’un seul geste, d’un geste égal, comme si le même mort passait devant chacun d’eux, les cent mille spectateurs se découvrent à la fois.

Parce que nous voudrions venger le Lusitania.

Les musiques cessent de jouer. Du port, les sirènes crient sans relâche, celles seulement des bateaux qui font le service d’Europe, des bateaux qui peuvent être coulés. Des milliers de femmes avec une petite fille à la main, parmi lesquelles — on frissonnait devant chaque petit visage triste ou énergique — étaient deux fillettes naufragées et orphelines. Vague venue du port, de la mer même, et qui bientôt engloutit tous les autres détachements de la parade. Aux spectateurs innombrables penchés des étages comme du pont d’un navire, les mères dans le défilé tendaient des enfants. Naufragées qui portaient toutes — de quoi donc sauve-t-elle ? — une cocarde française. Danseuses de Caliban prises dans le flux, en tunique blanche, en robe de soirée, comme des passagères surprises à minuit par la torpille… Traînards, femmes déjà fatiguées, celles qui auraient sombré avec leurs fillettes les premières… Celles qui depuis dix minutes seraient englouties, invisibles…

Puis, après un vide que trois petits juifs traversent en courant mais avec assurance, comme leur nation traversa la Mer Rouge, par lignes de seize, l’arme sur l’épaule, au pas de parade, des êtres silencieux, deux fois plus larges, deux fois plus hauts, qui agitaient leurs mains en cadence : des hommes… Voilà ce que l’on voit en Amérique.

Déjà l’on voit aussi, sur le perron des villas heureuses, une mère et une femme embrasser en pleurant un jeune homme qui rit. Il part, à la main cette valise plate qui sert pour les visites du dimanche, et qui contient pour la première fois au lieu d’un habit un uniforme ; il se retourne, il ne voit plus que l’une, car la seconde, de peine, est rentrée ; il a pour celle qui disparut, s’il l’aimait un peu moins que l’autre, un immense amour. Il me rencontre, il me regarde. Il ne sait pas qu’en France nous reconnaissons maintenant le visage de ceux qui doivent mourir ; qu’ils ont des yeux francs et timides, au menton cette fossette, qu’ils sont graves et qu’ils sourient, qu’on les force à monter les premiers dans les tramways, ami qui ne reviendra pas…